Partir et raconter, récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe

Loin des poncifs sur les immigrés clandestins, répétés ad nauseam par les responsables politiques européens, on découvre ici la réalité complexe d’une organisation continentale du « passage », où tous les candidats à l’émigration ne sont pas des anges, ni tous les passeurs, des profiteurs dénués de scrupules.

« DEM AK XABAAR » (PARTIR ET RACONTER)
Bru­no Le Dan­tec, Mah­moud Traoré

Récit d’un clan­des­tin afri­cain en route vers l’Europe

Ce récit relate le périple de trois années effec­tué par Mah­moud Trao­ré entre Dakar (Séné­gal) et l’enclave espa­gnole de Ceu­ta, où il par­ti­ci­pa à l’assaut col­lec­tif de la « bar­rière de sécu­ri­té », le 29 sep­tembre 2005, et réus­sit à la fran­chir après plu­sieurs ten­ta­tives avor­tées. Loin des pon­cifs sur les immi­grés clan­des­tins, répé­tés ad nau­seam par les res­pon­sables poli­tiques euro­péens, on découvre ici la réa­li­té com­plexe d’une orga­ni­sa­tion conti­nen­tale du « pas­sage », où tous les can­di­dats à l’émigration ne sont pas des anges, ni tous les pas­seurs, des pro­fi­teurs dénués de scrupules.

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DEM AK XABAAR (« Par­tir et racon­ter » en langue wolof) relate le long périple afri­cain de Mah­moud Trao­ré, can­di­dat à l’exil vers l’Europe, entre 2002 et 2005.

COUV-TRAORE-LEDANTEC-web-a45c9.jpgLe récit auto­bio­gra­phique de Mah­moud Trao­ré – recueilli par Bru­no Le Dan­tec, et dont ils ont ensemble éta­bli la ver­sion défi­ni­tive – révèle la réa­li­té de la vie sur les routes d’un migrant irré­gu­lier, faite d’expédients, d’attente, d’extorsions et de bru­ta­li­té, mais aus­si d’entraide et de bra­voure. Il s’y dévoile le fonc­tion­ne­ment des foyers, « ghet­tos » et autres cam­pe­ments de for­tune, où les clan­des­tins réin­ventent une orga­ni­sa­tion sociale à la fois pré­caire et pleine de contradictions.

Ce témoi­gnage est un docu­ment unique, à plu­sieurs titres. Mah­moud Trao­ré a mis plus de trois ans à atteindre l’Europe à tra­vers le Sahel, le Saha­ra, la Libye et le Magh­reb. Son voyage se conclut par sa par­ti­ci­pa­tion à l’assaut col­lec­tif de la fron­tière de Ceu­ta, le 29 sep­tembre 2005. Mais l’intérêt pre­mier de ce récit réside sans doute dans la des­crip­tion de la vie sur les routes d’un migrant irré­gu­lier, faite d’expédients, d’attente, d’extorsions, de bru­ta­li­té, mais aus­si d’entraide et de bra­voure. Il s’y dévoile le fonc­tion­ne­ment des foyers, « ghet­tos » et autres cam­pe­ments de for­tune où les clan­des­tins réin­ventent une orga­ni­sa­tion à la fois pré­caire et riche en contra­dic­tions et ensei­gne­ments. Aucun livre n’a encore rap­por­té cette réa­li­té sou­ter­raine avec autant de pré­ci­sion, sans jamais stig­ma­ti­ser ni idéa­li­ser ces hommes et ces femmes qui ont la fai­blesse de croire en la liber­té de circulation.

« Je n’ai rien dit à per­sonne. Ma sœur Kadi et son mari Mous­sa étaient au cou­rant pour Bam­bo, mais moi, je ne leur ai avoué que je par­tais qu’au der­nier moment. Le sour­cil fron­cé, Mous­sa m’a deman­dé si ma mère était pré­ve­nue, si j’avais de l’argent, si j’étais conscient des risques encou­rus. D’après lui, cette affaire est bien mal fice­lée, trop impro­vi­sée. Il a sans doute rai­son, mais qu’importe, je ne serai pas le pre­mier jeune à prendre la route sur un coup de tête. Tu es là, les mains vides, tu en as marre d’attendre quelque chose qui –tu le sais bien– ne vien­dra jamais à toi si tu ne vas pas le cher­cher. Alors un beau jour tu te secoues les puces et tu tentes ta chance, en te disant que si ça foire, il sera tou­jours temps de rebrous­ser che­min comme si de rien n’était. »

Le clan­des­tin n’est pas seule­ment l’« objet » poli­tique ou l’instrument idéo­lo­gique à quoi on cherche à le réduire. Il est un acteur de la vie éco­no­mique dans les pays de des­ti­na­tion. Il est éga­le­ment un acteur poli­tique à part entière. Le pré­sent récit en atteste  : dans la moi­tié sep­ten­trio­nale du conti­nent afri­cain, les flux migra­toires « sor­tants » ont fait émer­ger une éco­no­mie de misère, en par­tie gérée par ses acteurs mêmes. À chaque « relais » (le plus sou­vent situés dans les grandes villes des pays res­pec­tifs tra­ver­sés), des ghet­tos struc­tu­rés par ori­gine natio­nale, cou­leur de peau, sexe, langue ou reli­gion servent de point de pas­sage vers l’étape sui­vante du voyage. Ces relais sont diri­gés par des « chair­man », ayant trou­vé là le moyen d’un reve­nu confor­table, ren­du pos­sible par le racket plus ou moins bru­tal exer­cé sur les voya­geurs de pas­sage. D’autres fois, les formes poli­tiques spon­ta­nées s’affinent d’un exer­cice tour­nant du pou­voir, le can­di­dat à l’exil devant « payer » son pas­sage en assu­mant la res­pon­sa­bi­li­té tran­si­toire de l’une des tâches rela­tives à la ges­tion de la com­mu­nau­té  : ser­vice d’ordre, inten­dance, négo­cia­tion avec les res­pon­sables des autres com­mu­nau­tés et orga­ni­sa­tion des pas­sages. Iro­ni­que­ment, ces orga­ni­sa­tions se struc­turent quel­que­fois autour d’une sorte de « gou­ver­ne­ment » auto­pro­cla­mé et orga­ni­sé selon des règles strictes :

