Souvenirs d’un journaliste

Par Gabriel Gar­cia Marquez

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El Pais


Tra­duit par ZIN TV

A l’i­mage : le 25 mars 1977, l’é­cri­vain et jour­na­liste argen­tin Rodol­fo Walsh a été déte­nu et por­té dis­pa­ru par les forces mili­taires de la der­nière dic­ta­ture en Argen­tine. 43 ans plus tard, nous conti­nuons à nous sou­ve­nir de ses tra­vaux, de ses enquêtes, de ses chro­niques, de ses dénon­cia­tions et de son courage.

EN LIEN :

Publié dans El País, Espagne, le 16 décembre 1981.

L’un de mes meilleurs sou­ve­nirs en tant que jour­na­liste est la manière dont le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire de Cuba a appris, plu­sieurs mois à l’a­vance, com­ment et où étaient entraî­nées les troupes qui devaient débar­quer à la baie des Cochons.

La pre­mière nou­velle est tom­bée au siège de Pren­sa Lati­na à La Havane, où je tra­vaillais en décembre 1960, et elle est due à une coïn­ci­dence presque impro­bable. Jorge Ricar­do Maset­ti, le direc­teur géné­ral, dont l’ob­ses­sion était de faire de Pren­sa Lati­na une agence meilleure que toutes les autres, tant capi­ta­listes que com­mu­nistes, avait ins­tal­lé une salle de télé­scrip­teur spé­ciale uni­que­ment pour cap­ter et ensuite ana­ly­ser dans un comi­té de rédac­tion le maté­riel quo­ti­dien des ser­vices de presse du monde entier. Il a pas­sé de nom­breuses heures à pas­ser au crible les très longs rou­leaux d’in­for­ma­tion qui s’empilaient sans cesse sur son bureau, à éva­luer le tor­rent d’in­for­ma­tions si sou­vent répé­tées par tant de cri­tères et d’in­té­rêts contra­dic­toires dans les bureaux des dif­fé­rentes agences et, enfin, à les com­pa­rer avec nos propres services.

Une nuit, on n’a jamais su com­ment, est tom­bé sur un rou­leau de télé­type qui ne conte­nait pas des actua­li­tés mais le tra­fic com­mer­cial de Tro­pi­cal Cable, une filiale d’All Ame­ri­can Cable au Gua­te­ma­la. Au milieu des mes­sages per­son­nels, il y en avait un très long et très dense, écrit en code. Rodol­fo Walsh, qui, en plus d’être un très bon jour­na­liste, avait publié plu­sieurs livres d’ex­cel­lents romans poli­ciers, était déter­mi­né à déchif­frer ce câble à l’aide de quelques manuels de cryp­to­gra­phie qu’il avait ache­tés dans une vieille librai­rie de La Havane. Il y est par­ve­nu après de nom­breuses nuits blanches, et ce qu’il a trou­vé à l’in­té­rieur n’é­tait pas seule­ment des nou­velles sen­sa­tion­nelles pour un jour­na­liste mili­tant, mais aus­si des infor­ma­tions pro­vi­den­tielles pour le gou­ver­ne­ment révo­lu­tion­naire de Cuba.

Le câble était adres­sé à Washing­ton par un fonc­tion­naire de la CIA au Gua­te­ma­la, atta­ché au per­son­nel de l’am­bas­sade dans ce pays, et il s’a­gis­sait d’un rap­port détaillé sur les pré­pa­ra­tifs d’un débar­que­ment à Cuba au nom du gou­ver­ne­ment des États-Unis. Il y révèle même le lieu où les recrues com­men­çaient à se pré­pa­rer : l’hacien­da Retal­hu­leu, une ancienne plan­ta­tion de café dans le nord du Guatemala.

