Alors que la poste britannique se prépare à la privatisation, l’écrivain James Meek s’est rendu aux Pays-Bas, pionniers en la matière. Ce qu’il y a découvert est terrifiant
“Oh, je crois que je repasserai.” Dessin de Robert Thompson, Royaume-Uni.
Royaume-uni. Comment ils ont tué la poste
Alors que la poste britannique se prépare à la privatisation, l’écrivain James Meek s’est rendu aux Pays-Bas, pionniers en la matière. Ce qu’il y a découvert est terrifiant : un service déplorable et des travailleurs exploités.
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Quelque part aux Pays-Bas, une factrice file un mauvais coton. Du fait de sa santé fragile, de la neige et d’une certaine confusion dans sa vie personnelle, elle a des mois de retard dans ses tournées. Tant de caisses de courrier se sont accumulées dans le couloir de son appartement, un ancien logement social privatisé dont elle est locataire, qu’il devient difficile de s’y déplacer. Deux fois par semaine, l’une des sociétés postales pour lesquelles elle travaille, Selektmail, dépose chez elle trois ou quatre caisses de lettres, de magazines et de catalogues. Elle trie et distribue leur contenu, mais le retard accumulé l’hiver dernier est difficile à rattraper. Elle pense que ses employeurs commencent à se douter de quelque chose.
Quand je lui ai rendu visite récemment, j’ai compté 62 caisses pleines de courrier. Un étroit passage permet de se glisser entre le mur de caisses et les piles d’affaires personnelles : des cartons de bananes, un rideau de perles inutilisé, un seau essoreur. L’une des caisses est venue s’échouer dans le bureau, où l’ordinateur émerge d’un tas de documents, de vieux journaux et magazines. Si ces deux flots de papiers venaient à se mélanger, ils ne seraient pas faciles à démêler.
La factrice n’a pas déclaré forfait. Elle a eu le même problème il y a quelques années avec Sandd, l’autre société postale pour laquelle elle travaille. “Quand j’ai débuté chez Sandd, en 2006, je distribuais environ 14 caisses de courrier chaque fois, raconte-t-elle. Je n’arrivais pas à suivre, et le jour de l’an suivant, il y en avait 97 dans la maison.” Cette factrice est payée une misère pour distribuer du courrier d’entreprise. Elle ne fait pas son travail correctement, mais si peu de gens se sont plaints qu’elle n’a pas été inquiétée.
Partout dans le monde, les services postaux évoluent dans ce sens : on les optimise pour qu’ils distribuent le maximum de courrier indésirable à un coût minimal pour les entreprises. A l’ère d’Internet, les particuliers envoient moins de lettres qu’autrefois, mais cela ne suffit pas à expliquer le déclin de la poste. La baisse du coût des envois en nombre destinés à une poignée de grosses sociétés entraîne le remplacement de préposés décemment payés par des travailleurs précaires et la dégradation des tournées quotidiennes.
J’ai accepté de ne pas identifier la factrice néerlandaise. Même si elle n’était pas assise sur des mois de courrier en retard, Sandd et Selekt pourraient la virer du jour au lendemain. Elle évalue son temps de travail à une trentaine d’heures par semaine pour les deux sociétés, et gagne environ 5 euros de l’heure, alors que le salaire minimum aux Pays-Bas varie entre 8 et 9 euros de l’heure. Elle n’a pas de contrat. Elle n’a pas droit au congé maladie, ne cotise ni à la retraite ni à l’assurance-maladie. L’une des deux sociétés lui accorde des congés payés au compte-gouttes. Selekt lui a fourni une veste et un sweat-shirt mais pas de chaussures, et elle doit payer de sa poche l’entretien de son vélo. L’entreprise profite des vides juridiques existant dans le droit du travail pour lui imposer ces conditions exécrables. Notre factrice est payée quelques centimes pour chaque courrier distribué. Les sociétés postales privées font en sorte que le contenu du sac postal des facteurs ne leur permette jamais de gagner plus de 580 euros par mois, seuil au-delà duquel elles seraient obligées de les employer en CDI.
Une guerre fratricide
Les caisses de Selekt sont jaunes et frappées du logo à cor de chasse noir de [sa maison-mère] la Deutsche Post, ancien service postal public allemand, privatisé depuis de longues années [en 1996], à l’instar de son concurrent néerlandais [1989]. Depuis des années, ces deux sociétés se disputent âprement le marché néerlandais, dans le cadre de la guerre postale fratricide qui affecte toute l’Europe du Nord, une guerre à laquelle n’échappera pas Royal Mail [la poste britannique] lorsqu’elle sera à son tour privatisée.
Une fois privatisées, les anciennes sociétés postales d’Etat ne deviennent pas nécessairement des concurrents faciles. Privatisation et libéralisation ne sont pas synonymes. Mais, aux Pays-Bas, elles sont allées de pair et ont profondément transformé l’activité postale.
Chaque semaine, particuliers et entreprises reçoivent la visite de facteurs de quatre sociétés différentes. Il y a les facteurs “orange” de la poste néerlandaise privatisée, désormais baptisée Post NL [fin mai 2011, le holding TNT NV a séparé ses activités postales de ses opérations de transport express : TNT Post est devenue Post NL, et TNT Express a conservé son nom] ; les facteurs “bleus” de Sandd, société néerlandaise privée ; les facteurs “jaunes” de Selekt, filiale de Deutsche Post/DHL ; et enfin les facteurs “semi-orange” de Netwerk VSP, société néerlandaise créée [en 2007] par TNT Post pour cannibaliser ses propres activités en employant une main‑d’œuvre précaire qui lui coûte moins cher que son propre personnel (syndiqué). Post NL distribue le courrier six jours par semaine, Sandd et Selekt deux jours par semaine, et VSP un jour par semaine.
