Comment déjouer le piège de l’évidence

par André Gunthert

Source : l’image sociale

La sélec­tion de l’expression d’un por­trait en fonc­tion de l’angle de l’article, sou­riant s’il est appro­ba­teur, sou­cieux s’il est cri­tique, consti­tue le B.a.-ba de l’illustration politique.

nissen_homophobia2014.jpg

Mads Nis­sen, prix WPP 2015.

En février 2015, le World Press Pho­to décerne son pre­mier prix à une com­po­si­tion très gra­phique du danois Mads Nis­sen, consa­crée à l’homosexualité en Rus­sie. Alors que la palme est habi­tuel­le­ment réser­vée à la pho­to de guerre ou de catas­trophe, le choix déli­bé­ré­ment pro­vo­quant du jury fait réagir la pro­fes­sion. Plu­sieurs pho­to­jour­na­listes répu­tés cri­tiquent le sujet aus­si bien que le trai­te­ment, jugé trop esthé­tique. Après les accu­sa­tions de mani­pu­la­tion à l’encontre de l’italien Gio­van­ni Troi­lo, autre pho­to­graphe pri­mé par le WPP dans la caté­go­rie repor­tage, le patron du fes­ti­val Visa pour l’image annonce qu’il refuse d’exposer à Per­pi­gnan l’édition 2015 du prin­ci­pal prix photographique.

Le mes­sage de Jean-Fran­çois Leroy est clair. Fidèle au dogme répé­té par toutes les théo­ries de la pho­to, le fes­ti­val mani­feste avec force son atta­che­ment aux prin­cipes du docu­ment, qui exclut toute mise en scène. Asso­ciée au refus de la retouche, cette reven­di­ca­tion est sup­po­sée garan­tir le rôle tra­di­tion­nel de la pho­to dans la presse : celui de preuve de l’événement.

vietnam.jpg

Nick Ut, “Napalm Girl”, 1972, 1er prix World Press Pho­to 1973.

Trois ans plus tard, au fes­ti­val des Ren­contres d’Arles, Daniel Cohn-Ben­dit, invi­té à l’occasion du cin­quan­te­naire de mai 68, évoque de son côté le « pou­voir des images », comme celles de la guerre du Viet­nam, qui ont contri­bué à mobi­li­ser l’opinion publique amé­ri­caine. « La pho­to du petit Aylan Kur­di sur la plage de Bodrum, explique-t-il, a bou­le­ver­sé le monde. »

 

niluferdemir_original.jpg

Nilu­fer Demir, Bodrum, 2015.

Ces affir­ma­tions ren­voient à une autre fonc­tion de l’image. Celle d’incarner de manière emblé­ma­tique un récit col­lec­tif, un moment de l’histoire. La pho­to de la petite fille fuyant le napalm n’est pas l’image cir­cons­tan­cielle des effets d’un bom­bar­de­ment effec­tué par erreur, mais le sym­bole des vic­times d’une guerre absurde. Les cli­chés du petit Aylan ne sont pas seule­ment le docu­ment de la noyade d’un réfu­gié syrien, mais l’allégorie de la cruau­té de la poli­tique euro­péenne, qui n’accueille les migrants qu’au compte-goutte.

On peut appe­ler images nar­ra­tives ces pho­to­gra­phies, qui servent d’incarnation à un récit. De l’enfant juif du ghet­to de Var­so­vie au mani­fes­tant face aux chars de la place Tian’anmen, les plus célèbres de ces cli­chés sont consi­dé­rés comme des icônes du pho­to­jour­na­lisme. A la manière de la pein­ture d’histoire d’autrefois, ils pré­sentent l’avantage de livrer une syn­thèse lisible et frap­pante d’une situation.

