par Charles-André Udry (6 février 2012) Sociologue, économiste et membre d’Attac-Suisse.
Le 1er février 2012, Robert Fisk terminait ainsi son article paru dans le quotidien The Independent : « Mais il y a une question qui n’est pas posée. Supposez que le régime [de Bachar el-Assad] survive. Sur quelle Syrie exercerait-il son pouvoir ? » Dit autrement : la révolte a atteint un point de non-retour. L’enregistrement, sous toutes les formes, par les forces policières et militaires, des dizaines de milliers de manifestants et d’opposants – chaque semaine, chaque jour – dans les diverses villes et hameaux du pays en ferait des morts et des emprisonnés torturés supplémentaires, demain, si le combat s’arrêtait. Et si le régime de la clique Assad restait en place. Le terrible prix humain de ce combat populaire est conforme à la nature odieuse et implacable du régime, avec lequel aucune négociation n’est possible et acceptable par les combattants anti-dictatoriaux.
Le 4 février 2012, Khaled al-Arabi, membre de l’Organisation arabe des droits de la personne humaine, déclarait : « L’armée syrienne bombarde avec des roquettes et des missiles. Elle est en train de commettre un bain de sang d’une horreur jamais vue jusqu’à présent dans la ville de Homs… ». Radio France Internationale (RFI), à la même date, affirmait : « A Homs, ce sont près de 300 personnes qui auraient été tuées pour la seule journée d’hier, vendredi 3 février 2012, affirme le Conseil national syrien (CNS). Même s’il est difficile de savoir avec précision ce qui se passe dans ce pays fermé à la presse et soumis à un strict contrôle, les images diffusées par les télévisions arabes et les témoignages recueillis évoquent une violence accrue et aveugle. Les témoignages décrivent un bombardement impitoyable, une ville transformée en zone de guerre. Personne, ni aucun quartier n’a été épargné par “une véritable pluie de bombes”. Et c’est un véritable bain de sang qui est décrit. Le bombardement de la ville a démarré hier, vendredi 3 février vers 17 heures, heure locale, et s’est poursuivi jusqu’à l’aube. Les témoins déclarent que les premiers pilonnages se sont surtout concentrés sur le quartier d’al-Khalidiya, où de nombreuses maisons se sont effondrées sur leurs occupants et où l’on dénombre la majorité des victimes. Tout au long de la nuit, les bilans n’ont cessé de s’alourdir. Selon les opposants du Conseil national syrien, c’est “l’un des massacres les plus horribles depuis le début (en mars dernier) du soulèvement en Syrie”. L’opposition estime qu’il s’agit de représailles après les nouvelles défections enregistrées au sein des forces armées. »
Deux éléments ressortent des diverses sources que l’on peut recueillir. Tout d’abord, la révolte contre le régime dictatorial s’est élargie depuis novembre 2011. Elle atteint les zones urbaines les plus importantes. Donc un mouvement de la périphérie vers le centre s’est façonné et fortifié au cours de ces onze derniers mois. Au plan social, les couches qui participent à la mobilisation contre la dictature – le terme révolution doit être saisi dans ce sens – se sont aussi élargies. Seule l’existence d’un tel « front social » permet de comprendre le maintien et le renforcement d’une organisation qui assure : les jours successifs de mobilisation ; les mots d’ordre qui donnent leur sens à chaque « vendredi » de lutte contre le pouvoir du clan Assad ; l’ampleur des funérailles, souvent placées sous la garde de soldats ayant fait défection ; les soins – certes administrés dans des conditions dramatiques – apportés aux centaines et centaines de blessés qui ne peuvent être soignés dans des hôpitaux, car lesdites forces de sécurité viennent les kidnapper pour les torturer et les tuer ; la mise en place de réseaux de communications et de transport dans un contexte de guerre. C’est sur cette base sociale que reposent les activités des Comités locaux de coordination. La population en révolte reçoit une aide de la diaspora syrienne qui dispose de ressources matérielles. Mais le fait qu’elle ne dépend pas d’une force « étrangère » a affermi le sentiment qu’elle doit compter sur ses propres forces. Ce qui dynamise – malgré les supplices et les douleurs endurés – les multiples entraides et les formes d’auto-organisation.
Ensuite, les massacres, les tortures d’enfants, les viols de femmes, le nombre de familles offensées, meurtries ont conduit, inévitablement, à l’apparition de formes d’autodéfense. Les défections se multiplient : celles provenant de l’armée du régime qui refusent d’être le bras assassin d’Assad ; celles de jeunes qui refusent la conscription. Ces soldats de la révolte – connus sous le nom de membres de l’Armée syrienne libre – disposent d’un armement léger. Dans ce sens, il n’y a pas une véritable militarisation du combat anti-dictatorial, même si des affrontements directs, relativement limités, se sont produits et pourraient s’amplifier suite au massacre commis à Homs. Ces défections illustrent des failles dans le régime. Plus exactement, face à l’extension et à la durée de la révolte, un tel régime ne peut éviter les processus d’autonomisation relative de ses divers centres de pouvoir ; cela d’autant plus quand il est âgé de plus de 40 ans. Des épisodes de luttes analogues dans l’histoire démontrent que – plus la mobilisation perdure et se renforce et qu’elle ne peut plus reculer – les processus de prises de décision deviennent plus difficiles. Ils traduisent les hésitations des secteurs qui ne sont pas dans le cercle restreint des quelques « familles » qui monopolisent le pouvoir et tous les privilèges corrupteurs qui en découlent. Une dynamique erratique s’installe donc dans la gestion même des opérations répressives et politiques. Et les incertitudes sur leur avenir économique inquiètent des couches de négociants, de commerçants, d’importateurs et d’exportateurs, ainsi que les milieux liés au tourisme. Les sanctions accroissent la dépendance face à l’Iran ; ce qui n’est pas considéré comme une solution attractive par diverses fractions de la moyenne bourgeoisie.
