Washington, La Havane et l’affaire Alan Gross

Par Salim Lamrani

Par Salim Lamrani

Le 4 avril 2011
Le Monde Diplo­ma­tique (édi­tion en espa­gnol), avril 2011

Depuis le 3 décembre 2009, l’affaire Alan Gross attise les ten­sions entre Washing­ton et La Havane. Les rela­tions sont conflic­tuelles depuis plus d’un demi-siècle entre Cuba et les Etats-Unis et un point de contrac­tion extrême avait été atteint sous la pré­si­dence de George W. Bush. L’arrivée au pou­voir du Barack Oba­ma en 2008 a entraî­né un léger assou­plis­se­ment des res­tric­tions impo­sées par la pré­cé­dente admi­nis­tra­tion répu­bli­caine, sans pour autant retrou­ver le niveau de rap­pro­che­ment sous la gou­ver­nance de William Clin­ton entre 1996 et 2000. Désor­mais, les Cubains des Etats-Unis peuvent se rendre dans leur pays d’origine sans limi­ta­tions, au lieu des qua­torze jours tous les trois ans impo­sés par Bush comme ce fut le cas entre 2004 et 2009. De la même manière, la Mai­son-Blanche s’est mon­trée plus tolé­rante au sujet des échanges aca­dé­miques, cultu­rels et reli­gieux entre les deux nations. Mais le cas de Gross, qui met en lumière un pan de la poli­tique étran­gère éta­su­nienne vis-à-vis de Cuba consis­tant à finan­cer ouver­te­ment l’opposition interne, freine les ten­ta­tives d’approche timo­rées entre les deux capi­tales. Comme l’a rap­pe­lé le Dépar­te­ment d’Etat éta­su­nien, « la déten­tion d’Alan Gross consti­tue un obs­tacle majeur à l’avancement du dia­logue entre nos deux pays1 ».

Qui est Alan Gross ?

Alan Gross est un citoyen éta­su­nien ori­gi­naire de Poto­mac au Mary­land, de confes­sion juive, âgée de 61 ans, qui tra­vaille pour le gou­ver­ne­ment des Etats-Unis. Il est employé par la Deve­lop­ment Alter­na­tive, Inc (DAI), un sous-trai­tant de l’Agence éta­su­nienne pour le déve­lop­pe­ment Inter­na­tio­nale (USAID), qui dépend elle-même du Dépar­te­ment d’Etat. En décembre 2009, alors qu’il s’apprêtait à quit­ter le pays avec un simple visa tou­ris­tique – lors de ce qui consti­tuait alors son cin­quième voyage de l’année –, il a été arrê­té à l’aéroport inter­na­tio­nal de La Havane par les ser­vices de sécu­ri­té. Une enquête menée à son sujet avait per­mis d’établir des liens étroits entre lui et l’opposition interne au gou­ver­ne­ment cubain, à laquelle il dis­tri­buait des ordi­na­teurs por­tables et des télé­phones satel­li­taires, dans le cadre d’un pro­gramme du Dépar­te­ment d’Etat de « pro­mo­tion de la démo­cra­tie à Cuba2 ».

Image_1-39.pngExpert en tech­no­lo­gie de com­mu­ni­ca­tion de longue dis­tance, Gross dis­pose d’une solide expé­rience dans ce domaine. Il a ain­si tra­vaillé dans plus de cin­quante nations et a ain­si mis en place des sys­tèmes satel­li­taires de com­mu­ni­ca­tion durant les inter­ven­tions mili­taires éta­su­niennes en Irak et en Afgha­nis­tan pour échap­per aux canaux contrô­lés par les auto­ri­tés locales3.

La pos­ses­sion de télé­phone satel­li­taire est rigou­reu­se­ment inter­dite à Cuba pour des rai­sons de sécu­ri­té natio­nale. En effet, en plus d’échapper à tout contrôle des auto­ri­tés locales, cet appa­reil élec­tro­nique, dont le prix oscille entre 1 500€ et 5 000€ l’unité, per­met éga­le­ment de trans­mettre les don­nées pour coor­don­ner une attaque aérienne, dans un pays vic­time de nom­breux atten­tats ter­ro­ristes – près de 6 000 au total, les der­niers remon­tant à 1997 – et bom­bar­de­ments aériens depuis 1959. Par ailleurs, le sec­teur de la télé­pho­nie étant un mono­pole d’Etat à Cuba, toute concur­rence y est interdite4.