Le suc­cès de ces pho­tos n’est que la par­tie émer­gée d’une réa­li­té cachée par les théo­ries pho­to­gra­phiques. Ce n’est pas pour leurs ver­tus docu­men­taires, mais bien pour leur effi­ca­ci­té nar­ra­tive que les images accom­pagnent le récit de l’information. Il y a de nom­breuses façons de racon­ter une his­toire avec des pho­to­gra­phies. Le plus sou­vent, les choix ico­no­gra­phiques ont pour fonc­tion d’apporter des infor­ma­tions de cadrage ou de contex­tua­li­sa­tion, à la façon d’un titre. La sélec­tion de l’expression d’un por­trait en fonc­tion de l’angle de l’article, sou­riant s’il est appro­ba­teur, sou­cieux s’il est cri­tique, consti­tue le B.a.-ba de l’illustration poli­tique. Une ico­no­gra­phie posi­tive influe sur la per­cep­tion de l’information : aux Etats-Unis, une étude com­pa­ra­tive décrit com­ment un cri­mi­nel blanc est mon­tré sou­riant avec des pho­tos de famille, alors qu’un cri­mi­nel noir sera pré­sen­té seule­ment par sa pho­to judi­ciaire, qui confirme d’avance sa culpabilité.

La pho­to­gra­phie conserve néan­moins une dif­fé­rence de taille avec le des­sin de presse. La cou­ver­ture du Time du 2 juillet pré­sen­tait une com­po­si­tion sur fond rouge d’une petite fille en pleurs face au pré­sident amé­ri­cain, avec la légende : « Bien­ve­nue en Amé­rique » – une pho­to de John Moore réa­li­sée à l’occasion d’une arres­ta­tion de migrants au Texas, deve­nue le sym­bole de la dénon­cia­tion de la poli­tique de sépa­ra­tion des enfants et de leurs parents.

undocumented_immigrants_children_migrant_john_moore_03.jpg

John Moore, arres­ta­tion de migrants, 12/06/2018 (© Get­ty Images).

Pro­blème : entre le moment où le Time éla­bore sa cou­ver­ture et la paru­tion du numé­ro, Trump renonce à cette mesure contro­ver­sée. Le Washing­ton Post véri­fie que la petite fille n’a pas quit­té sa mère, la polé­mique enfle, et les par­ti­sans du pré­sident amé­ri­cain dénoncent l’utilisation abu­sive d’une icône qua­li­fiée de « fake news ».

 

time_180702_trump_immigration.jpg

Time, 02/07/2018.

Alors même que la cou­ver­ture du Time est un mon­tage, l’écart entre l’information et le récit ruine la repré­sen­ta­ti­vi­té de la com­po­si­tion. Ce constat implique une leçon essen­tielle : la cré­di­bi­li­té docu­men­taire de la pho­to­gra­phie conti­nue d’agir même dans le cas d’un usage sym­bo­lique. Loin d’opposer docu­ment et nar­ra­tion, l’image d’enregistrement pro­pose l’articulation de ces deux dimen­sions contra­dic­toires. Tel est bien le sens de la plu­part de ses usages jour­na­lis­tiques, ou encore de l’imitation fic­tion­nelle pro­po­sée par l’illustration publi­ci­taire, qui se sert elle aus­si de la cau­tion docu­men­taire pour don­ner plus de réa­lisme à ses messages.

Nous vivons dans un monde pro­fon­dé­ment mar­qué par l’empreinte de la nar­ra­tion pho­to­gra­phique. Hybride, celle-ci s’appuie sur l’imaginaire du contrat docu­men­taire pour pro­po­ser un récit sup­po­sé authen­tique. Plu­tôt que la fal­si­fi­ca­tion de l’image, qui reste un phé­no­mène mar­gi­nal, c’est la jus­ti­fi­ca­tion de ce sché­ma par la théo­rie pho­to­gra­phique, par les auto­ri­tés et par l’usage, qui pose pro­blème. Car l’authenticité du docu­ment ne change rien au fait que toute nar­ra­tion est effec­tuée d’un cer­tain point de vue. S’assurer du res­pect du contrat docu­men­taire ne suf­fit donc pas à vali­der le mes­sage qui sera asso­cié à l’image. La cré­di­bi­li­té du récit pho­to­gra­phique est une for­mi­dable res­source nar­ra­tive. Res­ti­tuer sa part construite au mes­sage visuel est la meilleure façon de ne pas tom­ber dans le piège de ses mau­vais usages.
time-.jpg