Certes, la Garde républicaine et la IVe Division de Maher el-Assad (le frère de Bachar) sont des instruments de terreur aux mains du régime. Mais un signe, selon divers reportages, ne trompe pas. Pourquoi le pouvoir doit-il engager autant de ressources pour commencer à surveiller, à menacer avec ses sbires, des milieux chrétiens et alaouites qui constituaient (et constituent encore) sa base « officialisée » ? Prendre en otage les minorités confessionnelles fait partie de la politique du régime. Il ne cesse de brandir la menace d’un vaste règlement de compte – dont les « sunnites » seraient les « futurs maîtres » – en cas de chute du régime. Et le clan Assad fera tout – et l’a déjà fait – pour que des affrontements confessionnels, communautaires se produisent. Il importe donc aux diverses forces engagées dans ce titanesque combat anti-dictatorial de faire passer un message : malgré les souffrances et les humiliations endurées, les actes de vengeance indiscriminés sont exclus de toutes les options des forces luttant pour le renversement du tyran. C’est une des dimensions d’une orientation visant à élargir le front social et politique, à neutraliser certains secteurs et à affaiblir le socle, fragilisé, du régime.
Le cynisme de ladite communauté internationale est sans limites. Les médias ne cessent de discourir sur les projets de résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Ils sont bloqués par la Russie (en fait, le pouvoir du kgbiste Poutine) et la Chine (du « parti communiste » de Chine à qui sont présentées des requêtes d’aide pour les économies occidentales) ! Nombreux sont les gouvernants qui versent des larmes de crocodile sur le « pauvre peuple syrien » et dénoncent le « cruel despote » Bachar el-Assad, après l’avoir reçu en grande pompe ou avoir apprécié son rôle dans la région, au moins comme un moindre mal.
La place de la Syrie d’Assad dans « l’arrangement régional » pose un autre problème que celui de la Libye de Kadhafi. Une grande partie de la mise en scène diplomatique cache la difficulté pour les divers « acteurs » régionaux et internationaux – dans le contexte actuel de crise socio-économique et des troubles mondialisés propres à un système d’hégémonie politique aux failles visibles – de définir les « voies d’un changement » qui n’aboutisse pas à une perte de contrôle et à des processus centrifuges dans une région aussi stratégique.
Les Etats-Unis semblent décidés. Semblent. Dans les faits, l’irrésolution des résolutions écrites et réécrites – devant être présentées au Conseil de sécurité – ne les gêne pas trop. Gagner du temps et pouvoir donner des conférences de presse « humanitaires » conviennent parfaitement à l’administration Obama. La chute de Moubarak et la situation présente en Egypte ont modifié le puzzle construit par les Etats-Unis et Israël, depuis 1979 au moins. Les rapports entre le Liban du Hezbollah et Israël ne sont pas d’une tranquillité à toute épreuve, ce qui fait de la Syrie d’Assad une frontière plus « sûre » que celle d’un nouveau régime syrien dont il est difficile de dire qui le « dirigera » ou aura la possibilité de le diriger. Les tensions avec l’Iran sont un facteur de plus, afin de garder, pour l’heure, un gangster que l’on connaît – Assad – ou, mieux, des pièces importantes, révisées, de sa machine politico-sécuritaire. Ce qui nécessite du temps pour la manœuvre. Car elle doit être effectuée de manière conjointe avec divers gouvernements qui sont des nouveaux promus dans cette arène régionale. Le Qatar peut certainement financer les Frères musulmans en Tunisie et en Egypte ; ajouter aujourd’hui à la liste ceux de Syrie est une tâche politiquement délicate, même avec des appuis externes. Le renvoi, le 4 février, de l’ambassadeur de Syrie en Tunisie reflète – au même titre que l’occupation au Caire de l’ambassade de Syrie, pourtant relocalisée en « lieux sûrs », mais pas protégée (!) – que la « révolution arabe » est un interprète supplémentaire des scénarios qui sont en train de s’écrire en cette année 2012.
Ce d’autant plus que la Turquie voudrait aussi sa part du gâteau et est capable de l’obtenir. Le pouvoir russe veut être certain de garder ses positions (installations portuaires, entre autres), mais ne peut pas jouer une carte offensive. Donc, il ne peut que bloquer une décision du Conseil de sécurité… que les Occidentaux ne sont pas si pressés de prendre – pour autant que ce ne soit pas qu’un simple bout de papier – au-delà des sanctions économiques.
Le jeu complexe des ingérences – qui a fait une grande partie de l’histoire de cette région – s’effectue donc, aujourd’hui, dans un cadre où le dessin du puzzle passé est en voie d’être partiellement gommé, alors que les contours du nouveau dessin ne sont pas encore définis. D’où l’importance d’apporter son soutien politique à la lutte de ce peuple en révolte qui compte sur ses propres forces ainsi que sur la solidarité ; et aussi de s’opposer à toutes interventions militaires étrangères.
Source de l’article : CETRI