La révolution portugaise est l’une des principales révolutions du XXème siècle. Et peut-être la plus méconnue. Parce qu’il faut faire oublier qu’il y a 40 ans en Europe un peuple expropria une partie de la bourgeoisie.
Le 25 avril 1974, ce qui devait n’être qu’un putsch militaire permettant de renverser la plus vieille dictature d’Europe se transforma presque immédiatement en une révolution démocratique et sociale, qui dura plus d’un an et demi, jusqu’au coup d’arrêt du 25 novembre 1975. Rendue possible par les luttes de libération nationale dans les colonies portugaises (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau), l’insurrection dirigée par les « capitaines d’avril » ouvra ainsi une période de forte instabilité politique et de luttes sociales intenses, donnant naissance à des commissions auto-organisées dans les quartiers, les entreprises et l’armée.
Selon l’historienne Raquel Varela, auteure d’Un peuple en révolution, c’est une véritable situation de double pouvoir dont le Portugal a été le théâtre entre le 25 avril 1974 et le 25 novembre 1975, avec notamment le développement du contrôle ouvrier sur les lieux de travail, et il a fallu un coup d’État mis en œuvre par la bourgeoisie pour engager un processus contre-révolutionnaire et faire reculer progressivement le prolétariat portugais.
— Avant d’entrer davantage dans le détail, que représente la Révolution portugaise d’un point de vue général selon toi ? Quelle est sa signification historique ?
— La Révolution portugaise est l’une des principales révolutions du XXe siècle, peut-être également la plus méconnue dans la mesure où la bourgeoisie cherche à faire oublier qu’en Europe, dans la seconde moitié du XXe siècle, il y a quarante ans, un peuple a exproprié une partie de la bourgeoisie, qui a alors fui le pays. Il n’y a pas eu une usine occupée mais trois-cent ! Et il a été nécessaire de créer un État social, de concéder de nombreuses conquêtes sociales, pour calmer ce peuple. D’une certaine manière, il s’agit de la première révolution du XXIe siècle dans la mesure où elle n’a pas été dominée par les secteurs paysans mais par les travailleurs organisés.
Il faut rappeler en outre que cette révolution n’a pas commencé ici [à Lisbonne] mais s’enracine en premier lieu dans le travail forcé en Afrique et dans le premier soulèvement, dans le nord de l’Angola, de travailleurs forcés des plantations de coton de l’entreprise Cotonang, dont les capitaux étaient belges et nord-américains. Ils lancèrent une grève en janvier 1961 qui fut réprimée par l’armée portugaise au moyen de bombardements au napalm. Certains disent que la Révolution portugaise est une révolution sans morts ; c’est évidemment faux car il y eut 13 années de morts. Et cela confirme au passage un pronostic de l’Internationale communiste (IC), mais qui ne se réalisa que rarement, à savoir la transposition en métropole des révolutions anticoloniales. Cela signifie que, de même qu’on ne peut séparer la situation pré-révolutionnaire de Mai 68 en France de la guerre d’Algérie, de même que l’effondrement du Watergate est indissociable de la défaite états-unienne au Vietnam et de la révolution vietnamienne (ces guerres de libération étant révolutionnaires dans la mesure où elles sont appuyées par les masses, donc irréductibles à des mouvements militaires), de même la Révolution portugaise ne saurait être comprise sans la lier aux mouvements de libération nationale en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau.
La Révolution portugaise est une authentique révolution : non une simple situation pré-révolutionnaire mais une situation révolutionnaire, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’État entre dans une crise profonde et dans laquelle se généralise une situation de double pouvoir, de dualité de pouvoirs. Plus de trois millions de personnes, autrement dit plus d’un tiers de la population, sont investies dans des commissions de travailleurs, d’habitants (moradores) ou de soldats. Mais il n’y eut à aucun moment une unification, un soviet unificateur. Il y a bien un double pouvoir qui parvient à s’organiser régionalement, par exemple à Setubal où émerge un soviet, un « comité de lutte » qui contrôle toute la ville qui se situe dans l’une des principales régions industrielles du pays. Il y a également des embryons d’organisation de double pouvoir à Lisbonne et à Porto, mais on ne trouve à aucun moment un Soviet unificateur à un niveau national.