Du point de vue d’un libéral ardent, cela peut passer pour une saine concurrence. Mais bizarrement, aucun des rivaux ne prospère. Les fonds spéculatifs et autres actionnaires transnationaux qui présidaient aux destinées de TNT l’ont obligé à se scinder. Deutsche Post s’est retirée des Pays-Bas et a vendu Selekt à Sandd [début 2011], une société qui n’a jamais été bénéficiaire.
Fondée [en 2001] par d’anciens dirigeants de TNT Post, Sandd s’est fait une spécialité de la distribution du courrier privé. Sandd est l’abréviation de Sort and deliver [Tri et distribution]. En Grande-Bretagne (comme dans de nombreux autres pays), les sociétés privées peuvent procéder à la collecte et au tri du courrier mais, dans les faits, le “dernier kilomètre” d’une lettre reste le monopole de Royal Mail. Le système Sandd consiste à livrer les caisses de courrier directement chez des travailleurs occasionnels qui effectuent le tri sur la première surface plane qu’ils trouvent, puis distribuent les plis aux jours prévus, à l’heure de leur choix. Ce système a l’avantage de réduire les frais de l’entreprise, tout en limitant le risque que les facteurs se rencontrent pour discuter de leurs problèmes ou de l’adhésion à un syndicat.
J’ai observé le tri du courrier par notre factrice dans sa cuisine. Elle le répartissait en tas sur chacun des deux égouttoirs en acier de son évier, qu’elle avait soigneuse- ment séchés après la vaisselle du soir. Il y avait surtout des catalogues Ikea, dont la couverture montrait un ensemble de meubles en bois clair, gais, sous un éclairage raffiné. L’idéal d’Ikea ne prévoit aucun espace adapté au tri du courrier. Tandis que le bruit mou des catalogues empilés sur la paillasse se faisait monotone, mon œil a été attiré par une rangée de Schtroumpfs en équilibre sur le tuyau de cuivre au-dessus de l’évier. Ils étaient recouverts d’une épaisse couche de poussière noire. La factrice sait bien que tout va de travers. Dans un courriel angoissé qu’elle m’a envoyé après ma visite, elle écrit : “Beaucoup de larmes coulent”.
Petit boulot
Joris Leijten, un facteur qui a quitté Sandd en janvier 2011, m’a expliqué qu’il triait le courrier sur son lit. Dans un café de Bussum [en Hollande-Septentrionale], il me tend le flyer que Sandd a glissé sous sa porte après sa démission, flyer où la société vante son ancien boulot : une photo de quatre personnes en uniforme bleu Sandd, marchant à grands pas dans la rue, tout sourire, avec sous le bras de légères liasses de courrier. “Travaillez à l’extérieur en gérant votre temps, proclame le prospectus. Idéal pour les étudiants, les femmes au foyer et les retraités.”
Leijten m’a raconté une journée de travail : tri puis distribution de 323 plis d’un poids total de 81,4 kilos, en trois tournées, à 279 adresses. Sandd assure que cela prend six heures ; Leijten y consacrait huit heures. Cela lui rapportait 27 euros, soit un peu plus de 3 euros de l’heure. Sandd présente ce travail comme un bijbaan, un petit boulot pour quelqu’un qui veut prendre l’air et faire de l’exercice, un retraité, un étudiant, une femme ayant un mari salarié. Mais à 32 ans, Leijten n’arrive pas à décrocher un emploi dans un musée, emploi pour lequel il a été formé, et il n’est pas le seul à jongler entre plusieurs bijbanen mal payés. Sandd lui donnait-il quelque chose en plus de ses 8 centimes par lettre ? Normalement, explique-t-il, les facteurs doivent payer leur uniforme. Mais la société leur attribue de temps à autre des points qui peuvent être échangés contre une veste bleue Sandd.
Le marché postal a été libéralisé au nom du consommateur, nom que l’on donne aux anciens citoyens d’Europe. La concurrence, nous dit-on, bénéficiera à tout le monde. Mais la concurrence, comme l’observe Leijten, n’existe que pour les grands groupes. Les simples citoyens ne peuvent pas poster leur courrier dans des boîtes aux lettres Sandd ou Selekt : il n’y en a pas. Ils doivent payer 46 centimes pour envoyer une lettre via Post NL. En revanche, le gouvernement a négocié un accord avec Sandd, qui distribue une partie de son courrier à 11 centimes pièce. “Le système postal est malade”, conclut Leijten.
A la veille de mon séjour aux Pays-Bas, David Simpson, porte-parole de Royal Mail, m’a accompagné au centre de tri de Gatwick, dans le Sussex. C’est l’une des plates-formes industrielles dont l’entreprise est le plus fière. Construite en 1999, elle aspire et recrache chaque lettre, paquet ou petit colis posté sur un territoire de 1 500 kilomètres carrés. On y trie deux millions et demi de plis par jour.
Michael Fehilly, le directeur de Gatwick, arpente les lieux en costume gris rayé, chemise rose à col ouvert et mocassins marron. Il a grandi dans une cité à Peckham [quartier du sud de Londres] et il est entré à la poste en tant qu’apprenti facteur en 1987, à l’âge de 17 ans. Il détestait partir très tôt au travail et comptait démissionner au bout de quelques mois. Mais on l’a formé pour devenir cadre. Vingt ans plus tard, il est une star de la société. Sous sa houlette, Gatwick a adopté la philosophie du consultant en management japonais Hajime Yamashina, philosophie que Royal Mail tente de diffuser dans l’ensemble de l’entreprise.
Lorsque Fehilly prêche la méthode Yamashina, il a les yeux qui brillent. Tout commence par la sécurité. Partout, dans le centre de tri, on voit de mignons dessins représentant un animal en manteau blanc portant des lunettes : la Sécuri-Taupe. “Quand j’ai entamé ce programme, je pouvais garantir un maximum de 28 accidents par an – un coup, une bosse ou un bleu –, explique Fehilly. L’année dernière, nous n’avons eu aucun accident.”
