Art et engagement, par Santiago Alvarez

par Santiago Alvarez

Texte fon­da­teur écrit en 1968 par le cinéaste cubain San­tia­go Alva­rez publié dans la revue El Mun­do, 1968, revis­ta Tri­con­ti­nen­tal, La Haba­na, Cuba. Puis repris dans une édi­tion mexi­caine regrou­pant les docu­ments des impor­tants du ciné­ma suda­mé­ri­cain : Hojas de cine, tes­ti­mo­nios y docu­men­tos del nue­vo cine lati­noa­me­ri­ca­no, volu­men 3, UAM, Fun­da­ción Mexi­ca­na de Cineas­tas, Méxi­co, 1988, p. 35 – 37.

Tra­duc­tion : Ron­nie Ramirez

Dans une réa­li­té si agi­tée comme la nôtre, celle du Tiers Monde, l’ar­tiste doit se faire violence

Un homme ou un enfant qui se meurt de faim ou de mala­die de nos jours, cela ne peut être un spec­tacle qui nous fait attendre que demain ou après-demain, la faim et la mala­die dis­pa­raissent par simple gra­vi­ta­tion. Dans ce cas, l’inertie est com­pli­ci­té, le confor­misme est de mèche avec le crime.

Il s’en­suit que l’an­goisse, le déses­poir, l’an­xié­té, soient des res­sorts inhé­rents à toute moti­va­tion de tout cinéaste du Tiers Monde. Les craintes que le carac­tère immé­diat, l’ur­gence, la dyna­mique d’un pro­ces­sus comme le nôtre et du monde en géné­ral lestent, blessent les pos­si­bi­li­tés de créa­tion de l’ar­tiste, craintes encore assez vastes, ils ne cessent pas d’être dans une cer­taine manière, de pré­ju­gés contre la pos­si­bi­li­té de créer des oeuvres d’art qui peuvent être consi­dé­rées comme des armes de combat.

Dans une réa­li­té si agi­tée comme la nôtre, celle du Tiers Monde, l’ar­tiste doit se faire vio­lence, doit être por­té avec luci­di­té vers une ten­sion créa­tive dans sa pro­fes­sion. Sans pré­con­cepts, ni pré­ju­gés qui pro­duisent une oeuvre artis­tique de moindre valeur ou infé­rieure, le cinéaste doit abor­der la réa­li­té avec hâte, avec anxié­té. Sans se pro­po­ser de “rabais­ser” l’art ni de faire de la péda­go­gie, l’ar­tiste doit com­mu­ni­quer et contri­buer au déve­lop­pe­ment cultu­rel de son peuple ; et sans ces­ser d’as­si­mi­ler les tech­niques modernes d’ex­pres­sion des pays hau­te­ment déve­lop­pés, il ne doit pas se lais­ser por­ter par les struc­tures men­tales des créa­teurs des socié­tés de consommation.

Il serait absurde de nous iso­ler des tech­niques d’ex­pres­sion étran­gères au Tiers Monde, de ses apports pré­cieux et indis­cu­tables au lan­gage ciné­ma­to­gra­phique, mais confondre l’as­si­mi­la­tion de tech­niques expres­sives avec des modes men­tales et tom­ber dans une imi­ta­tion super­fi­cielle de ces tech­niques, n’est pas sou­hai­table (et pas qu’au ciné­ma). Il faut par­tir des struc­tures qui condi­tionnent le sous-déve­lop­pe­ment et les par­ti­cu­la­ri­tés de chaque pays. Un artiste ne peut, ni doit oublier cela, lorsqu’il s’exprime.

La liber­té est néces­saire à toute acti­vi­té intel­lec­tuelle, mais l’exer­cice de la liber­té est en rela­tion directe avec le déve­lop­pe­ment d’une socié­té. Le sous-déve­lop­pe­ment, sous-pro­duit impé­ria­liste, noie la liber­té de l’être humain. Le pré­ju­gé, à son tour, est sous-pro­duit du sous-déve­lop­pe­ment ; le pré­ju­gé pro­li­fère dans l’i­gno­rance. Le pré­ju­gé est immo­ral, parce que les pré­ju­gés attaquent injus­te­ment l’être humain. Pour les mêmes rai­sons, la pas­si­vi­té, le confor­misme et la bulle intel­lec­tuelle sont immorales.

Arme et com­bat sont des mots qui font peur, mais, le pro­blème est plus dans se fondre dans la réa­li­té, au rythme de ses pul­sions… et d’a­gir (comme cinéaste). Ain­si on a moins peur des mots char­gés de conte­nus péjo­ra­tifs, avec les­quelles le créa­teur s’est sou­vent alié­né. Il faut récu­pé­rer des concepts de posi­tions face à la réa­li­té et l’art dégé­né­rée des défor­ma­tions bureau­cra­tiques. La crainte de tom­ber dans ce qui est apo­lo­gé­tique, lorsqu’on voit l’engagement du créa­teur, de son oeuvre, comme une arme de com­bat en oppo­si­tion à l’es­prit cri­tique consub­stan­tiel avec la nature de l’ar­tiste, est seule­ment une crainte irréelle et par­fois per­ni­cieuse. La cri­tique à l’intérieur de la Révo­lu­tion et la cri­tique à l’en­ne­mi, sont toutes les deux des armes de com­bat pour nous, puis­qu’en défi­ni­tive elles ne sont que des varié­tés d’armes de com­bat. Ces­ser de com­battre le bureau­cra­tisme dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire est tout aus­si néga­tif que ces­ser de com­battre l’en­ne­mi par des pho­bies phi­lo­so­phiques paralysantes.

Je ne crois pas dans le ciné­ma pré­con­çu. Je ne crois pas dans le ciné­ma pour la pos­té­ri­té. La nature sociale du ciné­ma exige une plus grande res­pon­sa­bi­li­té du cinéaste. Cette urgence du Tiers Monde, cette impa­tience créa­tive chez l’ar­tiste pro­dui­ra l’art de cette époque, l’art de la vie de deux tiers de la popu­la­tion mon­diale. Dans le Tiers Monde, il n’y a pas de grandes zones pour les élites intel­lec­tuelles, ni des niveaux inter­mé­diaires qui faci­litent la com­mu­ni­ca­tion du créa­teur avec le peuple. Il faut tenir compte de la réa­li­té avec laquelle on tra­vaille. La res­pon­sa­bi­li­té de l’in­tel­lec­tuel du Tiers Monde est dif­fé­rente à celle de l’in­tel­lec­tuel du monde déve­lop­pé. Si on ne com­prend pas cette réa­li­té, on est en dehors, on est un intel­lec­tuel en par­tie. Pour nous, cepen­dant, Cha­plin est un objec­tif, parce que son oeuvre est plein de talent et d’audace a tou­ché de l’a­nal­pha­bète au plus culti­vé, du pro­lé­taire comme au paysan.