Idée magistrale

Un homme du tem­pé­ra­ment de Maset­ti ne pou­vait pas dor­mir en paix s’il n’al­lait pas au-delà de cette décou­verte acci­den­telle. En tant que révo­lu­tion­naire et jour­na­liste congé­ni­tal, il était déter­mi­né à infil­trer un envoyé spé­cial dans l’hacien­da de Retal­hu­leu. Pen­dant de nom­breuses nuits blanches, alors que nous étions réunis dans son bureau, j’ai eu l’im­pres­sion qu’il ne pen­sait à rien d’autre. Fina­le­ment, et peut-être au moment où il s’y atten­dait le moins, il a conçu l’i­dée magis­trale. Il le conçut sou­dain, en voyant Rodol­fo Walsh s’ap­pro­cher dans l’é­troit cou­loir des bureaux avec sa démarche un peu raide et ses pas courts et rapides. Ses yeux étaient clairs et rieurs der­rière des lunettes de myope à épaisse mon­ture d’é­caille, il avait une cal­vi­tie nais­sante avec des mèches flot­tantes et pâles, et sa peau était dure et cra­que­lée par le soleil, comme celle d’un chas­seur au repos. Cette nuit-là, comme presque tou­jours à La Havane, il por­tait un pan­ta­lon de toile très sombre et une che­mise blanche, sans cra­vate, avec les manches retrous­sées jus­qu’aux coudes. Maset­ti m’a deman­dé : “A quoi res­semble Rodol­fo ? Je n’ai pas eu à réflé­chir à la réponse parce que c’é­tait trop évident. “Un pas­teur pro­tes­tant”, ai-je répon­du. Maset­ti a répon­du, rayon­nant : “Exac­te­ment, mais en tant que pas­teur pro­tes­tant qui vend des bibles au Gua­te­ma­la. Il était enfin arri­vé au bout de ses intenses lucu­bra­tions des der­niers jours.

De plus, en tant que des­cen­dant direct d’Ir­lan­dais, il était un par­fait bilingue. Le plan de Maset­ti avait donc peu de chances d’é­chouer. L’i­dée était que Rodol­fo Walsh se rende le len­de­main au Pana­ma, et de là au Nica­ra­gua et au Gua­te­ma­la, vêtu d’une robe noire et d’un col blanc, prê­chant les catas­trophes de l’a­po­ca­lypse qu’il connais­sait par cœur et ven­dant des bibles de porte en porte, jus­qu’à ce qu’il trouve l’emplacement exact du camp d’en­traî­ne­ment. S’il pou­vait gagner la confiance d’une recrue, il aurait pu écrire un repor­tage excep­tion­nel. Tout le plan a échoué car Rodol­fo Walsh a été arrê­té au Pana­ma suite à une erreur d’in­for­ma­tion du gou­ver­ne­ment pan­améen. Son iden­ti­té était alors si bien éta­blie qu’il n’o­sait pas insis­ter sur sa mas­ca­rade de ven­deur de bibles.

Maset­ti ne s’est jamais rési­gné à l’i­dée que les agences yan­kee avaient leurs propres cor­res­pon­dants à Retal­hu­leu tan­dis que Pren­sa Lati­na devait se conten­ter de conti­nuer à déchif­frer les câbles secrets. Peu avant l’in­va­sion, lui et moi nous nous ren­dions à Lima depuis le Mexique et avons dû faire une escale impré­vue pour chan­ger d’a­vion au Gua­te­ma­la. Dans l’aé­ro­port d’Au­ro­ra, étouf­fant et cras­seux, siro­tant une bière gla­cée sous les ven­ti­la­teurs à lames rouillées de l’é­poque, tour­men­té par le bour­don­ne­ment des mouches et les effluves de fri­ture péri­mée de la cui­sine, Maset­ti n’a pas eu un ins­tant de répit. Il était déter­mi­né à ce que nous louions une voi­ture, que nous nous échap­pions de l’aé­ro­port et que nous allions sans plus attendre écrire la grande his­toire de Retal­hu­leu. Je le connais­sais alors suf­fi­sam­ment bien pour savoir qu’il était un homme aux ins­pi­ra­tions brillantes et aux impul­sions auda­cieuses, mais qu’en même temps, il était très sen­sible aux cri­tiques rai­son­nables. Cette fois-là, comme plu­sieurs autres, j’ai réus­si à le dis­sua­der. “Très bien, ché”, m’a-t-il dit, convain­cu par la force des choses. “Tu m’as encore bai­sé avec ton bon sens”. Et puis, res­pi­rant à tra­vers sa bles­sure, il me l’a dit pour la mil­lième fois :

— Tu es un petit libé­ral tranquille.