Aide à la com­mu­nau­té juive de Cuba ?

Le Dépar­te­ment d’Etat éta­su­nien, qui exige la libé­ra­tion du déte­nu, affirme que « Gross œuvre au déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal et s’est ren­du à Cuba pour aider les membres de la com­mu­nau­té juive de La Havane à se connec­ter avec d’autres com­mu­nau­tés juives à tra­vers le monde ». Selon Washing­ton, les acti­vi­tés de Gross étaient légi­times et n’ont pas vio­lé la légis­la­tion cubaine5.

En octobre 2010, en marge de la réunion annuelle de l’Assemblée géné­rale des Nations unies, Artu­ro Valen­zue­la, secré­taire d’Etat assis­tant pour les Affaires inter­amé­ri­caines, s’est même entre­te­nu avec Bru­no Rodrí­guez, ministre cubain des Affaires étran­gères, au sujet de Gross. Il s’agissait alors de la plus impor­tante ren­contre diplo­ma­tique entre repré­sen­tants les deux nations depuis le début de l’ère Obama6.

La famille d’Alan Gross a éga­le­ment cer­ti­fié que ses fré­quents voyages dans l’île étaient des­ti­nés à per­mettre à la com­mu­nau­té juive de La Havane d’obtenir un accès Inter­net pour pou­voir com­mu­ni­quer avec les Juifs du reste du monde7. Son avo­cat Peter J. Kahn a rati­fié ces pro­pos : « Son tra­vail à Cuba n’avait rien à voir avec la poli­tique, mais était sim­ple­ment des­ti­né à aider à amé­lio­rer la vie des membres de la petite, paci­fique et non dis­si­dente com­mu­nau­té juive de ce pays8 ».

Néan­moins, la ver­sion offi­cielle des Etats-Unis et de la famille Gross est contre­dite par la com­mu­nau­té juive de La Havane elle-même. Celle-ci affirme en effet ne pas connaître Alan Gross et ne l’avoir jamais ren­con­tré en dépit de ses cinq séjours à Cuba en 2010. Ade­la Dwo­rin, pré­si­dente du Temple Beth Sha­lom a reje­té les affir­ma­tions de Washing­ton : « C’est dom­ma­geable […]. Le plus triste est que l’on a vou­lu impli­quer la com­mu­nau­té juive de Cuba, qui est tota­le­ment étran­gère à cette affaire ». De son côté, May­ra Levy, porte-parole du Centre Hébraïque Séfa­rade, a assu­ré igno­rer qui était Gross et que ce der­nier ne s’était jamais pré­sen­té à son ins­ti­tu­tion. L’Agence éta­su­nienne Asso­cia­ted Press note pour sa part que « les lea­ders de la com­mu­nau­té juive à Cuba ont reje­té […] tout lien avec Gross9 ». De la même manière, l’Agence télé­gra­phique juive pré­cise que « les prin­ci­paux groupes juifs à Cuba ont nié tout contact avec Alan Gross et toute connais­sance de son programme10 ».

Le révé­rend Odén Mari­chal, secré­taire du Conseil des Eglises de Cuba (CIC), qui regroupe les ins­ti­tu­tions reli­gieuses chré­tiennes ain­si que la com­mu­nau­té juive de Cuba, a rati­fié cette posi­tion lors d’une réunion avec Peter Bren­nan, coor­di­na­teur des Affaires cubaines au Dépar­te­ment d’Etat. A l’occasion de l’Assemblée géné­rale des Eglises du Christ des Etats-Unis à Washing­ton, en novembre 2010, le lea­der reli­gieux a réfu­té les allé­ga­tions de Gross. « Nous avons été très clairs : la com­mu­nau­té juive de Cuba, qui est membre du Conseil des Eglises de Cuba, nous a affir­mé cela : ‘Nous n’avons jamais eu aucune rela­tion avec ce mon­sieur, il ne nous a jamais appor­té le moindre équi­pe­ment’. Ils ont nié toute rela­tion avec Alan Gross11 ».

