Chercheuse et militante féministe Aimeé Zambrano Ortiz a vu de ses propres yeux la douloureuse réalité. Un jour à la plage avec sa famille, la police est arrivée et leur a demandé de se déplacer parce qu’ils devaient creuser à l’endroit d’où ils regardaient la baie de Cata. La femme qui justement traite les cas de féminicide au Venezuela, a vécu et vu de ses propres yeux comment la police déterrait le corps de Milagros, assassinée par son partenaire. Ils vendaient tous deux des noix de coco sur l’une des plus belles plages de l’État d’Aragua.
Comment était-il possible que Milagros soit enterrée aussi près de tant de beauté ? Peut-être pour dire à Aimeé qu’il fallait montrer que de nombreuses femmes sont assassinées dans des endroits inimaginables. Rien n’a changé, le patriarcat n’est pas mort, mais nous, les femmes, nous mourons de plus en plus nombreuses. Ils ne se contentent pas d’assassiner nos corps, ils tuent aussi nos âmes.
Aimeé sait que toutes les femmes ont subi l’une ou l’autre forme de violence, elle se mobilise et va plus loin. Parce qu’elle s’intéresse aux féminicides, elle systématise et enregistre les cas afin que nous ne les oubliions pas. Ces femmes pourraient être l’une de nos filles, l’une de nos sœurs, l’une de nos amies, l’une de nos voisines ou l’une de nos collègues de travail. Ce pourrait être l’une d’entre nous ! S’ils ne nous tuent pas, ils nous poussent au suicide, nous battent, nous violent, altèrent notre estime de soi ou vulnérabilisent notre psyché.
Alba TV — le média des mouvements sociaux sud-américains basé à Caracas, avait promis de traiter à nouveau le thème des féminicides. Voici l’interview d’Aimeé Zambrano Ortiz, anthropologue, mère, féministe et chercheuse. Elle observe et travaille sur les féminicides, mobilisée dans sa propre chair, son corps et son âme, sa conviction, sa douleur et son cœur. Combien de femmes sont réellement assassinées au Venezuela ? Combien d’auteurs de féminicides sont-ils en prison ? Commençons notre dialogue !
Pourquoi êtes-vous si engagée et impliquée dans cette systématisation si douloureuse ?
Tout d’abord, c’est un sujet qui m’intéresse. De plus, j’ai le sentiment que toutes les femmes ont subi des violences d’une manière ou d’une autre. Je pense qu’il est important de sensibiliser les femmes à ce sujet, car bien souvent les femmes souffrent de la violence sans en être conscientes. Je parle toujours de cela. J’ai entamé ce travail d’observation et de suivi en juin 2019. En juillet 2020, je vais à la baie de Cata (État d’Aragua) avec ma famille, mon compagnon, mes enfants et ma belle-mère pour passer une journée à la plage. Alors que nous étions installés sur la plage, la police est arrivée et nous a demandé de nous déplacer. Ils ont commencé à creuser et ont déterré le corps d’une femme qui avait été assassinée, qui avait subi un féminicide par son partenaire, tous deux vendaient des noix de coco sur la plage. Elle s’appelait Milagros.
Cela m’a très fort impressionnée. Je venais juste de commencer ce travail, et de me retrouver sur la plage, de me retrouver dans une situation qui n’avait rien à voir avec le sujet, alors qu’une femme victime d’un féminicide était enterrée sous l’endroit où nous étions. Cela m’a vraiment beaucoup marquée et m’a amenée à penser que le nombre de cas était tellement important dans le pays qu’on en arrivait à ce qu’une femme ait été enterrée à côté de là où j’étais assise. Cela m’a impressionnée et m’a marquée, c’est quelque chose que je continuerai toujours à raconter pour faire connaître l’histoire !
Quelle est votre formation et votre militantisme actuel ?