Cette situation révolutionnaire n’est pas seulement une conséquence des révolutions anticoloniales ; elle en est une partie, plus précisément le deuxième acte des révolutions anticoloniales. Or cet aspect n’a pas véritablement été pris au sérieux par l’historiographie portugaise officielle, parce que dans le récit que cette historiographie a construit, le Portugal doit sa liberté aux militaires du MFA (Mouvement des forces armées). C’est vrai : les militaires du MFA furent l’agent de la transposition de la révolution anticoloniale vers la métropole, en organisant un coup d’État le 25 avril 1974 pour mettre fin à une guerre qu’ils ne voulaient plus mener. Et ce coup d’État a effectivement créé les conditions d’un processus révolutionnaire. La preuve en est que, dès le 25 avril, se formèrent des commissions de travailleurs/ses, nés du besoin ressenti par les travailleurs/ses, sur leurs lieux de travail, de discuter de ce qui venait d’arriver. Ils créèrent donc des soviets, dans le sens d’organismes de dualité de pouvoir, de pouvoir indépendant. C’est cela le grand fait de la Révolution portugaise.
Le vide laissé par la dictature a évidemment joué beaucoup : il n’y avait ni syndicats ni partis, et ces commissions dont je viens de parler se sont formées à partir de ce vide. Mais en dernier ressort cela ne fut rendu possible que grâce à l’action révolutionnaire des paysans noirs, et il est très douloureux pour un pays blanc et colonial de se rappeler qu’il doit sa liberté à des paysans noirs. C’est pourtant un fait.
— Tu insistes beaucoup dans tes travaux sur une dimension centrale de la Révolution portugaise, généralement oubliée au profit d’une focalisation sur l’insurrection militaire et le MFA, à savoir la combativité qui s’est exprimée de manière massive et radicale sur les lieux de travail dès l’amorce de la Révolution portugaise le 25 avril 1974. Pourrais-tu revenir sur ce point ?
— Effectivement, les grèves furent très importantes. Elles paralysèrent à plusieurs reprises Lisbonne, Porto, Setubal, les principales zones industrielles du pays, etc., en particulier durant la période allant de mai 1974 à juin 1975. L’importance de ces grèves est multiple. Elle tient dans le blocage de la production, qui est une dimension évidemment cruciale parce qu’elle met en grande difficulté le Capital. Mais cet aspect ne permet pas de comprendre pleinement la force des grèves dans la Révolution portugaise. L’autre dimension centrale, c’est que ces grèves furent majoritairement décidées et organisées dans le cadre d’assemblées générales et de commissions de travailleurs. Il s’agissait de grèves qui, très souvent, incluaient des revendications socialistes, par exemple le contrôle sur les comptes de l’usine, etc. Donc ces grèves allèrent souvent bien au-delà de revendications strictement syndicales et exprimèrent une politique de classe, une politique révolutionnaire.
Il y eut également des grèves de solidarité, mais aussi de très nombreuses grèves afin d’exiger l’exclusion de personnes liées à la police politique de l’ancien régime [la PIDE]. Cette dimension est toujours présente dans la Révolution portugaise : celle-ci fut plus radicale car elle fut accomplie contre une dictature. Les travailleurs se mobilisèrent parfois bien davantage pour le renvoi de personnes qui avaient dénoncé des personnes à la PIDE, que pour des revendications salariales. Apparaît ainsi une dimension de dignité qui est très importante dans l’action des travailleurs durant la Révolution portugaise. Et je pense que nous aurions tout intérêt, en tant que marxistes, à intégrer davantage cette dimension à notre réflexion, y compris dans la situation actuelle. Les travailleurs ne vivent pas seulement de pain et, en conséquence, les moyens de contrôle de la classe ouvrière, les atteintes à la dignité, etc., tout cela apparaît dans les grèves qui éclatent durant la Révolution portugaise. On trouve par exemple des grèves dans le secteur des transports durant lesquelles les travailleurs refusent de faire payer les tickets aux travailleurs.
Il y a ainsi un saut immense dans la conscience de classe : tout le monde parle de socialisme au Portugal à ce moment là. Même la démocratie chrétienne disait que le socialisme était inévitable. La référence au socialisme figure d’ailleurs encore aujourd’hui dans la Constitution [votée en 1976]. La Révolution fut si radicale qu’elle bouscula toute la société portugaise.
— Une autre particularité de la Révolution portugaise, ce sont les commissions d’habitants qui se mirent en place très rapidement après le 25 avril. Dans quelle mesure ces commissions ont-elles contribué à l’émergence d’une situation de double pouvoir ?
