Ces treize dernières années le Venezuela bolivarien s’est transformé en laboratoire de nouveaux modes de production de l’information, une bataille qui a commencé sur le thème de la « visibilisation » d’une majorité sociale exclue pour s’inscrire aujourd’hui, de manière plus ambitieuse, dans la construction d’un État communal.
À sa manière le président Chavez avait poussé ce processus dès son élection en décembre 98, en réalisant sa promesse de campagne de convoquer une assemblée constituante. Le texte final de la Constitution bolivarienne oblige l’État à veiller au caractère démocratique et pluriel du droit à l’information (2000). Chavez avait ensuite informé la CONATEL (Commission Nationale des Télécommunications, le CSA vénézuélien) de son intention de répondre positivement aux invitations de collectifs de communication populaire dont les antennes étaient encore considérés par Conatel comme « illégales »… C’est ainsi que le 8 janvier 2002 au terme d’une longue négociation entre les médias populaires pionniers (Catia Tve, Teletambores, TV Rubio et TV Zulia) et la CONATEL était enfin publié le « Règlement légal » des médias populaires (on dit ici « medios comunitarios »).
L’article 28 de ce règlement déclare que les médias populaires doivent transmettre un minimum de 70% de programmes réalisés directement par la population. Pour assurer cette participation réelle de la majorité, le règlement oblige les responsables de ces médias à former en permanence des groupes de production parmi la population. La pub est limitée pour ne pas répéter les échecs historiques des radios libres en France ou de la télévision communautaire en Colombie, où la participation citoyenne a été chassée par la logique commerciale.
Depuis la publication du règlement les médias populaires se sont multipliés à un rythme soutenu. Alors que ceux-ci restent réprimés, illégaux ou inexistants sur la majeure partie du globe, le Venezuela en compte à peu près 300 en 2012, des radios essentiellement, qui émettent librement sur une échelle locale[[Pour une liste détaillée des médias populaires légalisés (auxquels l’État a octroyé une fréquence hertzienne 24 heures sur 24): http://www.conatel.gob.ve/files/solicitudes/habilitaciones/Medios_Comunitarios_Habilitados_actualizado.pdf]]. La liberté d’expression y est totale, à l’image du site alternatif www.aporrea.org qui tout en recevant un appui économique de l’État publie quotidiennement des critiques en tout genre et parfois virulentes des politiques du gouvernement Chavez.
Les obstacles.
Cette explosion des médias participatifs fait face aux mêmes obstacles que ceux que rencontre la révolution bolivarienne en général. A commencer par la domination écrasante des médias privés[[« Vénézuéla, qui étouffe qui ?»: http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010 – 12-14-Medias-et-Venezuela]]. Avec des télénovélas comme la colombienne « El capo » dont le héros narcotrafiquant sympa bat des records d’audimat, les films de guerre ou d’horreur importés des États-Unis, les shows érotiques et les jeux de la fortune, jusqu’à la manière de traiter les luttes sociales dans les JT, etc., l’hégémonie culturelle du capitalisme reste assez efficace (80% d’audience) pour freiner l’essor de la démocratie participative et la transition d’une société de marché à une société socialiste. Le gouvernement bolivarien n’a pas encore osé démocratiser le spectre radio-électrique comme l’a fait l’Argentine de Cristina Fernandez en octroyant un tiers des ondes radio et TV au service public, un tiers à l’entreprise privée, un tiers au secteur associatif[[La SIP, organisation de patrons de médias réunie à Sao Paulo (Brésil) le 16 octobre 2012, a dénoncé la loi argentine de démocratisation des ondes radio et TV comme une « grave menace pour la liberté d’expression ».]].
Ceci explique que beaucoup des nouveaux médias populaires imitent la logique des médias commerciaux et que le nombre de « présentateurs » ou de « vendeurs » enfermés dans des studios dépasse encore le nombre de formateurs d’équipes de production populaire. Il faut y ajouter la vieille culture politique du pouvoir personnel, de la division du travail et du rejet de la formation intégrale, facteurs qui peuvent décourager les nouveaux arrivants. Dans beaucoup de cas, la faible participation fait qu’on est encore loin des 70% de production populaire prévus par le règlement de 2002.
