Communiquer des savoirs, enseigner l’histoire, la géographie, les architectures de la pensée…
Télé-utopie : ROSSELLINI, RUIZ, GODARD, ROHMER ET LA “TÉLÉVISION D’AUTEUR”
Quand le regard du Néoréalisme se porta sur la « boîte à images » domestique, une idée étrange s’empara, pendant presque 20 ans (entre les années 1960 et les années 1980), d’une poignée de réalisateurs de cinéma : cet objet du quotidien, la télévision, pouvait réellement servir à communiquer. On retrouve à la télévision, au long de cette période, sur des trajectoires parallèles, Marker, Rohmer, Godard, Perrault, Fassbinder, Reitz, Loach, Ruiz.
Communiquer des savoirs, enseigner l’histoire, la géographie, les architectures de la pensée, montrer les époques révolues pour apprendre quelque chose sur l’actualité, réfléchir sur la littérature, la dramaturgie, l’art… telle était l’utopie. Et le cinéma, on l’espérait, contribuerait au projet, de même que l’État : le cinéma devait fournir son œil et son cœur, les caméras, les micros, et le montage, l’État devait régler la facture. Et les téléspectateurs (pas encore une masse homogénéisée par des décennies de domination cathodique) pourraient en sortir grandis. C’est Roberto Rossellini qui, à partir de 1963, professa cette idée de la télévision comme encyclopédie démocratique. Ses réalisations sur l’histoire (L’Âge du fer, La Lutte de l’homme pour sa survie, L’Âge de Cosme de Médicis), la philosophie (Socrate, Agustín, Descartes, Pascal), et la religion (Les Actes des Apôtres) constituent des centaines d’heures de palimpsestes télévisuels qui réinventent chaque fois la mise en scène, le montage, le traitement des archives.
L’exemple de Rossellini devait marquer plusieurs cinéastes. Godard, Rohmer et Ruiz, entre autres, voulurent faire, comme lui, une télévision didactique et pédagogique qui puisse changer le monde et remodeler la télévision elle-même. Rohmer est peut être celui qui partage le plus directement, avec Rossellini, une volonté didactique. Entre 1963 et 1970, il produira pour la télévision pédagogique française une vingtaine de programmes destinés à être utilisés en classe, portant pour la plupart sur des figures littéraires marquantes (Hugo, Mallarmé, Poe). Il réalise aussi quelques émissions régulières sur le cinéma et la politique et la série Ville nouvelle — sur l’architecture et l’urbanisme en France — pour l’INA. Ruiz, dans les années 1970, s’intéressera de près aux possibilités de la télévision. Il réalisera huit émissions et séries, fictions et documentaires, portant essentiellement sur l’histoire et la politique, et transgressant radicalement les formats et pratiques de la télévision, au point que plusieurs de ses projets ne furent jamais diffusés. Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville réaliseront pour l’INA Six fois deux puis France Tour Détour Deux Enfants, séries qui laissent entrevoir ce que pourrait être une télévision militante. France… brasse l’idée même de l’apprentissage du monde et de ses codes, en suivant deux jeunes enfants.
Ce tableau peut laisser nostalgique d’un âge d’or de la « télévision d’auteur », comme le disait joliment Ruiz. Il importe pourtant de souligner que ces productions étaient à l’époque l’exception plutôt que la règle. Elles restent toutefois comme les images d’un temps où les grandes institutions et chaînes osaient parfois se laisser surprendre. Vouloir changer la télévision n’était peut-être pas la moindre des utopies…
Entretien avec Karine Boulanger et Viva Paci
par Cyril Thomas, 30 mars 2008
Nous publions ici la version intégrale d’un entretien avec Karine Boulanger et Viva Paci, commissaires du cycle de films « télé-utopie : Rossellini, Rohmer, Godard, Ruiz » présenté à la Cinémathèque québécoise du 9 janvier au 8 mars 2008. L’entretien, réalisé (via courriel) avec Cyril Thomas, est paru, en version écourtée, dans l’excellente revue électronique française Poptronics.