Je suis anthropologue, diplômée de l’Université centrale du Venezuela (UCV). Je suis actuellement en train de faire un master en Études de la Femme à l’UCV. Mon militantisme actuel : je fais partie du collectif Comando Creativo depuis environ 13 ans, qui fait également partie de la communauté Utopix. En plus de l’anthropologie, j’ai une formation et un militantisme dans le domaine de la communication, plus précisément dans la communication populaire, axée sur le thème de la recherche et du graphisme. À partir de ma formation dans le domaine des études de la femme, j’ai commencé à m’intéresser aux questions liées au féminisme et actuellement je me considère également comme féministe.
Depuis quand recueillez-vous systématiquement le nombre de féminicides qui se produisent dans notre pays ? Pourquoi faites-vous ce travail ? Avez-vous un soutien quelconque ?
Je recueille systématiquement les chiffres des fémicides depuis 2019. Nous avons établi un inventaire du nombre de cas mentionnés dans les médias, nous avons fait un sous-recensement, nous avons réalisé celui de l’année 2019 et tout au long de l’année 2020, nous avons procédé à un relevé mois par mois. Nous allons donc établir un rapport également pour l’année 2020. L’idée est de le faire à partir de 2019 et de poursuivre. Pourquoi je fais ce travail ? La première raison, c’est qu’en vérifiant, nous avons vu qu’il y avait des lacunes, des fautes et des erreurs parce qu’il n’y a pas d’indicateurs relatifs au nombre de féminicides qui se sont produits dans le pays depuis 2016, date à laquelle l’État a présenté pour la dernière fois des chiffres officiels à la CEPAL, dans lesquels 122 féminicides étaient comptabilisés.
J’ai commencé à voir que des féminicides se produisaient mais qu’ils étaient présentés de manière très fragmentée.
De plus, dans le cas du Venezuela, nous avons souvent vu que nous nous faisions l’écho des cas qui se produisaient dans d’autres pays, en voyant ce qui se passait au Mexique ou en Argentine, et j’ai commencé à voir que des féminicides se produisaient mais qu’ils étaient présentés de manière très fragmentée. On ne voyait pas cela comme un tout ou pourquoi cela se produisait ici dans le pays. Voyant cela, j’ai décidé de reproduire ce que María Salguero fait au Mexique, c’est-à-dire commencer à faire une analyse des cas de féminicides mentionnés dans les médias numériques.
Je fais ce travail parce que je crois que nous devons montrer ce qui se passe, mettre en avant la question des féminicides. Ensuite, je crois que nous devons définir et répertorier certains indicateurs utiles pour la population en général, et pour l’État, bien que ce soit une tâche que l’État devrait accomplir directement. Comme il ne le fait pas, nous avons décidé de le faire nous-mêmes. Je le fais aussi pour les universitaires qui veulent faire des recherches sur ce sujet et bien sûr (et je pense que c’est le plus important) afin que la mémoire de ces femmes, assassinées à cause de la violence masculine ne soit pas oubliée et, parce que ce qui n’est pas nommé n’existe pas. Le silence, ne pas parler de ce qui leur est arrivé, ne pas parler de ces femmes, ces filles qui nous manquent, victimes de la violence masculine, est horrible. L’idée du “Monitor“est précisément de parler de ce qui leur est arrivé, de les nommer, de dire qui elles étaient, de raconter, autant que possible, à partir de ce qui a été publié dans les médias, ce qu’elles faisaient, si elles étudiaient ou pas, l’âge qu’elles avaient, montrer qui étaient ces femmes et ce qu’elles faisaient dans la vie.
Nous n’avons aucune forme de soutien. C’est un travail indépendant et autogéré comme à peu près tout ce que nous faisons chez Utopix. Avec notre travail, dans mon cas, je fais des enquêtes et des recherches, avec mon salaire, dans mon temps libre, je fais ce travail de collecte d’informations pour répertorier ces féminicides. C’est un travail que je fais seule, je passe en revue les médias, je fais les tableaux, je rassemble toutes les informations, et le principal soutien vient d’un collègue d’Utopix, Gael Abello, qui a réalisé toute la conception infographique. À partir de la maquette qu’il a réalisée, je reprends le format et je retravaille le design et j’écris également les commentaires.