Cependant le nombre de concessions accordées à ces médias citoyens continue de croître (de même que les concessions accordées aux médias privés) et l’État ne lésine pas sur les moyens pour les doter d’équipements de production et de transmission[[ Un exemple récent d’appui de la part de l’État : http://www.conatel.gob.ve/#http://www.conatel.gob.ve/index.php/principal/noticiacompleta?id_noticia=3183]]. Politiquement on vit une conjoncture intéressante : peu après sa réélection le 7 novembre 2012, le président a appelé les médias publics à sortir de leurs studios et à transmettre “depuis les usines, avec les travailleurs réunis en assemblée, avec la critique et l’autocritique qui nous nourrissent tant et dont nous avons tant besoin”.
Le nouveau Ministre de l’Information et de la Communication Ernesto Villegas, nommé pour impulser cette rupture, a annoncé son appui au renforcement des médias participatifs, a mis l’accent sur la formation sociopolitique des communicateurs sociaux, sur l’effacement de la frontière anachronique entre ceux qui disposent d’une carte de presse et ceux qui n’en ont pas. Il a demandé aux médias publics d’”ouvrir leurs portes au peuple mais pas seulement pour qu’il remercie pour les bonnes choses mais aussi pour qu’il montre les erreurs, les fautes commises par le gouvernement et les déviations du processus”.
Face à la difficulté de construire un authentique pouvoir populaire, quelles sont les tâches du jour ? Accélérer et intensifier la formation intégrale en éducation et en communication populaires pour que la technique soit cohérente avec l’idéologie, pour que les équipes en charge de ces médias sortent des studios et se transforment en équipes de formateurs, bref : pour que la majorité sociale produise les programmes. Il s’agit aussi d’unifier les forces sociales pour qu’une loi d’initiative populaire démocratise la répartition des fréquences radiophoniques et télévisées.
Le concept idéal pour comprendre le rôle du média populaire dans la révolution bolivarienne serait celui d’une « entreprise sociale de production d’information ». Il ne s’agit pas de « faire du lien social » ni de devenir une « chaîne culturelle » mais plutôt, dans la tradition de l’éducation populaire de Simón Rodriguez à Paulo Freire, d’assembler les points de vue dispersés pour les renvoyer à la population enrichis par la comparaison et la contextualisation, depuis l’enquête participative jusqu’au montage final. Une image du monde assez complète pour produire un saut de conscience et renforcer la capacité d’agir des citoyens. Ce qui implique que les animateurs et formateurs étudient l’Histoire, la philosophie, la littérature, la musique, l’économie, la sociologie, etc pour être capables de « lire le monde avant de lire l’image » ou de « penser global, filmer local ».
« Il ne s’agit pas de montrer le carton de jus de fruit, il s’agit de montrer ce qu’il y a derrière ; et ce qu’il y a derrière c’est le peuple qui produit ».
Lors du Forum “Comunication en Révolution” (Caracas, 1 novembre 2012) auquel participait également le Ministre Ernesto Villegas, le sociologue Reinaldo Iturriza insistait sur le fait que “nous ne pouvons continuer à montrer le peuple comme celui qui reçoit, mais le peuple constitué en sujet politique et qui dit tout ce qu’il y a à dire, avec les critiques qui doivent être faites”. Et de s’interroger sur un paradoxe : si le président Chavez a souvent pointé cette lacune ces dernières années, pourquoi les médias publics restent-ils réticents à ouvrir leurs portes à la critique populaire ?