La secré­taire d’Etat Hil­la­ry Clin­ton a bien ten­té de mobi­li­ser la com­mu­nau­té juive des Etats-Unis en faveur de Gross : « Je lance un appel à la com­mu­nau­té juive active de notre pays pour qu’elle se joigne à cette cause ». Mais les ini­tia­tives de la secré­taire d’Etat n’ont guère trou­vé d’écho chez les lea­ders hébreux des Etats-Unis. Un an après sa déten­tion, aucune orga­ni­sa­tion reli­gieuse juive éta­su­nienne n’a sou­hai­té s’impliquer dans cette affaire12.

En effet, la petite com­mu­nau­té juive cubaine, loin d’être iso­lée, est par­fai­te­ment inté­grée à la socié­té et entre­tient les meilleures rela­tions avec les auto­ri­tés poli­tiques de l’île. Fidel Cas­tro, même s’il se montre extrê­me­ment cri­tique à l’égard de la poli­tique israé­lienne dans les ter­ri­toires occu­pés, avait ain­si décla­ré au jour­na­liste éta­su­nien Jef­frey Gold­berg qu’« per­sonne n’a[vait] autant été dif­fa­mé que les Juifs » dans l’histoire. « Ils ont été chas­sés de leur terre, per­sé­cu­tés et mal­trai­tés à tra­vers le monde. Les Juifs ont eu une exis­tence beau­coup plus dure que la nôtre. Il n’y a rien qui puisse être com­pa­ré à l’Holocauste », avait-il ajouté13.

Le pré­sident cubain Raúl Cas­tro a ain­si par­ti­ci­pé à la céré­mo­nie reli­gieuse de ‘Hanu­ca – Fête des Lumières – à la syna­gogue Sha­lom de La Havane en décembre 2010, laquelle a été trans­mise en direct à la télé­vi­sion cubaine et a fait la une du quo­ti­dien Gran­ma. Il en a pro­fi­té pour saluer « la com­mu­nau­té hébraïque de Cuba et la fabu­leuse his­toire du peuple hébreu14 ».

Par ailleurs, la com­mu­nau­té juive cubaine dis­pose de toutes les faci­li­tés tech­no­lo­giques néces­saires pour com­mu­ni­quer avec le reste du monde, grâce à l’aide four­nie par d’autres enti­tés juives inter­na­tio­nales telles que le Benai Brith and the Cuban Jewish Relief Pro­ject, le Cana­dian Jewish Congress (CJC), la World ORT, le Joint Dis­tri­bu­tion Com­mit­tee (JDC) ou encore le Uni­ted Jewish Com­mit­tee (UJC), en accord avec les auto­ri­tés cubaines15.

Artu­ro López-Levy, secré­taire de Bnai Brith au sein de la Com­mu­nau­té juive cubaine entre 1999 et 2001 et actuel­le­ment pro­fes­seur à l’Université de Den­ver, est éga­le­ment scep­tique au sujet de la ver­sion éta­su­nienne concer­nant Gross. A ce sujet, il tient les pro­pos suivants :

« Gross n’a pas été arrê­té parce qu’il est juif, ni en rai­son de ses pré­ten­dues acti­vi­tés d’aide tech­no­lo­gique à la com­mu­nau­té juive cubaine, qui dis­po­sait déjà d’un labo­ra­toire infor­ma­tique, de cour­riers élec­tro­niques et d’accès à Inter­net avant son arri­vée à La Havane.

[Les juifs de Cuba] ne se réunissent pas dans la syna­gogue pour conspi­rer avec l’opposition poli­tique car cela met­trait en dan­ger la coopé­ra­tion avec le gou­ver­ne­ment qui est néces­saire pour des acti­vi­tés tels que le pro­gramme d’émigration en Israël, le pro­jet du Droit de nais­sance, par lequel de jeunes juifs cubains voyagent en Israël chaque année, ou pour trai­ter l’aide huma­ni­taire. Pour pro­té­ger ce qui est le plus impor­tant, ils se tiennent le plus pos­sible à l’écart de pro­grammes d’ingérence poli­tique éta­su­niens dans les affaires internes cubaines.