— Les commissions d’habitant-e‑s ont constitué d’authentiques « organes de décision locale ». Elles ont émergé presque immédiatement comme structure de décision locale, agissant comme un pouvoir parallèle face aux mairies en recomposition. Ces dernières ont été largement occupées par le PCP et le MDP/CDE (front du PCP) – le PCP va d’ailleurs résister durant tout le processus à des élections générales locales [les premières n’auront lieu qu’en décembre 1976], malgré les pressions du PS – mais elles ont peu de pouvoir en matière d’habitation (logement, espaces culturels, etc.) et il y avait une forte tension autour de ces questions. Les mairies finirent par servir davantage à la recomposition de l’État – et comme source de cadres et de financement pour les principaux partis (essentiellement, du coup, pour le PS et le PCP), plutôt que comme organes de gestion des lieux de vie, dans la mesure où cette gestion était assumée par les commissions d’habitant-e‑s en articulation quasi-directe avec le pouvoir central et le MFA. Il y eut des formes variées de coordination des commissions d’habitant-e‑s, mais elles furent les premiers organismes de double pouvoir à se coordonner, avant même que les commissions de travailleurs/ses parviennent à mettre en place des formes de coordination [[Miguel Pérez, « Comissões de moratoires », Dicionário Histórico do 25 de Abril, Porto, Figueirinhas, no prelo.]]. Comme tous les organismes de dualité de pouvoir dans les processus révolutionnaires, ils ont été traversés par des luttes politiques pour leur direction, associées à un programme. La majorité des revendications portées par les commissions d’habitant-e‑s consistaient en mesures d’urgence : droit au logement (en maintenant les populations dans leur logement ou leur quartier) ; infrastructures ; crèches ; installations sanitaires. Ces commissions étaient organisées par quartiers – et pas nécessairement sous une forme administrative, comme dans le cas des paroisses (freguesia) [[Miguel Pérez, « Comissões de moradores », Dicionário Histórico do 25 de Abril, Porto, Figueirinhas, no prelo.]] – et avaient donc une dimension qui associaient des formes de solidarité ou de conflit, mais hors des lieux de travail.
— Un chapitre de ton livre porte sur le rôle des femmes dans la Révolution…
— Oui. La première chose qu’il faut dire, c’est que – peut-être curieusement – les femmes ont d’abord agi dans le cadre de la Révolution en tant que travailleuses. Quand a lieu l’insurrection militaire en 1974, il y a déjà au Portugal un taux d’emploi féminin élevé. En conséquence la plupart des femmes sont des travailleuses et elles vont avoir une influence déterminante dans les usines et plus généralement dans les entreprises. Très souvent, elles vont même se situer à l’avant-garde. Et dans les commissions d’habitants ! Dans la mesure où ces commissions posaient les questions du logement, du foyer et du quartier, qui traditionnellement étaient prises en charge par les femmes, ces dernières vont être la principale force motrice des commissions d’habitants. Mais dans le même temps elles sont souvent ouvrières. Et ce n’est pas par hasard si c’est durant la Révolution portugaise que les femmes sont pour la première fois amenées à tenir des piquets de grève, notamment dans le cadre de luttes pour empêcher les patrons en fuite de partir avec les machines.
Il y eut donc une grande évolution dans la condition des femmes : les femmes ne pouvaient pas voter, n’avaient pas le droit de divorcer, n’avaient pas accès aux carrières diplomatiques, etc. Il y a un bond en avant de ce point de vue. (On pouvait voter si l’on était chef de famille, ce qui ne concernait que les veuves…) Mais le féminisme ne fut pas très fort pendant la Révolution portugaise. Je dirais qu’ici a joué le poids d’une société agraire arriérée. Le droit à l’avortement a seulement été conquis au Portugal en 2007. Il n’y eut pas un mouvement féministe fort pendant la Révolution portugaise, et pourtant elle fut une avancée pour les femmes. Il y eut des tentatives visant à défendre l’égalité salariale, mais il s’agit d’une révolution dont la base était ouvrière, associée de manière étroite à la question du contrôle des usines, au secteur industriel, que les questions touchant spécifiquement les femmes ne purent véritablement émerger : la plupart des femmes qui participèrent le firent pour l’essentiel dans le cadre de mouvements en faveur du contrôle ouvrier.
— Mais il y eut également des initiatives et des mouvements très importants et radicaux dans des secteurs non-industriels…
— Oui, tout à fait : dans les banques, les assurances, les services, l’éducation… Dans l’éducation, tout était paralysé ; il y eut d’ailleurs des validations généralisées à l’Université. Un des acquis les plus importants de la Révolution portugaise est l’enseignement unifié : jusqu’à 16 ans, les enfants de pauvres comme de riches devaient bénéficier de la même éducation. Les enfants du peuple ne devaient plus être sélectionnés à 10 ans pour devenir ouvriers, comme cela se passait au temps de l’Estado Novo [dictature salazariste]. L’idée était ainsi d’éviter la reproduction sociale. Il faut également mentionner ici le mouvement général de nationalisation et de gestion démocratique des hôpitaux, coordonné essentiellement par des médecins militants, le mouvement étudiant, mais aussi les mouvements de femmes et écologistes.
— Quel a été le rôle de l’Église catholique dans le processus révolutionnaire, et plus largement quelles furent les relations entre justement l’Église, la bourgeoisie et les fractions dominantes de l’armée (dont Spinola) ?