Fehilly a travaillé avec le personnel afin de trouver des solutions à des problèmes qui n’étaient même pas perçus comme tels. L’entreprise a économisé 1 million de livres par an en louant un camion électrique, ce qui a permis de ne plus pousser les chariots de courrier d’un bout à l’autre du centre. Les salariés ont découvert que certains tapis roulants électriques ralentissaient ceux qui y travaillaient, d’où l’idée de mettre au point un dispositif plus simple fonctionnant grâce à la gravité. Ils se sont également rendu compte que, pendant plus d’un siècle, personne n’avait remis en cause le nombre de cases des casiers utilisés pour trier les lettres par régions. Pourquoi y en avait-il 56 ? Il est apparu qu’on pouvait éviter à chaque opérateur des années de fatigue et de douleur musculaire en réduisant le nombre de cases à 15 et en aménageant aussi des ouvertures à l’arrière.
Des gauchistes hippies
Pourtant, malgré tant d’ingéniosité et de coopération, malgré la fermeture de bureaux de poste et de centres de tri, malgré la réduction des effectifs de l’entreprise, passés de 230 000 à 165 000 personnes en neuf ans, malgré enfin une paix relative avec les syndicats, Royal Mail peine à redevenir rentable. Il ne peut pas gagner davantage d’argent sans se moderniser plus rapidement et il ne peut pas se moderniser plus rapidement sans davantage d’argent. Il dispute à des concurrents agressifs, au premier rang desquels le néerlandais Post NL, un volume de courrier en baisse et, contrairement à ses rivaux, Royal Mail est obligé de distribuer le courrier dans chaque foyer et entreprise du pays, 6 jours par semaine.
Je me demandais ce que Fehilly pensait du système Sandd. Je lui ai expliqué que j’allais me rendre aux Pays-Bas pour voir à l’œuvre les facteurs privés. Fehilly ne voyait pas pourquoi cela ne fonctionnerait pas en Grande-Bretagne. “Nous pouvons préparer le courrier, puis livrer un sac à une mère de famille qui vient de déposer ses enfants à l’école. Elle peut alors passer deux ou trois heures à assurer la distribution dans son quartier. Nous avons un personnel pléthorique. Nous connaissons bien [le modèle néerlandais] et nous aimerions l’appliquer dans l’avenir.” J’ai senti que Simpson, le porte-parole de la compagnie, était très nerveux. “Il faudra obtenir l’accord des syndicats”, a‑t-il observé. “Oui, bien sûr, mais pourquoi ne pas réfléchir à ces modèles s’ils sont plus efficaces ?” a insisté Fehilly.
Comment les Pays-Bas sont-ils devenus un banc d’essai pour les services postaux privés ? En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, les Néerlandais ont une image de gauchistes vaguement hippies. Mais lorsqu’ils ont privatisé leurs propres postes royales, ils sont allés bien plus loin que Margaret Thatcher [Premier ministre du Royaume-Uni de 1979 à 1990]. Aux Pays-Bas, Ruud Lubbers, qui en tant que Premier ministre entre 1982 et 1994 a mené l’offensive libérale, a refusé de m’accorder une interview. Neelie Kroes [du Parti populaire libéral et démocrate, d’orientation libérale], cheville ouvrière de la privatisation de la Poste en 1989, a fait de même, s’abritant derrière sa fonction actuelle de Commissaire européenne [chargée de la stratégie numérique].
Je me suis donc mis en quête du dernier homme de gauche à avoir dirigé la poste des Pays-Bas : Michel van Hulten, responsable des services postaux jusqu’en 1977 dans le gouvernement Joop den Uyl. “A l’origine, l’Etat s’occupait de tout”, m’explique van Hulten dans la cuisine de sa maison de Lelystad [à 50 kilomètres au nord d’Amsterdam]. “La poste était une entreprise publique, entièrement financée par le budget de l’Etat. Quand vous aviez besoin d’argent, personne à La Haye ne vous demandait pourquoi : on vous le donnait.” Van Hulten avait en tête un mélange d’idées marxistes et chrétiennes quand, en 1973, il est devenu ministre des Transports, en charge des PTT, dans un gouvernement de coalition de gauche modérée.
Au sein d’un gouvernement divisé, il a observé la polarisation idéologique grandissante de la vie politique, sans pour autant réaliser que les idées qui inspiraient les intellectuels thatchériens et reaganiens faisaient aussi leur chemin aux Pays-Bas. Quand il a pris les rênes de la poste, celle-ci perdait de l’argent. Sa solution : doubler le prix des timbres. Il s’étonne encore des attaques de Neelie Kroes, alors dans l’opposition, qui lui reprochait de nuire aux entreprises. Son idéalisme lui a aussi valu l’hostilité du ministre des Finances de droite, Wim Duisenberg, à propos cette fois de la banque postale.
“C’était l’une des banques les plus riches des Pays-Bas, elle était à 100 % la propriété du peuple néerlandais, se souvient van Hulten. J’estimais que nous devions utiliser cet argent pour des projets sociaux… C’est un combat que j’ai perdu. Duisenberg était déjà favorable à la séparation de la banque postale et des services postaux. A l’époque, je n’ai pas compris qu’il s’agissait d’un premier pas vers la privatisation.” Van Hulten a quitté le gouvernement et le Parlement après l’élection de 1977. Nellie Kroes, qui lui a succédé, a préparé la privatisation de la poste en 1989. Sept ans plus tard, l’entreprise rachetait la société australienne de transport express de colis TNT, dont elle adoptait le nom.