Gross s’est ren­du à Cuba non pas pour tra­vailler pour une quel­conque orga­ni­sa­tion juive mais pour l’USAID16 ».

De son côté, Wayne S. Smith, ambas­sa­deur éta­su­nien à Cuba entre 1979 et 1982 et direc­teur du Pro­gramme « Cuba » du Centre de Poli­tique inter­na­tio­nale de Washing­ton, note que « Gross, en d’autres termes, était impli­qué dans un pro­gramme dont les inten­tions sont clai­re­ment hos­tiles à Cuba puisque l’objectif n’est rien de moins qu’un chan­ge­ment de régime17 ».

Le carac­tère clan­des­tin des acti­vi­tés de Gross a éga­le­ment intri­gué les auto­ri­tés cubaines qui se sont inter­ro­gées à pro­pos de l’aide reçue par l’employé éta­su­nien pour intro­duire le maté­riel satel­li­taire. En effet, tous les bagages passent par les rayons X des douanes cubaines et une telle mar­chan­dise aurait été immé­dia­te­ment détec­tée et confis­quée. Cela laisse sup­po­ser que Gross a béné­fi­cié de l’aide de la Sec­tion d’Intérêts Nord-Amé­ri­cains (SINA) de La Havane, repré­sen­ta­tion diplo­ma­tique éta­su­nienne à Cuba, laquelle s’est pro­ba­ble­ment char­gée d’introduire les divers équi­pe­ments par le biais de valises diplomatiques.

Acti­vi­tés illé­gales selon les auto­ri­tés cubaines

Du côté des auto­ri­tés cubaines, la ver­sion offi­cielle n’a guère convain­cu et Gross est soup­çon­né d’activités d’espionnage et de sub­ver­sion interne18. Ricar­do Alarcón, pré­sident du Par­le­ment cubain, a affir­mé que le citoyen éta­su­nien avait vio­lé la légis­la­tion du pays : « Il a vio­lé les lois cubaines, la sou­ve­rai­ne­té natio­nale et a com­mis des délits qui, aux Etats-Unis, sont très sévè­re­ment sanctionnés19 ».

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En effet, l’employé de l’USAID four­nis­sait des équi­pe­ments tech­no­lo­giques hau­te­ment sophis­ti­qués. La dis­tri­bu­tion et l’utilisation de télé­phones satel­li­taires sont régle­men­tées à Cuba et il est inter­dit d’en impor­ter sans auto­ri­sa­tion. Par ailleurs, l’Article 11 de la Loi 88 cubaine sti­pule que « qui­conque par­ti­cipe à la dis­tri­bu­tion de res­sources finan­cières, maté­rielles ou autre en pro­ve­nance du gou­ver­ne­ment des Etats-Unis, ses agences, dépen­dances, repré­sen­tants, fonc­tion­naires ou enti­tés pri­vées est pas­sible d’une sanc­tion allant de trois à huit ans de pri­va­tion de liberté20 ».

Cette rigueur n’est pas spé­ci­fique à la légis­la­tion cubaine. En effet, la loi éta­su­nienne pré­voit des sanc­tions simi­laires pour ce type de délit. La Loi d’enregistrement des agents étran­gers (Forei­gn Agents Regis­tra­tion Act) sanc­tionne tout agent non enre­gis­tré auprès des auto­ri­tés qui « aux Etats-Unis sol­li­cite, col­lecte, four­nit ou dépense des contri­bu­tions, prêts, argent, ou autre objet de valeur pour son propre inté­rêt » d’une peine de cinq ans de pri­son et d’une amende de 10 000 dollars21.