Pourquoi pensez-vous que le nombre de cas a augmenté au fil des ans ?
Si l’on compare 2019 et 2020, les cas ont augmenté. Nous avons donné une explication multicausale de l’augmentation des cas en janvier (2020).
D’abord il y a eu les fêtes de fin d’année en décembre puis, au mois de janvier, suite à la récession économique on a vu une augmentation des cas, du fait que de nombreuses entreprises privées ont fermé. L’absence de travail augmente la frustration chez de nombreux hommes qui finissent par faire payer cette frustration aux femmes, aux adolescentes et aux enfants à la maison.
L’augmentation des cas est donc multifactorielle. Nous avons également évoqué la façon dont le blocus contre le Venezuela a entraîné une augmentation du nombre de cas. Les hommes, voyant que leur rôle patriarcal de protecteur, celui qui apporte l’argent au foyer, est diminué en raison de la crise économique, due en grande partie au blocus, et ne pouvant plus remplir ce rôle, s’en prennent aux femmes, aux enfants et aux adolescentes. C’est l’explication pour le mois de janvier. Mais, au-delà, nous avons vu que, par rapport à 2019, les cas ont augmenté tout au long de l’année 2020. Nous pensons que la quarantaine, l’enfermement des femmes, souvent avec leur partenaire et les agresseurs familiaux, a provoqué une augmentation des cas parce qu’elles sont enfermées 24 heures sur 24, sept jours sur sept avec les agresseurs et sans les espaces de répit qui existent normalement. Ainsi, quand l’homme et la femme vont travailler, la tension qui existe à la maison diminue un peu, mais avec la quarantaine, la tension est montée en flèche. De nombreuses organisations internationales en ont parlé, de nombreuses organisations et mouvements féministes en parlaient déjà en mars, nous alertant que nous devions être vigilantes parce qu’il y aurait une augmentation de la violence que les femmes allaient subir au foyer. Je pense que l’augmentation des féminicides en 2020 est liée à la quarantaine.
Quelle méthode ou outil utilisez-vous pour systématiser et faire des bilans ou des projections des chiffres du féminicide ?
J’utilise la méthode Osint (Open Source Intelligence), pour vérifier les médias numériques nationaux et régionaux sur Internet, instagram et twitter, pour détecter les cas de féminicides qui y apparaissent. Après la collecte de ces informations, je les compile puis les transfère dans des tableaux Excel et à partir de ce tabulateur, je systématise. En étudiant les rapports faits dans d’autres pays par les observatoires de féminicides, j’ai commencé à générer une série d’indicateurs, en voyant quels indicateurs ils généraient. En utilisant aussi peu à peu d’autres outils tels que le protocole latino-américain pour l’investigation des féminicides, j’ai commencé à créer diverses catégories qui ne sont pas nécessairement celles des féminicides figurant dans la loi vénézuélienne, mais qui apparaissent dans le protocole latino-américain et dans les publications universitaires.
À partir de là, j’ai commencé à faire des tableaux en fonction de ce qui apparaît dans les médias, parce que c’est un autre indicateur, ce que les informations en disent, et à partir de ce qui apparaît dans les bulletins, on peut faire une enquête sur ces catégories. Une catégorie que je veux ajouter est l’afro-descendance, mais pour ajouter l’afro-descendance, je dois utiliser les images des femmes, leurs visages, si les médias les fournissent, ce qui n’apparaît pas nécessairement dans tous les cas, c’est pourquoi nous insistons toujours sur le fait que nous faisons un sous-enregistrement des cas médiatiques, donc nous pensons qu’il peut y avoir beaucoup plus de cas ou que beaucoup plus de cas se produisent dans le pays.
Quelles sont vos principales sources ?
Comme je le disais, j’utilise principalement des sources publiques, en l’occurrence les nouvelles qui paraissent dans la rubrique « Faits divers » des médias numériques nationaux et régionaux. Je consulte environ 70 médias numériques, ainsi que certains comptes-rendus d’instagram et de twitter où des cas apparaissent également, car l’idée est que nous disposions d’une source qui vous permette de voir d’où viennent ces informations.