En 1989, quand la poste a été privatisée, on avait tout lieu de penser que Lubbers et Kroes avaient rendu service à l’entreprise. Les Néerlandais avaient beau croire aux vertus de la libre entreprise, ils gardaient le sens de l’intérêt national dès qu’il s’agissait de leur Poste royale. Tandis qu’en 1984 la Grande-Bretagne avait revendu le plus beau fleuron de l’ancien Post Office, à savoir la branche télécommunications, sous le nom de British Telecom, laissant les services postaux se débrouiller seuls, les Néerlandais maintinrent la poste et les téléphones ensemble jusqu’en 1998, ce qui rendit la société plus forte. Entre 1986 et 1996, période pendant laquelle les services postaux des deux pays gagnaient de l’argent, le gouvernement conservateur britannique emprunta la quasi-totalité des bénéfices de Royal Mail – 1,25 milliard de livres – pour combler le déficit budgétaire, tandis que la poste néerlandaise utilisait ses bénéfices pour se moderniser et racheter TNT. A la fin des années 1990, quand le courrier électronique et Internet ont commencé à tailler des croupières au courrier papier, et que les services postaux à l’ancienne ont vu planer la menace d’une nouvelle directive européenne destinée à les soumettre à la concurrence, les Néerlandais étaient en position de force. En 2000, TNT Post était devenu tellement puissant que le gouvernement Blair a mené des pourparlers secrets en vue de fusionner la poste britannique avec son concurrent néerlandais, ou de la lui vendre.
Désarmement unilatéral
La négociation n’a pas abouti. Mais le dispositif mis en place par le New Labour en 2000 pour exposer Royal Mail à la concurrence a eu un effet curieux. Alors que d’autres pays d’Europe, comme les Pays-Bas et l’Allemagne, protégeaient leurs vieux services postaux en leur donnant toute liberté commerciale, bien avant qu’ils aient à affronter des concurrents – privatisation d’abord, préparation à la libéralisation ensuite –, la Grande-Bretagne a fait tout le contraire : libéralisation d’abord, privatisation ensuite, peut-être. Autrement dit, les règles britanniques répartissant la distribution du courrier entre les différents acteurs – règles censées protéger les petites entreprises vives et audacieuses contre le dinosaure choyé et monopoliste qu’était Royal Mail – ont profité avant tout aux monopoles privés, à peine moins choyés, d’Europe continentale.
J’ai demandé à Martin Stanley, l’ancien fonctionnaire à qui les travaillistes avaient donné pour mission d’exposer Royal Mail à la concurrence entre 2000 et 2004, pourquoi la Grande-Bretagne avait pris les devants en Europe. “C’était du désarmement unilatéral, m’a‑t-il expliqué. Si nous n’avions pas désarmé les premiers, l’Europe occidentale aurait mis bien plus de temps à le faire.” Il est difficile de parler de concurrence quand on permet aux monopoles d’autres pays de ravir des parts de marché à un monopole britannique, alors même que celui-ci ne peut pas faire la même chose aux Pays-Bas ou en Allemagne, lui ai-je répondu. “Ce qui compte vraiment, a rétorqué Stanley, c’est que le courrier soit posté, collecté, trié, transporté et distribué par des Britanniques : il en sera toujours ainsi. Peu importe à qui appartient la société. Si nous n’étions pas intervenus pour réveiller Royal Mail, aujourd’hui ce serait un grand invalide.”
Mais justement, Royal Mail est devenu un grand invalide, si l’on en croit Richard Hooper, dont les rapports successifs sur l’entreprise – le premier ayant été publié en 2008 – ont fourni au gouvernement tous les arguments nécessaires pour vendre la société. En juin 2011, le Parlement a approuvé un projet de loi ouvrant la voie à la privatisation [qui sera mise en œuvre au plus tôt en 2013]. “Sans des mesures sérieuses, faisait valoir Hooper, Royal Mail ne survivra pas sous sa forme actuelle et une réduction du périmètre et de la qualité du service universel postal si apprécié deviendra inévitable.”
Alors même que, en 1981, le vieil empire des bureaucrates postaux commençait à s’effondrer avec la privatisation de British Telecom, une plus grande menace planait sur le courrier traditionnel. En 1982, aux Etats-Unis, une centaine de milliers de cadres étaient interconnectés sur un nouveau système à la mode, baptisé “courrier électronique”. Le cabinet de consultants en systèmes bureautiques Urwick Nexos n’avait alors que mépris pour cette innovation futile. “Qui voudrait remplacer un agenda par un terminal coûtant plusieurs milliers de livres, et être obligé de surcroît d’apprendre à se servir d’un clavier ? ricanait-il. Environ 90 % des lettres sont distribuées dès le lendemain, ce qui est largement suffisant dans la plupart des cas. Si l’on veut envoyer un message urgent, on peut toujours aller en salle de télex avec une note manuscrite.”
En 1985, le mot “e‑mail”, a commencé à remplacer l’expression “electronic mail” [courrier électronique], et l’opérateur de télécommunications américain MCI a proposé un service transatlantique à ses clients américains. Il ne fallait qu’une minute au courriel de l’envoyeur pour parvenir au centre de réception dernier cri de MCI à Bruxelles, où il était alors amoureusement imprimé et remis en main propre à son destinataire par un facteur belge.
Puis tout le monde a appris à utiliser un clavier. Avant de commencer à travailler sur cet article, je me suis demandé si je n’allais pas poster les demandes d’interview. Je n’ai pas longtemps hésité. J’ai utilisé le téléphone, le courriel, les SMS, Skype, Viber [logiciel permettant de téléphoner gratuitement depuis un smartphone], le chat sur Gmail, et j’ai fait des recherches sur Google.
Une forteresse décatie
Au tournant du millénaire, l’évolution du volume du courrier postal s’est dissociée de celle de l’économie. L’économie était au beau fixe, mais le taux de croissance du courrier s’est infléchi : les courriels, les SMS, le chat et Internet en général menaient la vie dure au papier. L’augmentation du nombre d’articles commandés sur Internet puis expédiés par la poste n’a pas suffi à combler la différence. Depuis 2005, le marché des lettres n’a pas cessé de décliner et, d’ici à 2015, selon les rapports Hooper, le volume de courrier devrait encore diminuer de 25 à 40 %.