— Les catholiques progressistes se sont tenus du côté de la Révolution. L’Église en tant qu’institution, à l’inverse, a été un des piliers de la contre-révolution et de l’organisation du coup d’État du 25 novembre 1975, engagée directement dans les mobilisations de masse qui ont suivi ce coup d’État. En réalité l’Église a été impliquée dans toutes les initiatives organisées pour déstabiliser et en finir avec la Révolution, y compris dans des courants terroristes d’extrême droite pratiquant la lutte armée contre la Révolution portugaise, comme l’ELP [en français, l’armée de libération du Portugal]. On pourrait citer ici le cas exemplaire de Conego Melo [de son vrai nom Eduardo Melo Peixoto], de Braga, qui fut un haut dirigeant de l’Église et un leader terroriste. Mais il y eut également des catholiques progressistes très radicalisés par le processus révolutionnaire, ainsi que des prêtres révolutionnaires.
— Comment expliquer que la formation de comités de soldats ait été si tardive et est-ce que cela a joué d’après toi un rôle important dans la défaite de la Révolution portugaise ?
— Je pense que cela tient au fait que le MFA a organisé le coup d’État du 25 avril 1974 qui a fait tomber l’Estado novo, et donc l’armée était dirigée, jusqu’à la radicalisation de la Révolution durant l’été 1975, par les officiers intermédiaires. La conséquence, c’est qu’il a fallu beaucoup de temps aux soldats pour comprendre la nécessité de s’auto-organiser plutôt que d’accorder leur confiance au MFA. Or c’est un fait qu’une bonne partie des soldats, lors du coup d’État du 25 novembre ont été renvoyés chez eux et que les officiers et sous-officiers révolutionnaires ont été arrêtés.
Le dernier bastion de pouvoir de l’État, d’équilibre au niveau des institutions – le MFA – s’était donc rabougri, ouvrant un espace à la dualité de pouvoirs dans les casernes du côté des soldats. Les assemblées d’unité étaient déjà une expression de cette dualité, mais en lien avec les officiers. Affirmer que les commissions de soldats – clandestines ou non, organisées ou non – disposaient d’un faible pouvoir, c’est ne pas comprendre les cris d’alarme que poussèrent tous les cabinets du pays, et que Pinheiro de Azevedo [officier portugais promu amiral pendant la Révolution, Premier ministre de septembre 1975 à juin 1976, leader du parti démocrate chrétien à partir de 1976] résuma dans une phrase flamboyante. Irrité, il dit devant les caméras de télévision : « La situation est comme elle était : on organise d’abord des assemblées, ensuite on obéit aux ordres ! » [[20 novembre 1975, Archives de la RTP.]]
Le sixième gouvernement provisoire, formé sur la base du PS et du PSD [Parti social-démocrate, principal parti de droite], avec seulement un ministre du PCP, se retrouvait face à un pays qui semblait incontrôlable, où les ordres qui arrivaient étaient soumis à un examen minutieux dans les entreprises, les quartiers et les casernes. « On organise d’abord des assemblées ! » Cette dualité de pouvoirs a été qualifiée dans l’historiographie d’ « indiscipline militaire » ou de « crise politico-militaire ». Ce sont des concepts insuffisants pour saisir l’essence historique du processus. Dans de nombreuses unités (sans que l’on puisse savoir exactement dans combien, une étude complète restant à réaliser), les ordres donnés au sein des Forces armées étaient remis en cause et le MFA ne parvenait déjà plus à agir comme discipline alternative ; il ne s’agissait plus seulement d’Assemblées démocratiques d’unité [[Les Assemblées démocratiques d’unité (ADU) ne doivent pas être confondues avec les commissions de soldats. Il s’agissait d’organes démocratiques comportant 50 % de soldats et 50 % d’officiers, sous le contrôle indirect du MFA. Malgré l’absence d’études spécifiques sur les ADU, tout indique qu’elles ont été des espaces de conflit au sein des Forces armées, davantage que les organes institutionnalisées sous le contrôle strict et direct du MFA. 50 % de soldats, ce sont « une pierre dans la botte des officiers ».]] mais d’une insubordination qui gagnait les strates les plus basses des Forces armées, les soldats. Mario Tomé, de la Police militaire, rappelle que les commissions de soldats commencèrent à exister avec force suite à la scission du MFA, et qu’elles disposaient d’une influence dans toute l’unité : « Les commissions de soldats étaient le noyau révolutionnaire au sein des troupes armées, plus précisément dans les troupes de gauche [[Entretien avec Mário Tomé e Francisco Barão da Cunha réalisé le 11 novembre 2011.]]. »
Cette dualité de pouvoirs, qui constitue l’essence d’un processus de démocratisation dans la structure nodale de l’État, était soutenue par plusieurs dizaines d’officiers du MFA, qui furent emprisonnés suite au coup du 25 novembre 1975. Selon l’un de ces militaires, Antonio Pessoa, cette attitude des militaires radicaux s’est affirmé surtout en réaction à la « dissolution des unités militaires » décidée par le Conseil de la Révolution après Tancos [[Entretien avec António Pessoa réalisé le 29 novembre 2011. Tancos désigne ici l’assemblée qui, durant la crise du MFA, modifia la composition du Conseil de la Révolution, réalisé à Tancos le 5 septembre 1975, pour rendre ce Conseil plus favorable à la droite et isoler les secteurs pro-PCP ainsi que la « gauche militaire ».]].