Cyril Thomas : Pourriez vous me dire, comment est née l’idée d’un tel sujet de programmation sur ces films, « peu diffusés » ailleurs qu’à la Cinémathèque québécoise ?
Viva Paci : Du côté autobiographique, le fait est que je devais monter mon nouveau cours, à l’Université de Montréal, « Cinéma et télévision ». Il y avait un ensemble de voies qui étaient simples à parcourir et dont les films auraient été faciles à obtenir. J’aurais pu passer par la voie, consensuelle, qui veut qu’une certaine télévision aujourd’hui travaille sur la forme de manière encore plus radicale que le cinéma. Au delà du fait que ce consensus me semble bien souvent excessif, il est vrai que la production télévisuelle de séries de fiction offre aujourd’hui une qualité étonnante — du point de vue de l’invention narrative. Il suffit de penser aux séries de HBO, des classiques Sopranos à The Wire…
Une autre voie, qui au bout du compte aurait relevé plus de l’histoire du cinéma, aurait pu être celle des grandes séries télévisuelles que des cinéastes intéressants ont crée, de Twin Peaks à The Kingdom ; ou encore Heimat qui dans ses trois séries a traversé 20 ans de télévision et presque 100 ans d’histoire.
Alors voilà, la troisième facette du binôme cinéma-télévision était la moins fréquentée à l’université, et surtout de loin la moins connue par les étudiants, car les matériaux sont — entre autre — difficiles à trouver… C’était la voie qui réunissait des cinéastes qui, par des voies diverses, avaient approché la télévision pour essayer de la dompter (est-ce que vous saviez que l’un des noms qui circulaient à la fin du XIXe siècle pour nommer le dispositif des frères Lumière était domitor, le dompteur) : cet appareil qui entrait dans les maisons pouvait en vertu de la proximité, de l’intimité, de la relation continue avec ses spectateurs, offrir autre chose que les « trois mondes » que la télévision a voulu offrir, dans les discours et parfois dans les faits, depuis ses premiers temps, et que les études en communication identifient comme le « monde réel », le « monde fictif », le « monde ludique ».
La télé pouvait entrer dans les maisons et éduquer, enseigner à penser… Ainsi nous avons programmé des séries de Rossellini, Ruiz, Rohmer, Godard-Miéville qui, entre les années soixante et quatre-vingts ont investi des efforts en ce sens : l’histoire a voulu ensuite « étrangement » (connaissant le séries en question et l’âme de la télé, dans les faits, cela n’est pas si étrange…), que ces (é)missions trouvent avec les années une place plutôt dans les cinémathèques et dans les festivals, les programmes, dédiés aux cinéastes, que sur les postes de télé.
Karine Boulanger : Pour faire justice à nos collègues, il faut dire qu’une partie de ces films a circulé dans le circuit des musées et des cinémathèques, dont récemment au MOMA, à la Cinémathèque ontarienne, à la Cinémathèque française, au Centre George Pompidou, etc.
Je crois que l’intérêt de notre programmation est surtout son caractère un peu « transversal », puisqu’elle met côte à côte différents cinéastes, alors que ces productions sont le plus souvent montrées dans des intégrales ou des rétrospectives individuelles, où l’on choisi par souci d’exhaustivité d’inclure les productions télé.
CT : Est ce lié à la sortie en dvd de la série Berlin Alexanderplatz de Rainer Fassbinder ? Cette programmation ne répond-elle pas d’une certaine manière par les films, aux textes de Serge Daney et à ceux de Pierre Bourdieu sur la télévision ?