Les grandes usines ont déserté le cœur de Londres. Mount Pleasant, un bâtiment gris cuirassé, recroquevillé dans un coin de rue à Clerkenwell [quartier de Londres], est peut-être la dernière. Plus de 1 700 personnes travaillent dans cette forteresse postale décrépite. Elles y respirent la vieille odeur institutionnelle de ses cages d’escalier, y font craquer les parquets usés sous leurs pas et glissent des papiers dans des casiers sombres, sur fond de radio hurlante.
En 1889, quand la poste avait repris les anciens locaux de la prison pour dettes, elle ne les avait pas démolis mais s’y était installée peu à peu, comme un pensionnaire désargenté louant la moitié d’un lit. Le bâtiment fut inondé après une attaque aérienne pendant la guerre, ravagé par le feu après un autre raid, puis incendié de nouveau en 1954. Dans les profondeurs de ses sous-sols, elle abrite la gare centrale désaffectée des anciens chemins de fer souterrains de Royal Mail.
Certaines des machines de ce centre de tri ont 25 ans. Pour Royal Mail, Mount Pleasant est le symbole de l’“avant la modernisation” incarnée par Gatwick. “Cela fait huit ans que je suis ici”, note Richard Attoe, le directeur qui me fait visiter les lieux avec David Simpson, “et il n’y a jamais eu un coup de peinture.”
Tout cela devrait changer. Mount Pleasant est l’heureux élu : ce sera le dernier centre de tri du centre de Londres après l’abandon en 2012 des sites de Nine Elms (sud de Londres) et de Bromley-by-Bow (est de la capitale). Royal Mail va investir 32 millions de livres [près de 38 millions d’euros] pour transformer Mount Pleasant. Déjà tout un étage a été aménagé pour recevoir de nouvelles machines. Hajime Yamashina et la Sécuri-Taupe y seront aussi à l’honneur. Pourquoi Royal Mail n’investit-il pas dans Nine Elms et Bromley-by-Bow ? Parce que ces sites n’ont plus assez de travail. En 2006, Londres a posté 861 millions de plis. D’après les prévisions de Royal Mail, d’ici à 2014 ce chiffre sera ramené à 335 millions. Dans tout le pays, une vingtaine de centres de tri sont fermés ou promis à la fermeture.
Le soir de ma visite à Mount Pleasant, le personnel triait une masse de formulaires de recensement et traitait 2 millions de documents de vote destinés à des élections syndicales. De nouvelles machines viennent d’arriver. Un énorme engin, dont on pourrait croire qu’il est le fruit d’une collaboration entre Marcel Duchamp et Philippe Starck, a pour seule fonction de trier des enveloppes A4. “Cette machine a remplacé environ 120 facteurs, m’explique Attoe. C’est un superoutil. Quand on y introduit les formulaires de recensement, il les ressort aussi sec.” L’œil rivé à une fenêtre de contrôle, Simpson examine les entrailles d’une machine où des missives sont entraînées dans une danse hypnotique. “Quand on voit ça, on a comme un aperçu de la Grande-Bretagne en tant que nation, ajoute t‑il. Cela a quelque chose d’unificateur.”
Outre son gigantesque centre de tri, Mount Pleasant abrite un bureau de distribution, celui de la City. Un matin, j’accompagne une préposée, Denise Goldfinch, dans sa tournée. Cette femme menue, vêtue d’une blouse bleu ciel Royal Mail, s’est levée à 5 heures moins 10 pour commencer son travail à 6 h. Son fils est steward à British Airways et son mari chauffeur. Quand je la retrouve, 9 heures viennent à peine de sonner et elle trie le courrier, répartissant les plis en liasses, qu’elle attache avec des élastiques rouges, prêtes à être fourrées dans sa sacoche. Elle a trois sacs de courrier ; pendant qu’elle livrera le premier, une camionnette déposera les autres dans des coffres-relais où elle les récupérera au fur à mesure.
Une bonne tournée
L’une des choses qu’on comprend quand on voit une factrice préparer le courrier, c’est le temps que lui font perdre les gens par pure incompétence. Denise Goldfinch a plus d’une centaine de lettres à réexpédier. Un cabinet d’avocats du New Jersey en a envoyé une dizaine à une société inconnue à l’adresse indiquée. Mme Goldfinch doit apposer un autocollant sur chacune d’entre elles et cocher une case expliquant pourquoi elle ne peut pas être distribuée. Puis elle va peser sa sacoche : 9,7 kg. Le maximum est censé être 16 kg. “Ici, tout dépend de l’ancienneté, explique-t-elle. Comme j’ai vingt-cinq ans de maison [ce qui correspond à 16 kilos maximum], c’est ce qu’on pourrait appeler une bonne tournée”, autrement dit légère. Elle estime qu’il lui faudra deux heures. Elle saute sa pause du matin et nous quittons Mount Pleasant à 10 heures ; elle aura terminé à midi.
Je prends la sacoche de Mme Goldfinch et nous nous retrouvons dans Farrington Road sous un soleil printanier. On se croirait dans un film publicitaire vantant les joies du métier de préposée. Les bourgeons éclosent, l’air est doux et de vieilles dames saluent Mme Goldfinch en l’appelant par son nom, comme si elles avaient hâte de la voir, comme si elles se sentaient seules et qu’elles risquaient de ne rencontrer personne d’autre de la journée. Nous sonnons à la porte d’un appartement pour faire signer un papier, l’occupant tarde à ouvrir. Il est tout pâlot, mais semble content de voir la postière.
— Désolé de vous avoir fait attendre, je me remets de problèmes intestinaux. Et vous, ça va ?
— Ça va, merci. — Allez, au plaisir.”
