Comparer Edison à Lumière, revient donc à comprendre la différence fondatrice entre télé commerciale et télévision publique
Tous les jours les bras de Vive embrassent l´Amérique, cherchent le corps qui dévale de partout du haut des cordillères, avec son haleine froide, et qui fait de nous un grand, un seul barrio qui ne cesse de grandir á mesure qu´on en découvre les habitants et qu´on se raconte fébrilement les vies que nous ne pouvions jamais nous dire. Ce soir, dimanche 27 août, il s’agit de travailleurs ruraux, de bûcherons, de syndicalistes du bois d’un coin perdu du Paraguay et qui nous parlent par le “Noticiero del Sur” de leur exploitation, des outils qu´ils doivent eux-mêmes acheter sous peine de ne pas avoir le boulot. Un coup de fil donné depuis nos studios de Caracas nous renseigne sur la lutte pour la réforme agraire au Paraguay.
Ce matin Vive a diffusé un reportage sur l’atelier demandé par le collectif Tele Cimarrón. C’est le “Curso de Cine” numéro 67. Des mains de descendants d´esclaves qui habitent la côte caraïbe de l’Etat de Miranda (villages de Guayabal et Chuspa) apprennent à manier la caméra et le montage sur ordinateur pour raconter le travail des pêcheurs. Pour une des femmes, c´est la première sortie en barque. Elle a lutté contre la nausée jusqu’à la fin de la traversée pour filmer les gestes de ses voisins. Cette communauté afro-américaine forme ainsi les futurs ECPAI (équipes communautaires de production audiovisuelle) qui alimenteront sa télévision associative. Nous diffusons ses premiers reportages dans “De pueblo a pueblo”, espace quotidien de la télévision associative sur Vive.
Au début de l’émission, on voit les participants balayer les feuilles d´une cour du village, jucher le téléviseur sur une table, former un demi-cercle de chaises. Un de nos professeurs, l’argentin Damian Parisotto, leur montre les deux images que nous a copiées il y a dix ans un des pères spirituels de notre école, Thierry Odeyn, professeur de documentaire á l’INSAS (école de cinéma d’État, Bruxelles). Ces deux images du début du cinéma se sont évadées de la salle 16 mm où il a tenté de réveiller quelques générations de réalisateurs, et ont débouché de l’autre côté de l’Atlantique. Nous demandons aux participant(e)s de les comparer. Dans tous les quartiers, les coopératives, les villages du Venezuela où Vive organise ces cours, cet exercice fonctionne à merveille.
La première image, filmée par Edison en 1894, montre des numéros forains inspirés du far-west. L’autre montre l’entrée en gare du train filmée par Lumière en 1895. En comparant ces deux visions du monde, on discute d´abord de ce qui les différencie techniquement. Le cirque d´Edison est une image plate, centrée, mise en scène en studio, répétitive, sans contexte, sans travail du temps. Le train de Lumière, lui, n´est pas filmé par une caméra frontale, mais de trois quarts. Cette décision de changer d´angle — création d´un point de vue insiste Odeyn — est fondamentale. Edison ne fabrique que des “cartes postales” exotiques, colonialistes pour spectateur passif, celui qui glisse dès 1900 un nickel dans la machine à voir le monde — ancêtre de CNN. “¡ Así nació el cine gringo, claro !” (“bien-sûr, c´est ainsi qu´est né le cinéma nord-américain !”) s´exclame une femme ronde, lunettes rondes, boucles rondes, ventre rond qui participe à l’atelier. Par contre l’angle choisi par Lumière crée aussitôt un “avant” invisible, celui du train qui n´est pas encore entré dans notre champ de vision et un “après” — celui du voyage qui continuera sans nous. A nous, spectateurs enfin actifs, d’imaginer l´invisible. Et puis les gens sur le quai de Lumière vivent non pas une mise en scène, mais leur propre vie, de loin, de près, sur le quai réel d´une gare réelle, à des échelles de récit différentes.
Comparer Edison à Lumière, revient donc à comprendre la différence fondatrice entre télé commerciale et télévision publique, entre l’image comme consommation et l’image comme imagination, ou pour parler comme la révolution bolivarienne : entre “représentatif” et “participatif”. Le cours d´Odeyn, que certains voulaient remiser à l’INSAS, ressuscite au Venezuela comme outil d´un peuple libre, fatigué de déléguer son regard. S´agit-il pour autant d´une simple libération de l’oeil, d´un simple exercice de liberté ? Non. Rien à voir avec un projet de “vidéo de quartier” pour ONG. Rien de plus aveuglant que les sociétés où on voit tout, où le regard n´est plus qu´un reflet du soi. Ce n´est que lesté d’Histoire collective que le regard se libère.