La Révolution commence donc sous une forme un peu étrange, en tout cas ici dans la métropole, avec un coup d’État organisé par les officiers intermédiaires. Dans d’autres pays, l’armée fut le creuset de coup d’État fascistes, comme au Chili, mais au Portugal les sous-officiers firent un coup pour démocratiser le pays. Mais d’un point de vue théorique, la Révolution portugaise confirme les écrits marxistes classiques : elle part des colonies puis se déplace vers la métropole, et c’est une révolution démocratique qui immédiatement se transforme en révolution sociale. Le 25 avril, les gens vont sur les lieux de travail et se demandent ce qui se passe : « Ah, il y a un coup pour faire tomber la dictature ? Allons tous appuyer la fin de la dictature ! » C’est la première chose que les gens font, la chose qui les mobilise le plus : la fin de la police politique, la fin de la répression, la fin de la presse unique, etc.
Donc dès le 25 avril le sujet social de la Révolution est là : les travailleurs. Et dès le 26 avril les travailleurs se disent qu’ils devraient s’unir et s’organiser pour des augmentations de salaires. Mais comment obtenir des augmentations de salaires ? En occupant les usines. Et comment éviter les licenciements ? En reprenant les usines qui ont été fermées par leurs propriétaires. Et comment trouver l’argent pour faire tourner les usines ? En nationalisant les banques, en expropriant la bourgeoisie. Donc il y a tout un processus d’évolution de la conscience des travailleurs au cours du processus historique de la Révolution.
— Il y a eu des débats au sein de la gauche radicale autour de la caractérisation du processus : s’agissait-il d’une situation prérévolutionnaire ou d’une révolution sociale proprement dite ?
— Il y a une certaine tendance dans les groupes trotskistes à se référer systématiquement à un petit texte de Trotsky de 1931 qui s’intitule « Qu’est-ce qu’une situation révolutionnaire ? », où il indique que, pour que l’on puisse parler d’une situation révolutionnaire il faut qu’un parti révolutionnaire ait émergé, sinon nous serions face à une situation prérévolutionnaire. Mais toute l’œuvre de Trotsky a consisté à honorer les situations révolutionnaires comme irruption des masses sur la scène politique et comme crise de l’État. Et cela correspond étroitement à ce qui se joue dans la Révolution portugaise, qui est l’une des révolutions les plus radicales du XXe siècle. Le fait qu’il n’y ait pas eu un parti politique révolutionnaire n’implique pas qu’on ne puisse pas parler d’une situation révolutionnaire. Cela signifie simplement que la Révolution n’est pas parvenue à vaincre, parce que personne n’eut la capacité d’unifier les organismes de double pouvoir. Cela est vrai.
Il y avait au contraire un parti stalinien extrêmement puissant, contre-révolutionnaire, qui pensait que le Portugal était dans l’ordre de Potsdam, et donc que les grèves devaient être contrôlées et réprimées. Ce fut ce que le PCP défendit durant toute la période. Il est difficile de trouver une seule grève que le PCP a soutenue (j’ai réalisé ma thèse de doctorat sur la politique du PCP pendant la Révolution portugaise). Cette révolution fut faite contre l’ordre de Potsdam, contre le PCP, et contre la social-démocratie. La plus grande somme d’argent transférée vers l’étranger en 1974 et 1975 par le SPD [parti social-démocrate allemand] le fut vers le Parti socialiste portugais. Or, la grande défaite de la Révolution portugaise ne fut pas le produit d’un coup d’État militaire dans le style de Pinochet au Chili. Il y a bien un coup d’État militaire le 25 novembre 1975 mais ce fut essentiellement le produit d’une offensive civile s’appuyant sur la social-démocratie. Les États-Unis virent qu’ils n’étaient pas suffisamment puissants ici pour faire un coup d’État classique, dans la mesure où les militaires, du moins ceux du MFA, étaient opposés aux forces de droite. Ils devaient compter sur la social-démocratie.