Peut-être cet homme vit-il seul ; un tiers des foyers britanniques ne comptent qu’une seule personne. Tant que la poste existe, au moins un être humain vient frapper à votre porte pour vous donner quelque chose. Le soleil ne brille pas toujours sur les préposées. Il arrive qu’il pleuve ou qu’il neige, que les chiens mordent (c’est arrivé un jour à Mme Goldfinch). Il y a des étages à grimper – des centaines, si vous habitez à Edimbourg ou Glasgow –, des collines, des chemins boueux. La plupart des tournées durent plus de deux heures. Des syndicalistes et de simples préposés assurent que Royal Mail falsifie les chiffres et que le volume de courrier, loin de diminuer, augmente ; que les logiciels servant à optimiser les itinéraires ne tiennent pas compte de la réalité ; que les facteurs, enfin, doivent porter des sacs de plus en plus lourds, et qu’ils subissent des pressions pour effectuer des tournées de plus en plus longues.
Dégradation du travail
“Quand un préposé me dit : ‘Ne me parlez pas de volumes de courrier en baisse, je n’en ai jamais distribué’ autant, le plus souvent il est dans le vrai, m’explique Simpson, le porte-parole de l’entreprise. Mais la tournée est conçue pour durer trois heures et demie, la dernière lettre étant remise à la fin de la tournée, et non au bout d’une heure comme cela pouvait être le cas il y a cinq ou dix ans. Je pense que la plupart des facteurs travaillent plus pour le même salaire… Autrefois, ils travaillaient 80 % de leur temps, maintenant ils sont passés à 100 %.” Travailler à 100 %, comme le savent ceux qui ont essayé, revient à tabler sur 90 % pour finalement se retrouver à 110 %. Plus la direction de Royal Mail s’efforce d’adapter le contenu de la sacoche au temps et à la distance impartis, plus certains préposés vont se sentir obligés de poster trop de courrier trop loin. Les temps sont particulièrement durs pour les facteurs britanniques. Mais de l’avis des concurrents de Royal Mail, ils ne le sont pas encore assez.
Un facteur lambda de la banlieue de Londres gagne environ 1 500 livres par mois [1 784 euros] avant impôt – pour quarante heures par semaine. “C’est beaucoup d’argent par les temps qui courent”, assure Guy Buswell, PDG d’UK Mail, le seul gros concurrent de Royal Mail en dehors de Deutsche Post et de Post NL. “Mes chauffeurs qui livrent des paquets doivent se démener pour gagner 1 200 livres [1 427 euros] avant impôt, et ils font des journées plus longues que celles des préposés.” Denise Goldfinch non seulement est mieux payée que les facteurs privés de Sandd et Selekt aux Pays-Bas, mais en outre elle bénéficie de cinq semaines de congés payés. Son uniforme et ses chaussures lui sont fournis gratuitement. L’hiver dernier, pour ne pas s’étaler sur la glace, elle a reçu des crampons pour ses chaussures. Quand elle prendra sa retraite, elle touchera une pension correcte.
Mais, sous l’effet de la concurrence, c’est vers le modèle du facteur privé que tend Royal Mail. Pour les préposés, le vrai combat n’est pas tant de préserver les emplois condamnés à disparaître que d’éviter la dégradation de ceux qui restent. “Il faut être réaliste, fait valoir Buswell. Facteur devrait être un travail à temps partiel. Le coût du tri manuel est d’environ 2 pence par lettre ; à la machine, cela revient à 0,1 penny. Le tri manuel n’en a plus pour longtemps. Bientôt, le préposé ne s’occupera plus que de la distribution. Il fera une tournée de quatre ou cinq heures, et ce sera tout.”
J’ai passé des coups de fil à Muck, une petite île au large de l’Ecosse. Muck ne reçoit de courrier que 4 fois par semaine, et je me demandais si ses habitants y trouvaient à redire. “C’est tout à fait raisonnable”, m’assure Lawrence MacEwen, dont la famille possède l’île. “Je me contenterais même de trois fois par semaine.”
La loi oblige Royal Mail à vider chacune des 115 000 boîtes à lettres de Grande-Bretagne et à acheminer n’importe quelle lettre à n’importe laquelle des 28 millions d’adresses du pays, six jours par semaine, au même prix abordable. Cela vaut également pour les paquets, à ceci près que ces derniers ne sont distribués que 5 jours par semaine. C’est l’obligation de service universel (OSU) – “l’un des garants de la cohésion économique et sociale”, comme l’a écrit Richard Hooper dans ses rapports.
Il y a toujours eu quelques exceptions. Muck en est une. L’île compte 12 foyers et ils ne reçoivent de courrier que lorsque le ferry arrive de Mallaig. “Evidemment, nous revenons très cher à Royal Mail”, reconnaît Lawrence MacEwen. En hiver, le mauvais temps peut immobiliser les ferries pendant une semaine. Mais Muck est désormais équipée d’une parabole pour l’Internet à haut débit. On peut même capter le signal de téléphone portable dans certaines zones de l’île. “Aujourd’hui, on communique tellement par courriel que la poste devient de moins en moins importante, note MacEwen. Je crains que ce ne soit un combat perdu d’avance pour Royal Mail.”
Si ce combat vise à conserver l’OSU – c’est ce qu’affirme Hooper –, il est déjà bien engagé. A l’autre bout des îles Britanniques, à Jersey, où Anthony Trollope fit installer les premières pillar boxes [boîtes à lettres rouges] en 1852, les services postaux viennent d’annoncer qu’ils abandonnaient les levées du samedi afin d’éponger leurs pertes. A l’échelle européenne, l’OSU doit être assurée au minimum 5 jours par semaine, en vertu de la plus récente directive de Bruxelles. Mais Post NL fait pression sur Bruxelles pour obtenir la réduction de ce minimum. L’année dernière, Pieter Kunz, responsable des services postaux européens de Post NL, a décrit l’OSU comme “une sorte de Jurassic Park dont il faut se débarrasser”. Il est facile d’imaginer les reproches qu’adresseront dans cinq ans les médias britanniques de droite aux eurocrates pour avoir réduit le nombre de tournées hebdomadaires. On voit d’ici les gros titres : Bruxelles sonne le glas du courrier quotidien.