La légis­la­tion fran­çaise sanc­tionne éga­le­ment ce type d’agissement. Selon l’Article 411 – 8 du Code pénal, « le fait d’exer­cer, pour le compte d’une puis­sance étran­gère, d’une entre­prise ou orga­ni­sa­tion étran­gère ou sous contrôle étran­ger ou de leurs agents, une acti­vi­té ayant pour but l’ob­ten­tion ou la livrai­son de dis­po­si­tifs, ren­sei­gne­ments, pro­cé­dés, objets, docu­ments, don­nées infor­ma­ti­sées ou fichiers dont l’ex­ploi­ta­tion, la divul­ga­tion ou la réunion est de nature à por­ter atteinte aux inté­rêts fon­da­men­taux de la nation est puni de dix ans d’emprisonnement et de 150000 euros d’a­mende 22 »

Le 4 février 2011, le pro­cu­reur de la Répu­blique de Cuba a for­mel­le­ment accu­sé Alan Gross d’« actes contre l’intégrité et l’indépendance de la nation », et a requis une peine de vingt ans de pri­son. Le 12 mars 2011, Gross a fina­le­ment été condam­né à une peine de quinze ans de pri­son, suite de son procès23. Son avo­cat Peter J. Kahn a regret­té que son client soit « pris au milieu d’une longue dis­pute poli­tique entre Cuba et les Etats-Unis24 ».

Le New York Times rap­pelle que Gross « a été arrê­té en décembre der­nier lors d’un voyage à Cuba dans le cadre d’un pro­gramme semi-clan­des­tin de l’USAID, ser­vice d’aide étran­gère du Dépar­te­ment d’Etat, des­ti­né à ébran­ler le gou­ver­ne­ment cubain ». Le quo­ti­dien newyor­kais sou­ligne éga­le­ment que « les auto­ri­tés amé­ri­caines ont recon­nu que M. Gross est entré à Cuba sans un visa en règle, et ont décla­ré qu’il dis­tri­buait des télé­phones satel­li­taires aux dis­si­dents religieux25 ».

Depuis 1992 et l’adoption de la loi Tor­ri­cel­li, les Etats-Unis admettent ouver­te­ment que le but recher­ché à Cuba est un « chan­ge­ment de régime » et l’un des piliers de cette poli­tique consiste à orga­ni­ser, finan­cer et équi­per une oppo­si­tion interne26. L’USAID, char­gée de l’administration de cet plan, admet finan­cer l’opposition cubaine, dans le cadre de ce pro­gramme. Selon l’Agence, pour l’année fis­cale 2009, le mon­tant de l’aide des­ti­née aux dis­si­dents cubains s’élevait à 15,62 mil­lions de dol­lars. Au total, depuis 1996, 140 mil­lions de dol­lars ont été alloués au pro­gramme des­ti­né à ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment cubain. « La grande majo­ri­té de cette somme est des­ti­née à des indi­vi­dus se trou­vant à Cuba. Notre but est de maxi­mi­ser le mon­tant du sou­tien dont béné­fi­cient les Cubains dans l’île27 ».

L’organisation gou­ver­ne­men­tale sou­ligne éga­le­ment le point sui­vant : « Nous avons for­mé des cen­taines de jour­na­listes sur une période de dix ans dont le tra­vail est appa­ru dans de grands médias inter­na­tio­naux ». Ayant été for­més et sti­pen­diés par les Etats-Unis, ces der­niers répondent ain­si aux inté­rêts de Washing­ton, dont le but est, un « chan­ge­ment de régime » dans l’île28.

D’un point de vue juri­dique, cette réa­li­té place de fait les dis­si­dents qui acceptent les émo­lu­ments offerts par l’USAID dans la situa­tion d’agents au ser­vice d’une puis­sance étran­gère, ce qui consti­tue une grave vio­la­tion du code pénal à Cuba. L’Agence est consciente de cette réa­li­té et rap­pelle que « per­sonne n’est obli­gé d’accepter ou de prendre part aux pro­grammes du gou­ver­ne­ment des Etats-Unis29 ».

Judy Gross, épouse d’Alan Gross, a été auto­ri­sée à lui rendre visite en pri­son pour la pre­mière fois en juillet 201030. Elle en a pro­fi­té pour faire par­ve­nir un cour­rier au pré­sident cubain Raúl Cas­tro. Elle a expri­mé ses regrets et a fait part de ses excuses pour les actes de son mari. « Je recon­nais aujourd’hui que le gou­ver­ne­ment cubain n’apprécie pas le genre de tra­vail qu’Alan fai­sait à Cuba. Son inten­tion n’a jamais été de por­ter atteinte à votre gouvernement31 ».