De toute façon, comme l’a­vion avait du retard, j’ai pro­po­sé une aven­ture de conso­la­tion qu’il a accep­tée avec plai­sir. Nous avons écrit un récit détaillé à quatre mains, basé sur les nom­breuses véri­tés que nous connais­sions grâce aux mes­sages codés, mais en fai­sant croire qu’il s’a­gis­sait d’in­for­ma­tions obte­nues par nous sur le ter­rain après un voyage clan­des­tin à tra­vers le pays. Maset­ti écri­vait, mort de rire, en enri­chis­sant la réa­li­té de détails fan­tas­tiques qu’il inven­tait dans le feu de l’é­cri­ture. Un sol­dat indien, pieds nus et éma­cié, mais por­tant un casque alle­mand et un fusil de la guerre mon­diale, hochait la tête à côté de la boîte aux lettres, sans détour­ner de nous son regard abys­sal. Plus loin, dans un petit parc aux pal­miers tristes, il y avait un pho­to­graphe avec un appa­reil pho­to à boî­tier à manches noires, un de ceux qui prennent des por­traits ins­tan­ta­nés avec en arrière-plan un pay­sage idyl­lique de lacs et de cygnes. Lorsque nous avons fini d’é­crire l’his­toire, nous avons ajou­té quelques dia­tribes per­son­nelles sor­ties de nos âmes, nous avons signé de nos vrais noms et de nos titres de presse, puis nous avons fait prendre des pho­tos de témoi­gnage, mais pas sur fond de cygnes, mais devant le vol­can hui­leux et indu­bi­table qui domi­nait l’ho­ri­zon au cou­cher du soleil. Une copie de cette pho­to existe : la veuve de Maset­ti la pos­sède à La Havane. Fina­le­ment, nous avons mis les papiers et la pho­to dans une enve­loppe adres­sée au géné­ral Miguel Ydí­go­ras Fuentes, pré­sident de la Répu­blique du Gua­te­ma­la, et en une frac­tion de seconde, alors que le sol­dat de ser­vice se lais­sait gagner par la som­no­lence de la sieste, nous avons dépo­sé la lettre dans la boîte aux lettres.

À l’é­poque, quel­qu’un avait dit en public que le géné­ral Ydí­go­ras Fuentes était un vieil homme inutile, et il était appa­ru à la télé­vi­sion habillé comme un ath­lète à l’âge de 69 ans, et il avait fait des hal­tères et sou­le­vé des poids, et même révé­lé quelques exploits intimes de sa viri­li­té pour mon­trer à ses télé­spec­ta­teurs qu’il était encore un mili­taire à part entière. Dans notre lettre, bien sûr, les féli­ci­ta­tions spé­ciales pour son exquis ridi­cule n’ont pas manqué.

Maset­ti était rayon­nant. Je l’é­tais moins, et de moins en moins, car l’air se satu­rait d’une vapeur humide et gla­cée et des nuages noc­turnes avaient com­men­cé à s’a­mon­ce­ler au-des­sus du vol­can. Puis je me suis deman­dé avec hor­reur ce qu’il advien­drait de nous si un orage impré­vu écla­tait et que le vol était annu­lé jus­qu’au len­de­main, et que le géné­ral Ydí­go­ras Fuentes rece­vait la lettre avec nos por­traits avant que nous ayons quit­té le Gua­te­ma­la. Maset­ti s’est indi­gné de mon ima­gi­na­tion dia­bo­lique. Mais deux heures plus tard, en vol vers le Pana­ma, et désor­mais à l’a­bri des risques de cette farce enfan­tine, il a fini par admettre que nous, les libé­raux tran­quilles, avions par­fois une vie plus longue, parce que nous tenions compte des phé­no­mènes de la nature, même les moins pré­vi­sibles. Après vingt et un ans, la seule chose qui me pré­oc­cupe à pro­pos de ce jour inou­bliable est que je n’ai jamais su si le géné­ral Ydí­go­ras Fuentes a reçu notre lettre le len­de­main, comme nous l’a­vions pré­dit pen­dant l’ex­tase métaphysique.