Malgré tout cela, et dans un pays pourtant très arriéré, fondé sur une économie encore largement agraire, il a fallu dix-neuf mois aux classes dominantes pour reprendre le contrôle de la situation, et même avec ce coup d’État du 25 novembre 1975 les banques furent expropriées, la bourgeoisie fut expropriée, un État social a été construit, un système de santé s’est mis en place, l’enseignement a été unifié, etc. Mais le plus important c’est sans doute cette expérience historique qui a été faite par la classe ouvrière. Ce fut vingt-quatre heures par jour de militantisme politique pour la majorité de la population portugaise, qui se posait collectivement la question des crèches, de l’éducation, de la santé publique, etc. Il y avait des journaux avec des assemblées générales quotidiennes. Jamais il n’y eut un tel degré d’activité politique chez autant de gens : il s’agit bien de la plus importante période de démocratie de notre histoire. Et un des plus grands exemples de démocratie en Europe et dans le monde moderne, avec ces commissions de travailleurs et d’habitants, avec des délégués élus à mains levés, avec des mandats révocables, etc. Et cela a fonctionné !
— La question que l’on peut se poser, quand on t’entend, c’est finalement comment une telle révolution, avec un tel niveau d’auto-organisation de sa population, a pu être vaincue sans une répression violente comme au Chili, sans ces massacres de masse auxquels la bourgeoisie nous a habitués face à des soulèvements révolutionnaires ?
— Je pense que cette défaite est la combinaison de nombreux facteurs. Un premier facteur, c’est qu’une partie de la classe ouvrière avait obtenu des conquêtes immenses durant la Révolution. S’était constitué tout un secteur intermédiaire qui appuyait beaucoup l’idée d’une voie social-démocrate pour le pays. Ce n’est pas la raison principale mais c’est malgré tout un point important. Une autre raison, c’est que l’extrême gauche, qui contrôlait les principales unités militaires de Lisbonne, ne parvint jamais à s’unifier. Il y avait des organisations d’extrême gauche mais il n’y eut pas l’émergence d’un parti révolutionnaire durant la Révolution portugaise. Il n’y eut pas non plus de soviet unificateur.
Mais la principale raison, c’est que ce qui fit la force initiale de la Révolution, à savoir le fait qu’il n’existait pas véritablement de partis et de syndicats constitués, a fini par devenir sa faiblesse. Quand la Révolution portugaise éclata, le PCP n’était pas un parti puissant : c’était un parti de seulement 2.000 militants. Le PS n’existait pas. L’année suivante, le PCP dispose de 100.000 militants, et le PS 80.000. Ce sont des partis qui, en se constituant, vont développer des appareils importants, avec beaucoup de cadres, beaucoup de militants. Et l’extrême gauche, même si elle s’est également développée pendant la Révolution portugaise, est restée extrêmement dispersée. L’extrême gauche s’est par ailleurs concentrée sur l’intervention dans les commissions de travailleurs et d’habitants, les organismes de double pouvoir, alors que le PCP se consacrait pour l’essentiel sur la construction de syndicats qui acquièrent rapidement un poids important, en termes de concertation sociale. Et sans capacité à unifier le mouvement, le PCP a fait comme s’il n’y avait pas eu un coup État [le 25 novembre 1975]. L’état de siège est instauré. Des milliers de militants se rendent dans les casernes pour demander des armes, et personne ne sait quoi faire : il y a une désorganisation généralisée, une absence totale de coordination. Il manque donc une coordination politique et stratégique dans le processus révolutionnaire.
— Peux-tu décrire l’état de l’extrême gauche durant la Révolution portugaise et les débats stratégiques entre les différentes organisations ?
— Il y avait de nombreux maoïsmes, différentes souches : chinoise, albanaise, etc. On trouvait également des organisations guévaristes, en particulier le PRP-BR (Parti révolutionnaire du prolétariat-Brigades révolutionnaires) avec lequel le SWP (Socialist Workers Party) anglais a entretenu des relations. Il faut également mentionner des organisations conseillistes centristes, comme le MES. Les trotskistes étaient très peu nombreux et très jeunes, comme d’ailleurs étaient jeunes la plupart des membres d’organisations d’extrême gauche. Globalement la majorité de ces organisations sont nées dans la foulée du conflit sino-soviétique et de Mai 68. Les débats stratégiques principaux avaient trait au PCP, au PS et au gouvernement (surtout au MFA). Devait-on appuyer la voie de la guérilla (le SWP anglais soutenait le PRP-BR), faire de l’entrisme au PS (les morénistes ne furent pas loin d’adopter cette politique durant l’« été chaud » de 1975, qui fut depuis toujours celle des lambertistes), et la LCI soutenait une alliance MFA-PCP, qui était considérée par les morénistes comme bonapartiste et « front-populiste ».