Judy Gross a éga­le­ment expri­mé son amer­tume à l’égard du pré­sident Oba­ma, qui ne s’est pas pro­non­cé sur le sujet. Son mari, mili­tant démo­crate, « avait pas­sé cinq semaines à faire cam­pagne pour l’élection d’Obama ». Le pré­sident n’a pas non plus répon­du au cour­rier d’Evelyn Gross, mère du déte­nu. Judy Gross accuse le Dépar­te­ment d’Etat de ne pas avoir expli­qué à son époux que ses acti­vi­tés étaient illé­gales à Cuba. « Si Alan avait su que quelque chose allait lui arri­ver à Cuba, il n’aurait pas fait cela. Je pense que l’on ne l’a pas clai­re­ment aver­ti des risques encourus32 ».

Sor­tie de crise ?

Le cas Gross n’est pas de bon augure pour l’amélioration des rela­tions entre les deux nations. Du côté de Washing­ton, comme l’ont indi­qué les auto­ri­tés par le biais d’Arturo Valen­zue­la, aucun chan­ge­ment sub­stan­tiel ne peut inter­ve­nir tant qu’une solu­tion ne sera pas trou­vée à cette affaire. Elle consti­tue un frein notable aux esquisses de rap­pro­che­ment entre La Havane et Washington33.

L’affaire Gross-USAID est à mettre en paral­lèle avec le sort des cinq agents cubains condam­nés à de lourdes peines de pri­son aux Etats-Unis et incar­cé­rés depuis 1998. Ils ont été accu­sés de conspi­ra­tion en vue com­mettre des actes d’espionnage pour avoir infil­tré des grou­pus­cules vio­lents de l’exil anti­cas­triste de Flo­ride. Asso­cia­ted Press rap­pelle que « leur mis­sion consis­tait à recueillir des infor­ma­tions sur les groupes anti­cas­tristes vio­lents, suite à une cam­pagne d’attentats à la bombe contre les centres tou­ris­tiques de La Havane sur­ve­nus en 199734 ». La Cour d’Appel d’Atlanta a admis pour sa part qu’il ne s’agissait pas d’un cas d’espionnage, ni d’une atteinte à la sécu­ri­té natio­nale. L’affaire a été condam­née par la plu­part des orga­ni­sa­tions d’avocats et de juristes aux Etats-Unis, ain­si que par les Nations unies, Amnis­tie Inter­na­tio­nale et pas moins de dix Prix Nobel. Du côté de La Havane éga­le­ment, la posi­tion est claire : aucun rap­pro­che­ment ne peut avoir lieu avec Washing­ton tant que ces cinq per­sonnes res­te­ront en prison35.

La solu­tion la plus viable consis­te­rait à effec­tuer un échange de pri­son­niers. Pour le moment, face à la pres­sion des membres du Congrès d’origine cubaine tels que le séna­teur Robert Menen­dez, et les repré­sen­tants Ilea­na Ros-Leh­ti­nen, Lin­coln Diaz-Balart, Mario Díaz-Balart et Albio Sires, le Dépar­te­ment d’Etat a reje­té une telle éven­tua­li­té, laquelle sem­ble­rait conve­nir aux auto­ri­tés cubaines. Mais la posi­tion éta­su­nienne est sus­cep­tible d’évoluer suite à la lourde condam­na­tion reçue par Alan Gross36.

L’échange de pri­son­niers, prô­né par l’ancien gou­ver­neur du Nou­veau-Mexique Bill Richard­son, par­ti­san d’un rap­pro­che­ment, selon qui, « cha­cun doit faire un pas vers l’autre », per­met­trait ain­si de sol­der quelque peu les ran­cœurs du pas­sé, atté­nuer la men­ta­li­té de la Guerre froide qui règne dans les rap­ports bila­té­raux et ouvrir la voie à un véri­table réta­blis­se­ment des rela­tions entre deux nations37.