« Je n’ai aucune idée de com­ment ils se répar­tissent les sommes qu’ils nous réclament. Ils sont vingt-neuf à gou­ver­ner le ghet­to séné­ga­lais. Le pré­sident, le pre­mier ministre, le com­mis­saire et le tré­so­rier forment le noyau dur, réunis toute la jour­née dans leur QG, mais ils comptent aus­si sur la col­la­bo­ra­tion des chefs de zone. Il y a trois zones pour la Gui­née-Bis­sau, deux pour la Gui­née Cona­kry (Koun­da­ra et Boké) et six pour le Séné­gal (Tam­ba­coun­da, Vélin­ga­ra, Kol­da, Zin­guin­chor, Dakar, Séné­gal Nord). Ce qui fait une bonne dizaine de zones, ou quar­tiers, avec cha­cune son chef, qui siége au par­le­ment. Ce sont ces chefs de zone qui col­lectent l’argent du biz­ness avant de le remettre au chair­man. Dans la zone de Vélin­ga­ra, Bou­ba­car le tré­so­rier fait par­tie du gou­ver­ne­ment cen­tral, ain­si que Yaya le chef de zone, Dji­bril le cui­si­nier des chefs et puis Bas­si­lou, qui est bri­ga­dier de police  : autant d’informateurs du chair­man. Tous ces grades ont été inven­tés pour tenir le pou­voir. Ils contrôlent par la crainte le petit peuple des clan­des­tins et ne font confiance en per­sonne, parce qu’ils savent bien que les clan­des­tins ne vivent dans leur royaume que contraints et for­cés. »

Les ten­ta­tives de fran­chis­se­ment col­lec­tif des hautes bar­rières de sécu­ri­té de Ceu­ta et Milil­la, aux­quelles a plu­sieurs fois par­ti­ci­pé Mah­moud Trao­ré en 2005, a fait grand bruit alors. Elles témoigne de la com­plexi­té des situa­tions dont les clan­des­tins sont à la fois les acteurs et l’enjeu. Car le « busi­ness » des fron­tières ne se réduit pas à la seule éco­no­mie de misère des pas­seurs et autres « chair­man ». Leur contrôle fait l’objet de négo­cia­tions et de tran­sac­tions au plus haut niveau entre les gou­ver­ne­ments euro­péens et ceux des pays afri­cains de la rive médi­ter­ra­néenne. La com­plai­sance du gou­ver­ne­ment fran­çais vis-à-vis du régime libyen de Mouam­mar Kadha­fi – avant sa chute – en témoigne. D’importantes sommes sont ver­sées, des armes et des moyens de contrôle livrés aux régimes algé­rien et maro­cain (et à l’époque, libyen) à qui l’on « sous-traite » une par­tie du ser­vice d’ordre de l’Europe de Schengen.

Brun_et_Mahm_2.jpgBru­no Le Dan­tec et Mah­moud Traoré

Mah­moud Trao­ré est né en Casa­mance dans un vil­lage proche de la fron­tière avec la Gui­née-Cona­kry et la Gui­née-Bis­sau. Il est envoyé par les siens à Dakar pour y pour­suivre ses études. Très vite, il aban­donne le lycée et devient appren­ti-menui­sier. Mais sans autre hori­zon qu’un chô­mage endé­mique, il part avec un ami pour la Côte d’Ivoire. Ce pays étant en guerre, il dévie alors sa route vers l’Europe à tra­vers le Sahel, le Saha­ra, la Libye et le Magh­reb. Ce n’est que trois ans après son départ qu’il atteint l’Espagne en par­ti­ci­pant à un assaut de migrants déses­pé­rés sur les grilles de l’enclave espa­gnole de Ceu­ta, au nord du Maroc. Il vit depuis en Anda­lou­sie, où il tra­vaille et pour­suit une for­ma­tion en menui­se­rie industrielle.

Bru­no Le Dan­tec est né en 1960. Écri­vain et jour­na­liste, il réside à Mar­seille. Il col­la­bore régu­liè­re­ment au maga­zine CQFD. Il a notam­ment publié  : La Ville-sans-nom, Mar­seille dans la bouche de ceux qui l’assassinent (Le Chien rouge, 2007) et Psy­cho­géo­gra­phie (Le Point du jour, 2005).

Edi­teur : Édi­tions Lignes

Prix : 23,00 € (dis­po­nible)

For­mat : 13 x 19 cm

Nombre de pages : 320 pages

Date de paru­tion : 22 octobre 2012

ISBN : 978 – 2‑35526 – 111‑4

EAN : 9782355261114