Tarek Mehanna : un gamin américain comme les autres… Ou presque

Tarek : Le premier jour de l’invasion –les mioches dans des salles d’hôpital avec des shrapnels de missiles américains collant sur leur front (bien sûr, rien de tout cela n’a été montré sur CNN).

Le 12 avril 2012, Tarek Mehan­na a donc été condam­né. A une peine de 17,5 ans d’emprisonnement.

Mehanna.jpg« Je me tiens devant vous, dans ce tri­bu­nal, fier d’être musul­man », avait décla­ré Tarek Mehan­na au juge –avant que ce der­nier ne pro­nonce la sen­tence. Pour sa défense, Tarek Mehan­na avait évo­qué les Indiens d’A­mé­rique résis­tant aux forces bri­tan­niques dans les années 1700, Anne Frank face aux Nazis ou encore Nel­son Man­de­la le pri­son­nier rebelle, tenant tête au régime raciste de l’apartheid.

Mal­gré l’absence d’indices indi­quant l’accomplissement de faits délic­tueux, le tri­bu­nal de Bos­ton a fi-nale­ment recon­nu le pré­ve­nu « cou­pable d’avoir vou­lu mener une guerre sainte contre les inté­rêts américains»…

Selon l’accusation, cet homme de 29 ans s’é­tait ren­du au Yémen en 2004 puis avait ten­té de radi­ca­li­ser d’autres per­sonnes aux Etats-Unis, en pos­tant des mes­sages de recru­te­ment d’Al-Qaï­da et en dis­tri­buant des vidéos dji­ha­distes. Son avo­cat aura donc plai­dé en pure perte –bien que T. Mehan­na n’ait jamais cher­ché à faire par­tie d’une orga­ni­sa­tion armée, que ses acti­vi­tés d’in­ter­naute sont consti­tu­tion­nel­le­ment pro­té­gées par le droit à la liber­té d’ex­pres­sion, bien que son ancien pro­fes­seur de reli­gion l’ait décrit comme un jeune amé­ri­cain typique, affec­tueux et aimant rire.

Alors qu’une par­tie des médias avaient plai­dé un déni de Jus­tice, dénon­çant l’arrestation d’«un gamin comme les autres », accu­sé pré­ten­du­ment d’avoir –dès 2001– vou­lu « tuer, kid­nap­per, ou bles­ser des res­sor­tis­sants amé­ri­cains à l’étranger », les juges se sont mon­trés inflexibles (se ser­vant d’incriminations per­verses mon­tées comme « un show »).

Diplô­mé d’un doc­to­rat en phar­ma­co­lo­gie, Mehan­na est pour­tant le fils d’un émi­nent méde­cin (un des lea­ders de la com­mu­nau­té musul­mane de la région de Boston). 

Même le célèbre juriste Glenn Green­wald aura été suf­fo­qué par la tenue, la teneur et le ver­dict d’un pro-cès scan­da­leux et indigne, « l’une des vio­la­tions les plus insignes de la libre expres­sion pour­tant garan­tie par le Pre­mier amen­de­ment de la Constitution.

C’est une menace tel­le­ment odieuse contre les liber­tés… Une offen­sive contre le droit, enga­gée par George Bush et pour­sui­vie sous le man­dat d’Obama, où des musul­mans sont pour­sui­vis pour leurs seules opi­nions poli­tiques. C’est pour­quoi, j’ai mis sur mon blog la décla­ra­tion incroya­ble­ment élo­quente et réflé­chie de Mehan­na. J’en prends le risque. Un moment vien­dra où l’opinion com­pren­dra qui sont les véri­tables cri­mi­nels dans cette affaire : en tous cas, pas Tarek»…

Glenn Green­wald risque gros. Mais, appa­rem­ment, la cause en vaut la peine. Ce spé­cia­liste en droit consti­tu­tion­nel est l’auteur de deux best sel­lers sur le pou­voir exé­cu­tif et les abus de l’administration Bush en poli­tique étran­gère. Son der­nier livre, « With Liber­ty and Jus­tice for Some » (Avec la liber­té et la jus­tice pour cer­tains), est un réqui­si­toire impla­cable contre le sys­tème judi­ciaire à deux vitesses, qui accorde l’immunité aux élites finan­cières et poli­tiques même pour leurs délits les plus inso­lents –tout en sou­met­tant les Amé­ri­cains ordi­naires à un état pénal sans pitié. Green­wald est consi­dé­ré comme l’un des vingt-cinq com­men­ta­teurs poli­tiques les plus influents du pays. Il est le dépo­si­taire du pre­mier Prix annuel I.F. Stone pour jour­na­lisme indé­pen­dant, et le vain­queur du Prix de l’Association du jour­na­lisme en ligne 2010 pour son tra­vail d’investigation sur l’arrestation et la déten­tion oppres­sive du sol­dat Brad­ley Man­ning (soup­çon­né d’avoir trans­mis à Wiki­leaks des docu­ments acca­blants, rela­tifs aux exac­tions com­mises par l’armée US durant l’occupation de l’Irak)…

C’est dit. Glenn Green­wald a ain­si pris cou­ra­geu­se­ment le par­ti de Mehan­na, en osant don­ner une publi­ci­té spec­ta­cu­laire aux pro­pos contes­ta­taires de celui-ci.