Iturizza a exposé une autre idée que nous défendons dans les ateliers de notre école populaire et latinoaméricaine de cinéma, télévision et théâtre : “Il ne s’agit pas de montrer le carton de jus de fruit, il s’agit de montrer ce qu’il y a derrière ; et ce qu’il y a derrière c’est le peuple qui produit ». Une idée mise en pratique dans les années 20 par le cinéaste soviétique Dziga Vertov (ou par le cinéaste français Luc Moullet avec « Genèse d’un repas » (1978). Le film que Vertov avait réalisé pour inviter la population à acheter la viande à la coopérative d’État plutôt qu’à l’intermédiaire privé invente une forme cinématographique de grand impact pour l’époque : faire défiler à l’envers la pellicule pour « dévoiler l’origine des choses et du pain, offrir ainsi à chaque travailleur la possibilité de se convaincre concrètement que c’est lui qui fabrique toutes ces choses et que par conséquent, elles lui appartiennent. Et de mettre en doute l’obligation de vêtir et d’alimenter toute une caste de parasites. » (Dziga Vertov).
Analyse participative d’un film de Vertov sur la production et la vente de la viande.
Cette idée de “scruter le réel au-delà des apparences” a servi de point de départ à l’exercice final organisé dans un de nos ateliers pour des télévisions communautaires de tout le pays[[Cet atelier intensif de 11 jours a été organisé du 2 au 12 novembre 2012 avec l’appui de Conatel/Ceditel, Catia TVe, Teletambores et Vive TV. Y ont participé des membres de TV Cimarrón (Higuerote, État Miranda), de TVC Bailadores (État Mérida), de Quijote TV (État Zulia), de Teletambores (État d’Aragua), et de Digital Visión (État de Cojedes).]].
Le hasard a fait que le début de cette formation coïncide avec un meeting de campagne du candidat bolivarien au poste de gouverneur de l’État d’Aragua, Tareck El-Assaimi (ex-ministre de l’Intérieur). Des chaînes de télé comme VTV ou Venevisión couvrent ce type d’événements en suivant la technique publicitaire des plans frontaux du candidat assortis de ses déclarations, un « travail » expédié en 10 minutes avant de courir à une autre « actu », réduisant la population à un décor de circonstance. Cette image personnaliste de la politique montre qu’au bout de treize ans n’est pas encore né un nouveau mode de produire l’information en fonction de la « démocratie participative et protagonique » prévue dans la constitution bolivarienne.
Le candidat gouverneur bolivarien pour l’État d’Aragua, Tareck El Assaimi, lors de la marche dans les quartiers populaires, novembre 2012.
Avant ce meeting, usant d’une vieille habitude de la culture politique locale, la mairesse (PSUV, parti chaviste) de Linares Alcántara avait préparé un « tour » spécial pour accueillir le candidat, en asphaltant in extremis le parcours. C’était compter sans l’intelligence du peuple qui entoura le candidat de toutes parts, l’obligeant à modifier le trajet initial. Ce qu’il accepta de bonne grâce, enfonçant les pieds dans la boue du quartier populaire pour, selon ses termes, « ressentir ce que ressent la population ».
C’est en partant des visages des collectifs présents à cette marche que les participants à l’atelier ont transformé cet épisode d’une campagne en point de départ d’une mise en contexte sociale, politique, pour comme Dziga Vertov, remonter le fil des choses.
Si nous prenons au sérieux l’idée de créer un nouveau type de télévision, il nous faut comprendre par exemple qu’un responsable politique n’est pas un “produit” et que s’il est « produit », c’est par ceux qui font la politique, par ceux et celles qu’il faut par conséquent voir. Dans les années 60 le brésilien Glauber Rocha avait subverti un film de commande sur la prise de fonction du gouverneur José Sarney – dans ce cas, nul candidat révolutionnaire mais un fidèle serviteur de l’oligarchie du Brésil. La technique de “Maranhao 1966“ est intéressante parce que son montage montre les contre-champs qu’occultait le discours de Sarney et devient ainsi, du film de propagande qu’il aurait pu être, une critique.