Une fois privatisé, Royal Mail suivra avec un soulagement dissimulé l’exemple néerlandais. “Si Post NL obtient gain de cause, ces 5 jours seront ramenés à 3, assure John Baldwin, chef des affaires internationales du syndicat CWU [Communication Workers Union]. Post NL est le croquemitaine du secteur postal mais, franchement, Royal Mail ne va pas se plaindre si on le délivre de l’obligation des 5 jours.”
Dans son premier rapport, présenté en 2008 au Parti travailliste, Richard Hooper recommandait une privatisation partielle de Royal Mail. En 2010, il a en a remis un second à la coalition lib-dem, où il prônait une vente ou une introduction en Bourse. Selon ces deux documents, la modernisation et la privatisation étaient indispensables si l’on voulait sauver l’OSU et empêcher Royal Mail de faire faillite. Le premier rapport affirmait sans ambages : “Le moment n’est pas venu de réduire le service universel. Il ne serait dans l’intérêt de personne de limiter le nombre de livraisons hebdomadaires.” Le deuxième rapport n’était pas aussi catégorique.
Dépenser le moins possible
Hooper a raison d’affirmer que Royal Mail lutte pour sa survie face aux lettres électroniques dont les mots ne pèsent rien. Il en va du courrier papier comme de la musique et des journaux. Royal Mail est aussi aux prises avec des concurrents qui ont un accès garanti à ses facteurs, un peu comme on se raccorde au réseau de gaz ou d’eau potable. Enfin, il fait les frais de la concurrence entre deux catégories de clients aux besoins contradictoires : quelques centaines de grands groupes qui veulent envoyer des millions de lettres et de catalogues à quelques jours d’intervalle se disputent les mêmes préposés que des millions de gens qui veulent envoyer des cartes de vœux à Noël et, de temps en temps, un document qui nécessite une signature. Dans cette rivalité, le pouvoir appartient à la minorité, soucieuse avant tout de dépenser le moins possible, et non au plus grand nombre, dont les priorités sont la régularité et l’universalité. Et ce sont les postiers qui trinquent.
Il y a un curieux décalage entre les deux rapports de Hooper. Le premier ne tarit pas d’éloges sur les anciens monopoles postaux néerlandais et allemand, TNT et Deutsche Post DHL, qui ont été privatisés, puis se sont modernisés, jusqu’à devenir des champions de la libre entreprise. On y voit un graphique où, pour l’année 2007, Royal Mail est à la traîne en Europe en termes de bénéfices, tandis que TNT et Deustche Post caracolent en tête. Deux ans plus tard, Hooper 2 garde un silence prudent sur les stars néerlandaise et allemande. Rien d’étonnant à cela : le même graphique pour 2009 fait apparaître que TNT et Deutsche Post n’ont fait que 3,25 % de marge bénéficiaire, moins que Royal Mail. La baston acharnée qui a opposé les Pays-Bas et l’Allemagne à la fin des années 2000 n’a peut-être eu aucune incidence sur ces chiffres, mais ceux-ci n’en sont pas moins le symptôme de quelque chose de pourri. Quand je dis “acharnée”, je pèse mes mots.
Quand j’ai interrogé Almast Diedrich, [responsable des affaires internationales] de Post NL, quant à la tentative de Deutsche Post de bloquer l’expansion de son entreprise vers l’Est, il m’a répondu dans un rictus : “Ce qu’a fait Deutsche Post était très intelligent, et typiquement allemand.” Les Allemands n’ont pourtant rien fait de si différent de ce qu’ont fait les Néerlandais : ils ont essayé de protéger leurs propres préposés de la concurrence des bas salaires, tout en mettant en place dans le pays d’à côté des réseaux de facteurs privés mal payés afin de saper l’ancienne poste d’Etat.
“Il est très intéressant de voir qu’aux Pays-Bas les Allemands tentent de concurrencer les Néerlandais non pas sur les produits ni sur les jours de distribution, mais uniquement sur les salaires, note le syndicaliste John Baldwin. Et en Allemagne, les Néerlandais ne sont en concurrence avec les Allemands que sur les salaires.” Pourquoi les multinationales passent-elles si facilement les frontières, alors que les syndicats n’agissent qu’à l’échelon national ? Pourquoi les syndicats de toute l’Europe n’ont-ils pas organisé des mobilisations internationales contre la précarisation de la poste ?
Compressions de personnel
“On en est arrivé là progressivement, explique Baldwin. Partout, les effectifs des préposés diminuent, du fait de la crise financière, du développement des courriels et de l’automatisation croissante. Presque tous ces pays gèrent ces compressions de personnel avec des retraites anticipées, des départs volontaires et des reconversions dont les effets se font sentir au fil du temps. Convaincre les préposés de participer à une grève européenne pour défendre le service postal serait extraordinairement difficile. Aujourd’hui, tant qu’il n’est pas touché au portefeuille, le facteur lambda ne s’inquiète pas de l’avenir des services postaux d’ici vingt à trente ans.”
Tandis que j’étais aux Pays-Bas, la pression du Parlement néerlandais sur les sociétés postales à bas salaires, pression qui montait depuis des années, a fini par les contraindre à signer un accord. Au petit matin, elles sont convenues avec les syndicats que d’ici à la fin septembre 2013 80 % des facteurs de sociétés comme Sandd devaient avoir de vrais contrats, leur assurant une certaine protection sociale. Netwerk VSP, la filiale à bas salaires de Post NL, est l’un des signataires. Lorsque j’ai demandé à Almast Diedrich ce qu’il pensait de l’accord avec les syndicats, il a craché le morceau. “Oui, nous avons sous-payé le personnel […]. Les autres faisaient pareil. Très tôt, nous avons dit que quand nos concurrents accepteraient de négocier, nous suivrions. Mais nous ne voulions pas prendre l’initiative.”