Voi­ci donc, dans son inté­gra­li­té, la décla­ra­tion de Tarek Mehan­na pro­non­cée devant le juge O’Toole, le 12 avril 2012. Un dis­cours vrai­ment pas ordinaire.

Jean FLINKER

membre du CLEA (Comi­té pour la Liber­té d’Expression et d’Association)


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« Au nom de Dieu, le plus bien­veillant et le plus miséricordieux.
Il y a exac­te­ment quatre ans, ce mois-ci, je ter­mi­nais ma jour­née de tra­vail dans un hôpi­tal de la ville. Je mar­chais vers ma voi­ture quand j’ai été appro­ché par deux agents fédé­raux. Ils ont dit que je devais choi­sir : faire les choses par la voie la plus facile, ou emprun­ter un che­min plein de risques. La voie “facile”, comme ils l’ont expli­qué, consis­tait pour moi à deve­nir un infor­ma­teur du gou­ver­ne­ment. Si je le fai­sais, je ne serais pas défé­ré devant un tri­bu­nal et ne me retrou­ve­rais jamais en pri­son. Quant à la voie dure, c’est celle qui m’a menée jusque devant vous. J’ai pra­ti­que­ment pas­sé quatre ans à l’isolement dans une cel­lule de la taille d’un WC, une cel­lule dans laquelle je suis enfer­mé 23 heures sur 24. 

Pen­dant les semaines pré­cé­dant le moment pré­sent, de nom­breuses per­sonnes m’ont fait quan­ti­té de sug­ges­tions sur ce que je devais vous dire. Cer­tains ont dit que je devais plai­der l’indulgence dans l’espoir d’une peine légère, tan­dis que d’autres me sug­gé­raient de n’en rien faire puisque, de toute façon, je serais frap­pé durement. 

Aus­si, ce que je vais faire, c’est sim­ple­ment par­ler de moi durant quelques minutes.

Quand j’ai refu­sé de deve­nir un infor­ma­teur, le gou­ver­ne­ment a répon­du en m’accusant de “crimes”. J’aurais sou­te­nu les mou­had­j­hi­dins qui com­bat­taient l’occupation de pays musul­mans dans le monde. Ou, comme ils aiment les qua­li­fier, les « ter­ro­ristes ». Je ne suis pour­tant pas né dans un pays musul­man. Je suis né et j’ai été éle­vé tout juste ici, en Amé­rique, et cela fâche beau­coup de gens : com­ment est-il pos­sible que je puisse être un Amé­ri­cain et croire aux choses aux­quelles je crois, prendre les posi­tions que je prends ? Or toute sorte d’éléments aux­quels un homme est expo­sé dans son envi­ron­ne­ment devient un indice qui forme sa façon de voir les choses, et je ne suis pas dif­fé­rent. Ain­si, à beau­coup d’égards, c’est à cause de l’Amérique que je suis celui que je suis. 

A l’âge de six ans, je me suis mis à réunir une col­lec­tion impor­tante de bandes des­si­nées. Bat­man m’a ain­si for­gé un état d’esprit, m’a mené à un para­digme sur la manière dont le monde fonc­tionne : qu’il y a des oppres­seurs, qu’il y a des oppri­més, et qu’il y a ceux qui se lèvent pour défendre les oppri­més. Cela a tel­le­ment réson­né en moi que, tout le reste de mon enfance, j’ai tou­jours pré­fé­ré les livres reflé­tant ce sens moral –La case de l’oncle Tom, l’Autobiographie de Mal­colm X, et j’ai même vu une dimen­sion éthique dans L’At­trape-cœurs de J. D. Salinger. 

Quand j’ai com­men­cé mes Huma­ni­tés, j’ai choi­si une vraie classe d’Histoire. J’y appre­nais jus­te­ment com­bien réel était ce para­digme dans le monde. J’ai appris les indi­gènes amé­ri­cains et ce qui leur était arri­vé dès la pré­sence des colo­ni­sa­teurs euro­péens. J’ai appris l’histoire des des­cen­dants de ces colo­ni­sa­teurs euro­péens qui, à leur tour, avaient été oppri­més sous la tyran­nie du roi George III.

J’ai lu et décou­vert Paul Revere, Tom Paine, et com­ment les Amé­ri­cains enta­mèrent une insur­rec­tion armée contre les forces bri­tan­niques, une insur­rec­tion que nous fêtons main­te­nant comme une guerre révo­lu­tion­naire amé­ri­caine. Comme gosse, j’ai même été à des tour­nées sco­laires sur le ter­rain, à quelques blocs de l’endroit où nous sommes main­te­nant. J’ai lu, j’ai appris et décou­vert Har­riet Tub­man, Nat Tur­ner, John Brown, et la lutte contre l’esclavage dans ce pays. J’ai décou­vert Emma Gold­man, Eugene Debs, et les luttes des syn­di­cats, de la classe ouvrière et des pauvres. J’ai com­men­cé à savoir Anne Frank, les Nazis, et com­ment ils per­sé­cu­taient des mino­ri­tés et des dis­si­dents empri­son­nés. J’ai appris Rosa Parks, Mal­colm X, Mar­tin Luther King, et la lutte pour les droits civils. 