Sur quelles plateformes et dans quels médias publiez-vous vos travaux ?
Je publie sur Utopix, qui est la communauté et la plateforme où je travaille. J’en suis l’une des fondatrices avec d’autres collègues de diverses organisations et collectifs. Nous y publions parce que c’est notre plateforme, indépendante et autogérée, qui nous permet d’avoir plus de liberté lorsque nous voulons publier, et ce, sur n’importe quel sujet. Notre postulat est de penser à un avenir post-capitaliste, de réfléchir à la façon dont nous pouvons transformer et améliorer cette société. Voilà pourquoi j’utilise cette plateforme. C’est mon espace de militantisme.
Pourquoi l’augmentation de la violence contre les femmes et des féminicides a‑t-elle été appelée « l’autre pandémie » ou « la pandémie silencieuse » ?
C’est un débat qui a eu lieu dans différents espaces. Je ne suis pas d’accord avec l’idée d’appeler le féminicide « une autre pandémie » ou « une pandémie silencieuse » et j’en ai discuté avec des collègues féministes d’autres pays, qui ont très bien fait valoir qu’on ne peut pas dire que le féminicide est une pandémie parce que ce n’est pas une maladie. Le féminicide est un fait culturel néfaste qui est une conséquence du patriarcat.
« le féminicide est aussi vieux que le patriarcat »
J’aime beaucoup la phrase d’une chercheuse féministe sud-africaine, Diana Russell, une des premières à avoir écrit sur les féminicides. Elle dit que « le féminicide est aussi vieux que le patriarcat » car le féminicide existe depuis l’apparition du patriarcat, c’est l’une des façons dont les femmes sont contrôlées. Le féminicide apparaît à partir des bûchers de sorcières, de pratiques culturelles telles que le sati, où la veuve est brûlée, c’est une pratique hindoue qui existe également dans d’autres cultures, où la veuve est enterrée vivante ou brûlée avec le mari mort.
Le féminicide est l’expression ultime du contrôle parce que vous contrôlez la femme en la tuant parce qu’elle est une femme. Donc si vous regardez bien, ce n’est pas une pandémie, ce n’est pas une maladie, ce n’est pas quelque chose qui peut être soigné avec un vaccin comme dans le cas du covid, c’est une pratique culturelle qui existe depuis des siècles, et qui se réalimente et change aussi de forme et de façon dont elle est exprimée, dont elle est présentée, tout comme le patriarcat. Je pense donc que tant que le patriarcat ne sera pas aboli ou que la société dans laquelle nous vivons ne sera pas modifiée, le féminicide ne cessera pas, tout comme le viol ne cessera pas. Toutes ces expressions du patriarcat ne vont pas être abolies si nous ne changeons pas la société, donc je ne pense pas que ce soit une pandémie, en tout cas je n’appellerais pas cela une pandémie.
Pourquoi n’avons-nous pas accès aux chiffres sur les féminicides de l’État vénézuélien ?
Je sais que le Ministère de la femme s’efforce de mettre en place un observatoire de la violence et des médias, mais c’est le bureau du procureur général qui doit donner les chiffres. Fin novembre, le procureur général a donné quelques chiffres sur les féminicides, mais de façon très laconique, il a dit que 185 féminicides avaient eu lieu, sans distinguer ceux qui ont été commis et les tentatives. Je ne sais pas si ce sont les chiffres officiels, c’était un discours dédié à la presse, il n’a pas spécifiquement dit quels étaient les féminicides commis, et quelles étaient les tentatives de féminicides. Il a parlé de manière très générale, je ne sais pas s’il faut prendre ces chiffres comme officiels, mais bon, c’est la dernière information donnée par l’État.