— Qu’en est-il du MRPP ? Il s’agissait, dit-on, de la principale organisation d’extrême gauche avant et pendant la Révolution, mais avec une politique de division…
— Oui, ils appliquaient la théorie du social-fascisme selon laquelle l’Union soviétique (donc le PCP) était l’ennemi principal. Mais il leur est arrivé d’adopter des positions correctes, dans la mesure où le PCP est au gouvernement, ils n’appuyèrent aucune mesure gouvernementale, donc la plupart du temps ils se trouvèrent du côté des travailleurs en lutte. Mais cela les amena également à soutenir le coup militaire du 25 novembre, au nom de la lutte contre le PCP et contre l’URSS. Il faut avoir en tête que le gouvernement ne cesse pas, pendant la Révolution portugaise, d’essayer de contenir le mouvement ouvrier. Il y eut quatre coups d’État et six gouvernements provisoires en dix-neuf mois ! La Révolution portugaise a constitué une telle radicalisation que les gouvernements n’ont pas cessé de tomber. La bourgeoisie eut ainsi de grandes difficultés à maintenir et à faire fonctionner l’appareil d’État. Celui-ci ne s’effondre pas mais il est en crise permanente.
— Peut-on dire que la contre-révolution du 25 novembre 1975 a mis fin à cette crise de l’État ?
— Dans l’armée, oui ! Les commissions de soldats sont dissoutes, les officiers révolutionnaires sont emprisonnés et les soldats radicalisés sont renvoyés chez eux. Le coup du 25 novembre 1975 réussit donc à en finir avec la dualité de pouvoirs dans les casernes, qui était le produit d’un processus de soviétisation des forces armées engagé à partir de la crise du MFA. Le MFA avait joué le rôle de garant de l’armée, entre les soldats et les officiers. Quand le MFA entre en crise, et là il y a eu là dessus un grand débat entre mandélistes et morénistes [deux courants du trotskisme au niveau international] concernant le caractère révolutionnaire ou progressiste du MFA et dans quelle mesure il fallait le soutenir, il y a ce processus de soviétisation des forces armées que le coup du 25 novembre, comme je l’ai dit, va stopper brutalement. Mais il ne met pas fin à la dualité de pouvoirs dans les usines, dans les entreprises en général et dans les écoles. Cela va nécessiter un processus lent. Il n’y a pas de contre-révolution immédiate dans l’ensemble de la société (contrairement à ce qui se passe dans l’armée) : la contre-révolution, comme la révolution, est un processus. Par exemple, la contre-réforme agraire est mise en œuvre en 1979 – 1980. La défaite du mouvement ouvrier a lieu en 1984.
Dans un livre récent, Para onde vai Portugal [Où va le Portugal] ?, je défends pour la première fois la thèse que la Révolution portugaise a reporté la contre-révolution néolibérale dans toute l’Europe. Le grand plan néolibéral est consécutif à la crise de 1973. Les premières grandes grèves de mineurs en Angleterre, alors que Thatcher est déjà ministre [de l’Éducation] ont lieu en 1973. La Révolution portugaise va conduire à une convulsion sociale en Espagne et en Grèce, et la bourgeoisie européenne craint alors une contagion en France et en Italie. Donc la Révolution portugaise reporte la mise en place des plans néolibéraux (flexibilisation du marché du travail, etc.) à la fin de la crise de 1981 – 1984. De mon point de vue, elle a joué ce rôle là, lié à l’effet de contagion, craint par les classes dirigeantes de France et d’Italie, deux pays centraux en Europe. Le mai 68 français a eu écho dans le monde entier, mais la Révolution portugaise aussi. Elle modifie complètement le rapport de forces en Europe, provoquant une peur très forte du côté de la bourgeoisie. Et la doctrine Carter va s’inspirer de la Révolution portugaise. Plus généralement, toutes les révolutions ont des effets au niveau mondial.