Notes

1 Phil­lip J. Crow­ley, « Sta­te­ment on Anni­ver­sa­ry of Alan Gross’ Incar­ce­ra­tion in Cuba », U.S. Depart­ment of State, 3 décembre 2010.

2 Jeff Franks, « Sce­na­rios – U.S. Contrac­tor Jai­led in Cuba Still in Lim­bo », Reu­ters, 24 octobre 2010.

3 Phil­lip J. Crow­ley, « Sta­te­ment on Anni­ver­sa­ry of Alan Gross’ Incar­ce­ra­tion in Cuba », op. cit. ; Saul Lan­dau, « The Alan Gross Case », Coun­ter­punch, 30 juillet 2010. http://www.counterpunch.org/landau07302010.html (site consul­té le 18 février 2011).

4 Ibid.

5 Phil­lip J. Crow­ley, « Sta­te­ment on Anni­ver­sa­ry of Alan Gross’ Incar­ce­ra­tion in Cuba », op. cit.

6 Paul Haven, « US, Cuban Diplos Met About Jai­led US Man », The Asso­cia­ted Press, 18 octobre 2010.

7 Antho­ny Boadle, « Exclu­sive : Ame­ri­can Held in Cuba Expresses Regret to Raul Cas­tro », Reu­ters, 24 octobre 2010.

8 Juan O. Tamayo, « Pedirán 20 años de cár­cel para Gross », El Nue­vo Herald, 5 février 2011.

9 Andrea Rodri­guez, « Judíos nie­gan haber cola­bo­ra­do con Alan Gross », The Asso­cia­ted Press, 2 décembre 2010.

10 Jewish Tele­gra­phic Agen­cy, « Cuba to Seek 20-Year Pri­son Term for Alan Gross », 6 février 2011.

11 Andrea Rodri­guez, « EEUU pide igle­sias de Cuba inter­esarse por contra­tis­ta pre­so », The Asso­cia­ted Press, 2 décembre 2010.

12 Jewish Tele­gra­phic Agen­cy, « Clin­ton Makes Plea for Cuban Detai­nee Alan Gross », 14 juillet 2010.

13 Jef­frey Gold­berg, « Cas­tro : ‘No One Has Been Slan­de­red More Than the Jews’ », The Atlan­tic, 7 décembre 2010. http://www.theatlantic.com/international/archive/2010/09/castro-no-one-has-been-slandered-more-than-the-jews/62566/ (site consul­té le 18 février 2011).

14 The Asso­cia­ted Press, « Raul Cas­tro Cele­brates Hanuk­kah With Cuban Jews » ; Juan O. Tamayo, « Raúl Cas­tro asiste a fies­ta de Janucá en sina­go­ga de La Haba­na », El Nue­vo Herald, 6 décembre 2010.

15 Comu­ni­dad Hebrea de Cuba, « Quienes ayu­dan ». http://www.chcuba.org/espanol/ayuda/quienes.htm (site consul­té le 18 février 2011).

16 Artu­ro López-Levy, « Freeing Alan Gross : First Do No Harm », août 2010. http://www.thewashingtonnote.com/archives/2010/08/freeing_alan_gr/ (site consul­té le 18 février 2011).

17 Wayne S. Smith, « The Gross Case and the Ina­ni­ty of U.S. Poli­cy », Cen­ter for Inter­na­tio­nal Poli­cy, Mars 2011. http://ciponline.org/pressroom/articles/030411_Smith_Intelligence_Brief_Gross.htm (site consul­té le 13 mars 2011).

18 Paul Haven, « US Offi­cials Ask Cuba to Release Jai­led Ame­ri­can », The Asso­cia­ted Press, 19 février 2010.

19 Andrea Rodri­guez, « Contra­tis­ta de EEUU violó sobe­ranía de Cuba, dice alto diri­gente », The Asso­cia­ted Press, 11 décembre 2010.