Pourquoi n’a‑t-on pas accès aux chiffres des féminicides ? Je ne sais pas. Je constate qu’il n’y a pas d’égalité d’accès à de nombreux indicateurs, et pas seulement dans le cas des féminicides. Il n’y a pas de statistiques, par exemple, du nombre de décès maternels, pas d’indicateurs du nombre de cas de violence de genre. Il manque de nombreux indicateurs de la part de l’État. Je pense que c’est une erreur très grave car sans statistiques, il n’est pas possible de générer ou d’évaluer l’efficacité des politiques publiques, ce qui nous amène à réfléchir sur la nécessité d’indicateurs publics.
Que se passe-t-il avec les institutions à cet égard ? La question est-elle traitée en secret ou n’est-elle pas abordée du tout ?
Comme je l’ai dit, le ministère de la femme effectue une enquête à partir de l’Observatoire et le 25 novembre, ils ont rétabli le 0800-Femmes (0800 – 685-373737) pour recevoir les plaintes. C’est un résultat positif de la mobilisation que nous avons organisée le 25 novembre, lorsque nous sommes allées porter une pétition au bureau du Ministère de l’Intérieur et de la Justice, où notre pétition a été acceptée et nous avons pu nous réunir avec diverses organisations et collectifs féministes dans le bureau du ministre, Carmen Meléndez et l’une des sous-ministres. De là, nous avons conclu un accord qui est en train de se réaliser, à savoir des groupes de travail communs entre les mouvements féministes, le ministère et les forces de police.
Un des premiers résultats est la création conjointe d’un protocole sur la violence sexuelle. Un autre résultat positif est qu’en plus des mouvements féministes, les survivantes de la violence de genre et les membres de la famille des victimes de féminicides sont invités à collaborer avec la police. Nous voulons que les policiers écoutent les personnes, qu’ils connaissent les sentiments de chacune d’entre elles. L’Université Nationale Expérimentale de Sécurité (UNES) veut également avancer dans le cadre de la formation, en s’appuyant également sur ce que peuvent apporter les mouvements féministes et les familles des victimes de féminicides. Je pense que cela peut générer une sorte de changement et que le bilan peut être positif, malgré le fait qu’il y ait encore beaucoup de lacunes dans notre système judiciaire, lorsqu’il s’agit de prendre les plaintes ou des irrégularités dans de nombreux cas de féminicides qui se sont produits.
Si notre loi inclut le concept et la sanction des féminicides, qu’en est-il des politiques visant à les réduire ?
C’est long parce que précisément dans le système judiciaire, certaines pratiques ont des conséquences, dans la mesure où souvent les plaintes pour violence ne sont pas prises en compte ou du moins pas avec le sérieux nécessaire. Les chiffres donnés par le procureur sur le nombre de plaintes déposées pour violences et le nombre de condamnations sont un exemple parlant. Le nombre de condamnations est vraiment dérisoire. Il est dommage de présenter ces chiffres comme une avancée du ministère public. Dans les services d’aide aux femmes (et c’est ce que les femmes elles-mêmes qui ont porté plainte disent), les personnes qui les accueillent essaient de faire la médiation entre l’agresseur et la victime de violence, ce qui la met dans une position de re-victimisation. Il arrive aussi que les femmes qui ont subi des violences doivent elles-mêmes remettre les mesures de protection à leur agresseur. Il arrive également qu’en raison d’un code vestimentaire, ils ne vous laissent pas porter plainte, bien que cela ait changé suite aux réunions que j’ai mentionnées et qui se tiennent avec le ministère de l’Intérieur et de la Justice. De ces réunions est sorti un document qui interdit que les femmes ne puissent pas porter plainte, quelle que soit leur tenue vestimentaire.