KB : Non, nous n’y avions pas pensé. Ceci dit le sujet est visiblement un peu dans l’air du temps, comme en témoignent notamment le programme sur Rossellini et la télévision aux États généraux du documentaire en 2006, et celui sur Godard à la télévision au Centre George Pompidou en juillet 2006. En plus des rééditions qui rendent cette production plus accessible…
VP : Pas de lien direct avec la sortie en DVD de Berlin…, par contre Fassbinder faisait partie des auteurs dont nous aurions aimé présenter des productions. Sa production télé aurait pu offrir une véritable encyclopédie sur le théâtre et la dramaturgie contemporaine. Mais comme on ne pouvait pas tout programmer ensemble, des morceaux choisis de l’œuvre monumentale de Fassbinder pourraient faire partie du sequel… Nous militons en effet pour notre nouvelle série « Télé-Utopie 2 » ! Avec Fassbinder, nous aimerions travailler sur un autre corpus très hétérogène, avec Ken Loach, Ken Russel, Pierre Perrault, et Chris Marker. En majuscules car — pour rester dans l’autobiographie — mon intérêt pour tout ça est né de L’héritage de la chouette, une série en 13 épisodes que Marker a réalisée en 1986.
Disons que notre programme est plus en dialogue avec les très beaux textes de Serge Daney qu’avec Sur la télévision de Bourdieu qui est plus intéressé au rôle de l’information télévisée, et traçant une continuité avec les médias écrits.
CT : Pouvez-vous nous expliquer les principales différences de contextes, de diffusions et de réceptions des films de Rossellini, Godard, Ruiz, Rohmer ? Peut-on qualifier ces films « d’hybrides » ?
KB : Je ne crois pas qu’on puisse qualifier ces productions d’hybrides, sauf peut être celles de Rossellini. Je crois que, chacun à leur manière, Rohmer, Ruiz et Godard ont fait un réel effort pour travailler sur les possibilités, les limites, et les stéréotypes de la télévision, pour proposer un (nouveau) format télé, et non pas proposer des productions qui puissent tout aussi bien être du cinéma.
Bien sûr ils « importent » du cinéma certaines préoccupations, et leur esthétique, mais ce qui frappe surtout c’est de les retrouver dans un contexte totalement différent. De voir, par exemple, comment Rohmer se sert de façon très cinéphile d’extraits de films d’Astruc ou de Godard pour livrer un document parfaitement didactique sur Poe. De le voir s’improviser présentateur télé et intervieweur dans Ville nouvelle, etc.
Il ne faut pas non plus exagérer le caractère différent ou provocateur de ces productions. S’il est très clair que Godard et Ruiz essayaient de briser les attentes et clichés de la télévision, toutes en les rendant visibles, Rohmer reste dans les paramètres du documentaire pédagogique, et de l’émission d’interview. Ce qui surprend chez Rohmer, c’est d’avantage le contenu, très pointu et documenté, que la forme.
Pour Rossellini, qui disait qu’il ne devrait y avoir aucune différence entre télévision et cinéma, qu’ils devaient se fondre parfaitement, la question me semble un peu différente. Certains de ses films pour la télévision ont été distribués en salles, comme La Prise de pouvoir par Louis XIV, et Agostino d’Hippone. Ce sont de merveilleux films historiques, ou l’apothéose du téléfilm… selon le point de vue qu’on adopte !
VP : Un détail à rajouter peut-être : nous montrons quand même ce qui constitue une fraction minime d’une production télévisuelle annuelle — quand par ailleurs certains d’entre les films qui nous intéressent n’ont même pas eu à la fin un passage télévisuel. La relation entre cinéma et télé était en effet radicalement utopique : des Auteurs de cinéma mettaient à profit leur pensé et leur habilité, et les télés d’État payaient la facture. Et ce, pour le seul bénéfice intellectuel — et par là social — des téléspectateurs… rien à vendre, rien à acheter : en effet cela ne pouvait pas durer…
CT : La télévision était-elle selon ces cinéastes un outil utopique ? Ou n’est ce pas plutôt la télévision en tant que structure administratif obéissant à d’autres contingences, qui a rendu les productions de ces cinéastes utopiques ?