20 Ley de pro­tec­ción de la inde­pen­den­cia nacio­nal y la eco­nomía de Cuba (LEY NO. 88), Article 11.

21 U.S. Code, Title 22, Chap­ter 11, Sub­chap­ter II, § 611, iii « Defi­ni­tions » ; § 618, a, 1 « Vio­la­tions ; false sta­te­ments and will­ful omissions »

22 Code Pénal, Par­tie légis­la­tive, Livre IV, Titre Ier, Cha­pitre I, Sec­tion 3, Article 411 – 8.

23 William Booth, « Cuba Seeks 20 Years for Md. Man », The Washing­ton Post, 5 février 2011 ; Paul Haven, « Cuban court convicts Ame­ri­can Alan Gross of crimes against state ; 15 year sen­tence », The Asso­cia­ted Press, 12 mars 2011.

24 Paul Haven, « Cuba Seeks 20-Year Jail term for Detai­ned Ame­ri­can », The Asso­cia­ted Press, 4 février 2011.

25 Gin­ger Thomp­son, « Wife of Ame­ri­can Held in Cuba Pleads for His Release and Apo­lo­gizes to Cas­tro », The New York Times, 24 octobre 2010.

26 Cuban Demo­cra­cy Act, Titre XVII, Article 1705, 1992.

27 Along the Male­con, « Exclu­sive : Q & A with USAID », 25 octobre 2010. http://alongthemalecon.blogspot.com/2010/10/exclusive-q-with-usaid.html (site consul­té le 26 octobre 2010) ; Tra­cey Eaton, « U.S. govern­ment aid to Cuba is in the spot­light as contrac­tor Alan Gross marks one year in a Cuban pri­son », El Nue­vo Herald, 3 décembre 2010.

28 Ibid.

29 Ibid.

30 Jes­si­ca Gres­ko, « US Man Jai­led in Cuba Can Call Home More Often », The Asso­cia­ted Press, 26 octobre 2010.

31 Antho­ny Boadle, « Exclu­sive : Ame­ri­can Held in Cuba Expresses Regret to Raul Cas­tro », op. cit. ; Jeff Frank, « Fact­box : Jai­led U.S. Contrac­tor, Sour U.S.-Cuba Rela­tions », Reu­ters, 24 octobre 2010.

32 Antho­ny Boadle, « Exclu­sive : Ame­ri­can Held in Cuba Expresses Regret to Raul Cas­tro », op. cit.

33 EFE, « EEUU no nego­cia libe­ra­ción de Alan Gross », 8 février 2011.

34 Andrea Rodri­guez, « Contra­tis­ta de EEUU violó sobe­ranía de Cuba, dice alto diri­gente », op. cit.

35 Supreme Court of the Uni­ted States, « Brief of Ami­ci Curiae of José Ramos-Hor­ta, Wole Soyin­ka, Adol­fo Pérez Esqui­vel, Nadine Gor­di­mer, Rigo­ber­ta Men­chú, José Sara­ma­go, Zhores Alfe­rov, Dario Fo, Gun­ter Grass, and Máe­read Cor­ri­gan Maguire in sup­port of the peti­tion for writ of cer­tio­ra­ri », N° 08 – 987, http://www.freethefive.org/legalFront/amicusnobel.pdf (site consul­té le 12 mars 2009). Voir éga­le­ment http://www.freethefive.org/resourceslegal.htm (site consul­té le 12 mars 2009)

36 Agence France-Presse, « Advier­ten sobre even­tual canje de pre­sos con EEUU », 2 sep­tembre 2010.

37 EFE, « Ase­gu­ran que libe­rar a Gross es bene­fi­cio­so », 16 février 2011.

Salim Lam­ra­ni : Doc­teur ès Etudes Ibé­riques et Lati­no-amé­ri­caines de l’Université Paris Sor­bonne-Paris IV, Salim Lam­ra­ni est ensei­gnant char­gé de cours à l’Université Paris Sor­bonne-Paris IV, et l’Université Paris-Est Marne-la-Val­lée, et jour­na­liste fran­çais, spé­cia­liste des rela­tions entre Cuba et les Etats-Unis. Son nou­vel ouvrage s’intitule Cuba. Ce que les médias ne vous diront jamais (Paris : Edi­tions Estrel­la, 2009).

Contact : Salim.Lamrani@univ-mlv.fr

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© Droits d’au­teurs Salim Lam­ra­ni, Le Monde Diplo­ma­tique (édi­tion en espa­gnol), avril 2011, 2011

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