Il arrive qu’ils ne veuillent pas enregistrer les plaintes, qu’ils ne remplissent pas correctement les dossiers ou que des preuves n’apparaissent pas. Beaucoup d’irrégularités se produisent. Nous avons besoin de beaucoup de formations, non seulement pour les fonctionnaires mais aussi pour l’ensemble du système judiciaire. Cela va de la personne qui vous accueille à la porte, de la réceptionniste, du gardien de sécurité, du policier qui va enregistrer la plainte, du procureur qui croit souvent qu’une femme porte plainte pour violence parce qu’elle veut faire du mal à son partenaire, jusqu’aux juges qui partagent aussi ces suppositions. Nous devons sensibiliser l’ensemble du système à la question des violences et je pense que cela aura un impact sur l’augmentation ou l’impunité dans de nombreux cas de féminicide.
La chercheuse féministe Rita Laura Segato a parlé de la pédagogie de la cruauté dans l’analyse de la violence contre les femmes et des féminicides. Quelles sont vos propres lectures et analyses à ce sujet ?
Je suis tout à fait d’accord avec ce que dit Rita Laura Segato sur la pédagogie de la cruauté.
Les médias façonnent souvent la façon dont les féminicides sont perçus.
Que se passe-t-il ? Les médias finissent par revictimiser la femme qui a été victime, et vous pouvez le voir dans les gros titres qui disent « Elle est morte par amour », « Il l’a tuée par jalousie », « C’était un crime passionnel ». Il y a eu un cas épouvantable de revictimisation par les médias pour un féminicide survenu l’année dernière, en janvier, précisément, où une femme de l’État de Zulia a été assassinée à la sortie d’une discothèque. Cette affaire a été appelée « L’affaire Mi Vaquita » parce qu’elle sortait d’un endroit qui s’appelait comme ça, ils ont dit toutes sortes de choses sur elle, qu’elle était une prostituée, qu’elle était une escort, qu’elle faisait partie d’un gang, ils ont même interrogé sa mère qui avait toujours voulu que sa fille sorte de cette vie. Ils ont fini par exposer la femme victime d’un féminicide à un certain nombre d’évaluations par les médias. On voit là un des indicateurs de la façon dont la pédagogie de la cruauté pousse les gens à finir par percevoir les féminicides comme quelque chose de normal.
Je crois que nous devons parler des féminicides, nous devons montrer que cela se produit mais nous devons appliquer un traitement différent en ne parlant pas tant du féminicide que de la vie de la femme qui en a été victime.
Quelles sont les actions les plus récentes du mouvement féministe vénézuélien pour rendre visible l’augmentation de la violence et des féminicides, pour accompagner les familles des victimes et pour demander justice ?
Une partie des actions sont celles que j’ai déjà mentionnées, celle du 25 novembre, c’est-à-dire la mobilisation qui a eu lieu au ministère de l’Intérieur et de la Justice, qui a laissé un bilan que je pense très positif. Nous continuons à agir, nous avons une plateforme, nous nous organisons, nous parlons, nous concevons des campagnes, je pense qu’il est très positif que de plus en plus de femmes de différents espaces nous rejoignent, pour commencer à rendre les cas visibles. Je pense que c’est important parce que plus il y a de femmes et d’hommes qui adhèrent, plus la visibilité est grande. Je pense que de plus en plus de gens commencent à être sensibilisés, à comprendre la violence contre les femmes et cessent de normaliser ce fait. Je pense qu’il est important de parler de la violence, de la montrer, de parler du féminicide, mais d’une manière différente, pas de la manière dont les médias le font.
« C’est l’extrémité d’un continuum de terreur anti-féminine qui comprend une grande variété d’abus verbaux et physiques, tels que le viol, la torture, l’esclavage sexuel (en particulier pour la prostitution), l’abus sexuel incestueux ou extra-familial d’enfants, les coups physiques et émotionnels, le harcèlement sexuel (au téléphone, dans la rue, au bureau et à la maison) ; clitoridectomies, excisions gynécologiques inutiles, hétérosexualité forcée, maternité forcée (par la criminalisation de la contraception et de l’avortement), psychochirurgie, refus de nourriture pour les femmes dans certaines cultures, chirurgie plastique et autres mutilations au nom de l’embellissement. Chaque fois que ces formes de terrorisme entraînent la mort, elles se transforment en féminicides ». • Diana Russell