KB/VP : L’aspect utopique est très clair chez Rossellini. Il était conscient de demander beaucoup des téléspectateurs et de se battre contre une logique de masse implacable, qui n’était/est pas seulement celle de la télévision, mais aussi de la presse, de la radio, et… du cinéma. C’est un idéal qu’il se fixe, et dont il essaie de convaincre les autres.
Nous avons pensé que la même démarche mène d’une certaine façon Ruiz, Rohmer et Godard : éduquer, faire réfléchir, proposer d’autres voies. Il y a des échos très forts entre leurs productions, par exemple autour d’une réflexion sur l’histoire (l’Histoire comme dirait l’autre), sa représentation, son sens, etc.
Nous croyons que l’aspect utopique de leurs productions nous apparaît aujourd’hui d’autant plus fort en raison de la distance historique, et du fait que nous savons que la télévision semble avoir pour de bon adopté des formats très définis, qui laissent peu de place a priori à la nouveauté et à l’expérimentation, quoique certains y arrivent. On ne peut pas s’empêcher de se dire que ce serait impossible aujourd’hui.
À la fois, on pourrait aussi renverser la question et se demander si ce ne sont pas les structures administratives même de la télévision qui ont rendu possible ces projets, comme s’ils étaient sa tâche aveugle. C’est du point de vue de leur diffusion, plutôt que de leur production, qu’ils ont parfois posé problème.
CT : À votre avis, en quoi cette programmation éclaire t‑elle un passage, sinon même une histoire de la télévision, avant que celle ci ne soit entièrement investie par « l’entertainement business » ? C’est également à cette période que certains artistes dont Buren qui ont choisi les journaux télé des vingt heures afin d’expérimenter certaines de leur création, en remplaçant le décor initial par des bandes multicolores ?
KB : C’est peut être surtout « la pointe de l’iceberg » d’une histoire des échanges entre télévision et cinéma. Nous avons inclus quatre cinéastes, pour des questions de cohérence et d’échos entre leurs productions, mais nous aurions pu tout aussi bien inclure dans cette idée « utopique », comme le disait plus tôt Viva, Ken Loach, Chris Marker, Fassbinder, Hans-Jürgen Syberberg, Pierre Perrault, etc. De façon plus large, Renoir a aussi fait de la télévision, Welles, Ray, en plus de tous les cinéastes qui aujourd’hui font de la télévision, ou en viennent : Lynch, Von Trier, Kitano, etc.
VP : Pour le lien avec Daniel Buren je ne vois pas trop. Je crois que ses bandes colorées qui bouffent le décor des nouvelles télévisées sont des années 1980, mais mis à part la chronologie (Rossellini commence bien aux années 60), là où nos cinéastes créent une utopie : venez penser et apprendre tous ensemble… Buren me semble jouer sur la corde de la distopie : il n’y a rien à voir ici !
CT : Pouvez nous expliquer l’expression de « télévision d’auteur », renvoie-t-elle au « cinéma d’auteur », ou bien s’inspire t‑elle de la redéfinition du statut d’auteur par les artistes (photographes et vidéastes) qui travaillent à la limite du documentaire et de la fiction ?
KB/VP : Nous avons pris un peu de liberté avec une déclaration de Ruiz dans les Cahiers du cinéma qui disait qu’à l’époque, il était considéré comme un auteur à la télévision, au sens où il avait une véritable liberté de création. Il faisait aussi référence à la volonté de l’INA, entre autre, d’amener des auteurs de cinéma à travailler pour la télé, au fait qu’il s’est retrouvé à la télé parce qu’il était un auteur de cinéma. Nous avons adopté ce titre un peu comme une provocation, puisque c’est très rare de penser à la télévision de cette façon.
Le cycle « télé-utopie » a été réalisé avec le soutien de la Chaire René Malo (École des médias, Université du Québec à Montréal), de l’institut culturel italien de Montréal et l’Institut national de l’audiovisuel (INA), de Hors champ et du Département d’Histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal.
Source de l’article :horschamp