María Muñoz et Dioselin Camiña (membres de Teletambores)
María Muñoz (photo), membre de Teletambores, raconte : « l’atelier commence avec ce meetingg parce que nous avons vu que la lutte sociale en découle et que nous pouvions raconter ces expériences de lutte sociale, voir comment certaines mères abandonnent leurs enfants ou les laissent à la maison pour se vouer totalement à leur lutte sociale, ce qui est une manière d’exprimer ce problème qui a surgi ici dans notre communauté. En plus de visibiliser la lutte qu’elles mènent, voir le quotidien de chacune d’elles dans son travail au foyer, les moments passés avec les enfants, leurs luttes dans la communauté, les campagnes électorales successives, et les espoirs que nous avons au sujet du nouveau candidat en termes de sécurité » .
“Nous avons relié les moments de vie des lutteuses sociales avec ceux des artisans céramistes du quartier El Valle qui sont à leur manière aussi des lutteurs sociaux, qui nouent des liens avec les jeunes qu’ils forment dans la fabrication des pièces. Les autres propositions étaient le “Simoncito” (centre éducatif pour la petite enfance, mis en place par l’actuel gouvernement, NdT) dont de nombreuses mères ont besoin, et les entreprises de production sociale organisées par des femmes en lutte – il s’agissait de montrer des mains qui fabriquent les chemisiers de la marque « Gotcha » et refléter le processus d’un produit qui n’est pas qu’un produit, derrière il y a beaucoup de mains, des mains de lutteuses qui sentent, qui ont des problèmes, et une infinité de choses qui enrichissent la communication populaire, les nouvelles télévisions, je pense qu’il y a beaucoup à faire.”
“Nous pensions que Teletambores avait été privatisée.”
Au moment de visionner pour les évaluer les quatre court-métrages finaux produits par les participant(e)s à l’atelier, quelques unes des organisatrices de la Misión Ribas Joven (dont l’objectif est d’offrir aux jeunes exclus du système la possibilité de conclure leurs études, tout en leur donnant des cours de culture) ont proposé de s’en servir pour animer des assemblées de quartier car au-delà des thèmes en eux-mêmes, les films projettent une image de l’état dans lequel se trouve le quartier. Elles ont aussi exprimé un souhait : “que Teletambores se réintègre à la communauté car depuis un certain temps nous ne sentions plus sa présence, nous avions même pensé qu’il avait été privatisée”.
Dernier jour de l’atelier. Évaluation des court-métrages par des habitantes du quartier.
María Muñoz : “le travail reprend peu à peu, nous avons connu des hauts et des bas mais je pense que là est la solution, dans l’intégration au quartier, que les habitants la ressentent pour qu’ils continuent à répondre présents comme au cours de l’atelier. S’ils ne s’étaient pas sentis partie prenante du travail, je pense qu’ils ne seraient pas venus évaluer nos travaux finaux. Ce bref contact a rallumé la mêche. Continuer à nous intégrer nous rendra plus forts. Mon rôle en tant que membre de Teletambores est l’articulation avec les luttes sociales, avec les conseils communaux. La clef est dans l’intégration, dans l’appui de l’État et dans l’union avec les autres télévisions communautaires. Que tou(te)s ceux et celles qui participent aux ateliers soient lié(e)s aux organisations sociales. Nous sommes ici pour apprendre les uns des autres. On est ou on n’est pas”.
“J’ai vécu un conflit entre ce qu’est la communication populaire et ce qu’on m’a enseigné dans l’université bolivarienne.”
“Les premiers jours de l’atelier il y a eu beaucoup d’information, mais c’était ce que j’attendais car j’étudie les communications sociales à l’UBV, et là j’ai vécu un choc entre ce qu’est la communication populaire et ce qu’on donne à l’université bolivarienne. J’imagine que cela vient de la formation des professeurs qui viennent avec des bagages idéologiques de la quatrième république et la forme antérieure d’enseigner, alors que la forme d’enseigner d’aujourd’hui a pour maître-mot apprendre en faisant.”
Thierry Deronne
Source de l’article : Venezuela infos, le blog de Thierry Deronne
Quelques photos de Marco Felizola & Thierry Deronne :
Notes