— Pourrais-tu dire quelques mots de la géographie de la Révolution portugaise. Il y eut un développement très inégal du processus révolutionnaire d’une région à l’autre : la Révolution fut beaucoup plus avancée à Lisbonne, ou a fortiori à Setubal, que dans le Nord par exemple et dans certaines zones rurales…
— Oui, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il serait aujourd’hui plus facile de faire une révolution qu’en 1974 – 1975, notamment parce qu’à présent la prolétarisation est massive. C’était moins le cas à l’époque, où 30 à 40 % de la population était agraire, et qui se caractérisait par une mentalité agraire, petite-bourgeoise, très attachée à la petite propriété, etc. Il faut noter que la force électorale d’un tel groupe ne correspond pas nécessairement à sa force sociale : à eux seuls, les 7.000 ouvriers de la Lisnave [entreprise de construction et de réparation navale] à Lisbonne ont mis en échec une loi sur la réglementation des grèves, qui était une loi contre les travailleurs en 1974. Mais 7.000 ouvriers de la Lisnave ne sont rien électoralement face à 700.000 de petits paysans perdus au milieu de nulle part. Les révolutions s’accordent mal avec les processus électoraux : non pas parce que les révolutions ne sont pas démocratiques, mais parce qu’elles défendent une autre vision de la démocratie, qui a partie liée avec l’organisation collective sur les lieux de travail, et non une démocratie fondée sur le principe abstrait « un homme un vote », qui fondamentalement déforme la force sociale.
— Qu’est-ce ce qui demeure de la Révolution portugaise dans la vie politique du pays ?
— Il y a une mémoire extrêmement forte de la Révolution. D’abord le 25 avril est un jour férié et, du nord au sud du pays, on commémore la Révolution. Cette mémoire est d’autant plus vive qu’une grande partie des acteurs de cette révolution sont encore vivants. Ce qui reste, fondamentalement, dans la mémoire collective, c’est que ce fut possible. C’est cela le cauchemar historique de la bourgeoisie portugaise : il y a un moment où ils ont dû fuir le pays, et ils savent que si cela est arrivé une fois, cela pourrait arriver à nouveau. Ce que j’aimerais voir, pour ma part, ce sont ces secteurs de la société qui aujourd’hui sont à la retraite aidant les jeunes générations à s’organiser, leur montrant comment on peut s’organiser. Il s’agit là d’un des grands problèmes de la société portugaise : c’est une société qui depuis quarant ans est fondée sur un pacte social, sur la concertation sociale, et elle ne sait pas s’organiser en vue du conflit. La plupart des gens ne savent pas s’organiser pour entrer en conflit.
— Il n’y a pas eu de transmission de ce point de vue là…
— Non. C’est d’ailleurs l’un des axes de mon argumentation dans Para onde vai Portugal ? : il y a une coupure générationnelle entre la génération de la Révolution et celle du pacte social. Je pense que cela est lié au fait que les jeunes ont été précarisés et donc rendus dépendants de leurs parents, obligés d’habiter chez eux jusqu’à 30, 35 voire 40 ans. Pour eux, la lutte de classes disparaît en partie parce qu’ils ne peuvent participer aux luttes dans l’usine ou plus largement dans l’entreprise. Ils gagnent 500 euros, ce qui est évidemment insuffisant pour vivre dignement de manière indépendante. Mais cela est fini : la société portugaise va vers de grands conflits sociaux parce que les parents ne peuvent plus véritablement soutenir leurs enfants comme ils le faisaient auparavant. Cette aide apportée par les parents a eu pour effet de dépolitiser deux générations, celles des années 1980 et 1990. Les jeunes de ces générations n’ont plus vu le travail comme un cadre de conflits où l’on doit se battre pour faire respecter ses droits : ils étaient à la maison.
— J’aimerais que l’on termine sur les débats historiographiques autour de la Révolution portugaise, que l’on imagine forts. Quel est pour toi le principal débat qui structure cette historiographie ?
— Il y a effectivement un débat extrêmement fort. Fernando Rosas, un historien de gauche, défend l’idée que la démocratie est la fille de la Révolution. Je défends pour ma part une thèse différente, à savoir que la démocratie représentative fut le produit de la défaite de la démocratie ouvrière. On trouve également des historiens contre-révolutionnaires, comme Rui Ramos ou Antonio Costa Pinto, selon qui la Révolution est une espèce d’erreur historique : elle n’était pas nécessaire parce que la société portugaise était en train d’évoluer vers la démocratisation. C’est un exercice contrefactuel, mais la vérité est que la société portugaise n’évoluait pas vers une transition démocratique. Il a fallu une révolution pour que s’installe une démocratie représentative. Je pense que nous avons « gagné » ce débat dans les secteurs académiques parce que nos travaux de recherche sont mieux fondés. Aujourd’hui il est très difficile de nier l’ampleur et la radicalité du mouvement social durant la Révolution, ou d’affirmer que le MFA contrôlait tout, ou encore que la Révolution fut une « révolution sans morts », que le PCP voulait prendre le pouvoir, etc. Toutes ces thèses ont été marginalisées.
Propos recueillis et traduits par Ugo Palheta
Entretien initialement paru dans Contretemps le 16 avril 2016.
Dernier livre de Raquel Varela en français : Un peuple en révolution. Portugal 1974 – 1975, Agone, 2018
SOURCE : Le blog des éditions Agone