De l’autre côté de la rue, j’ai rencontré Egon Groen, l’un des dirigeants syndicaux qui ont signé cet accord. “TNT avait pour ambition de se hisser au niveau de FedEx ou d’UPS, et il a échoué, bien sûr, explique-t-il. Aujourd’hui, il doit revendre des filiales, c’est la preuve que ça n’a pas marché. Les actionnaires n’y trouvaient pas leur compte, pas plus que les salariés.” D’après lui, ce sont les grandes sociétés d’envois en nombre qui ont bénéficié de la libéralisation du marché postal aux Pays-Bas. “Les perdants ? Presque tous les autres. Post NL, les nouvelles sociétés postales, les travailleurs, les pouvoirs publics. Ils ont libéralisé le marché, cela a été un casse-tête pendant cinq ans et ce n’est pas fini.”
Groen est sans illusions quant à l’évolution du courrier papier, mais il est optimiste en ce qui concerne l’avenir de tous les trimballeurs, soupeseurs, souleveurs et marcheurs fatigués des Pays-Bas. “Près du tiers de la main‑d’œuvre prendra sa retraite dans dix ans, poursuit-il. Cela va créer une situation très difficile, si bien que les facteurs privés que vous avez rencontrés auront une plus grande marge de négociation. Les employeurs ne pourront plus faire la fine bouche. On ne peut pas importer deux millions de personnes d’Irlande ou d’ailleurs. Le prix de la main‑d’œuvre augmentera.”
En Grande-Bretagne, l’un des fardeaux qui pèsent sur Royal Mail est son régime de retraite, dont le déficit s’élève à 8 milliards de livres [9,5 milliards d’euros]. La loi visant à bazarder la société prévoit de transférer à l’Etat le passif du Royal Mail Pension Plan (RMPP). [La Commission européenne a ouvert en juillet une enquête sur ce projet.] Mais pour l’instant, le RMPP investit dans des obligations, des actions et autres actifs, comme n’importe quel fonds de pension.
En feuilletant les derniers rapports de RMPP et de Post NL, j’ai vu apparaître plusieurs fois le même nom : BlackRock. Cette gigantesque société d’investissement établie à New York gère une partie de l’argent qui finance les retraites de Royal Mail. C’est aussi l’un des membres les plus puissants du conseil d’administration de Post NL, concurrent de Royal Mail. Voilà qui témoigne de la confusion qui règne dans le capitalisme.
“Néerlandais” ou “Britannique” ne veut plus rien dire. Seuls 8 % des actionnaires de Post NL sont néerlandais ; 70 % sont américains ou britanniques. A travers leur régime de retraite relativement généreux, les facteurs britanniques sont aussi des capitalistes. Derrière le capitalisme mondial, ce grand corps informe qui malmène les entreprises, pressure leurs actifs pour obtenir de meilleurs rendements et fait baisser les salaires des facteurs, il y a une foule de retraités, y compris d’anciens préposés, qui ont besoin de dividendes pour vivre – et se payer des timbres-poste.
Par James Meek
Source : lecourrierinternational
(jamesmeek.net), grand reporter et écrivain britannique, est né à Londres en 1962. Il grandit à Dundee, en Ecosse, et débute dans le journalisme pour financer ses ambitions romanesques. Dans les années 1990, Meek vit à Kiev et à Moscou, où il est correspondant, puis chef du bureau du Guardian. On lui doit également des reportages sur l’Irak, la Tchétchénie et Guantanamo. En 2004, il est élu correspondant de l’année en Grande-Bretagne. S’il collabore encore à son ancien journal, ainsi qu’à la London Review of Books et à Granta, Meek se concentre aujourd’hui sur l’écriture. Depuis 1989, date de la publication en Ecosse de son premier roman, Thé à l’eau de mer (éd. Autrement, 1997), il a publié deux recueils de nouvelles et trois romans, dont le best-seller Un acte d’amour (éd. Métailié, 2007), traduit en plus de vingt-cinq langues.
Aux Etats-Unis
L’US Postal Service (USPS) est menacé de faillite. Son dernier exercice s’est soldé par une perte de 5,1 milliards de dollars (près de 4 milliards d’euros). En cause : la forte baisse du volume de courrier de première classe, le plus rentable, et l’obligation qui lui est faite de mettre de côté 5,5 milliards de dollars par an pour financer les retraites de ses employés. L’USPS envisage de fermer 3 700 bureaux sur les 32 000 en activité, de ne plus assurer de distribution le samedi et de fermer plus de la moitié de ses 487 centres de tri, ce qui entraînerait la suppression de 35 000 emplois et l’allongement des délais de distribution. Mais pour cela il lui faut l’aval du législateur. Depuis 1970, l’USPS est censé fonctionner comme une entreprise privée, “mais les dirigeants politiques l’en empêchent”, explique The Atlantic. Il ne reçoit pas d’argent public, mais ne peut prendre aucune décision sans le feu vert de son autorité de tutelle, voire du Congrès.
En France
Depuis mars 2010, La Poste est une société anonyme à capitaux publics. Son dernier secteur protégé (les envois inférieurs à 50 g) est ouvert à la concurrence depuis le 1er janvier 2011, mais ce créneau peu rentable ne suscite guère de convoitise. Pour amortir les effets de la baisse du volume de courrier, le groupe s’efforce d’améliorer sa productivité, ce qui entraîne, selon les syndicats, une dégradation des conditions de travail, avec, notamment, un allongement de la tournée des facteurs. Sur les 17 000 points de contacts de La Poste en France, environ 7 000 sont gérés avec des commerces (Relais Poste) ou des communes (agences postales). Le groupe (y compris La Banque postale, Chronopost, etc.) a réalisé en 2010 un bénéfice de 550 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 20,9 milliards.