J’ai appris Ho Chi Minh, et com­ment les Viet­na­miens ont com­bat­tu pen­dant des décen­nies pour se libé­rer eux-mêmes d’un enva­his­seur après l’autre. J’ai appris Nel­son Man­de­la et la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Tout ce que j’ai com­pris pen­dant ces années confir­mait ce que j’avais com­men­cé à com­prendre quand j’avais six ans : qu’au cours de toute l’Histoire, il y avait une lutte constante entre les oppri­més et leurs oppres­seurs. Dans chaque lutte dont j’ai appris le che­mi­ne­ment, je me suis constam­ment situé du côté des oppri­més et j’ai constam­ment res­pec­té ceux qui se levaient pour les défendre –indé­pen­dam­ment de la natio­na­li­té, indé­pen­dam­ment de la reli­gion. Et je n’ai jamais jeté mes notes de classe. Pen­dant que je vous parle ici, elles forment une belle pile dans l’armoire de ma chambre à cou­cher, chez moi. 

Par­mi tous les per­son­nages his­to­riques que j’ai décou­verts, l’un était au-des­sus des autres. J’étais impres­sion­né par beau­coup de choses au sujet de Mal­colm X, mais sur­tout j’étais fas­ci­né par l’idée de la trans­for­ma­tion, sa trans­for­ma­tion. Je ne sais pas si vous avez vu le film X de Spike Lee, il dure plus de trois heures et demi, et le Mal­colm du début est dif­fé­rent du Mal­colm de la fin. Il com­mence comme un cri­mi­nel illet­tré, mais ter­mine comme un mari, un père, un diri­geant pro­tec­teur et élo­quent pour son peuple, un Musul­man dis­ci­pli­né accom­plis­sant le Hajj à La Mecque et, fina­le­ment, comme un mar­tyr. La vie de Mal­colm m’a ensei­gné que l’Islam n’est pas quelque chose dont on hérite ; ce n’est pas une culture ou une eth­ni­ci­té. C’est un mode de vie, un état d’âme que n’importe qui peut choi­sir indé­pen­dam­ment d’où on vient et com­ment on a été élevé. 

Cela m’a conduit à étu­dier l’Islam plus pro­fon­dé­ment, et j’ai été accro­ché. Je n’étais qu’un ado­les­cent, mais l’Islam répon­dait à la ques­tion pour laquelle les plus grands esprits scien­ti­fiques étaient désem­pa­rés, la ques­tion qui pousse les riches et les gens connus à la dépres­sion et au sui­cide parce qu’ils sont inca­pables d’y répondre : “Quel est le but de la vie ? Pour­quoi exis­tons-nous dans cet uni­vers ?”. Mais il répond aus­si à la ques­tion de com­ment on est sup­po­sé exis­ter. Et puisqu’il n’y a ni hié­rar­chie ni prê­trise, j’ai pu direc­te­ment et immé­dia­te­ment pui­ser dans les textes du Coran et les ensei­gne­ments du Pro­phète Moham­med, com­men­cer à com­prendre les impli­ca­tions de l’Islam pour moi comme être humain, comme indi­vi­du, pour les gens autour de moi, pour le monde. Et plus j’apprenais, plus j’appréciais l’Islam.

Ce dont je vous parle, c’était quand j’étais ado­les­cent. Mais même aujourd’hui, mal­gré les pres­sions endu­rées ces der­nières années, je me tiens ici devant vous et devant tout autre dans cette salle d’audience, comme un Musul­man, comme un Musul­man plein de fierté.
A tra­vers cette édu­ca­tion, mon atten­tion a été atti­rée par ce qui arri­vait à d’autres Musul­mans dans les dif­fé­rentes par­ties du monde. Et par­tout où je regar­dais, je voyais les puis­sances essayant de détruire ce que j’aimais. J’ai appris ce que les Soviets avaient fait aux Musul­mans d’Afghanistan. J’ai appris ce que les Serbes avaient fait aux Musul­mans de Bos­nie. J’ai appris ce que les Russes fai­saient aux Musul­mans de Tchét­ché­nie. J’ai appris ce qu’Israël avait fait au Liban –et ce qu’il conti­nue à faire en Pales­tine– plei­ne­ment sou­te­nu par les Etats-Unis. Et j’ai appris ce que l’Amérique elle-même fai­sait aux Musul­mans. J’ai appris la Guerre du Golfe et les bombes à l’uranium appau­vri qui ont tué des mil­liers d’individus et cau­sé des taux de can­cer mon­tant en flèche en Irak.

J’ai appris les sanc­tions impo­sées par l’Amérique qui empê­chaient la nour­ri­ture, les médi­ca­ments et l’équipement médi­cal d’entrer en Irak, et com­ment –d’après les Nations Unies– plus d’un demi-mil­lion d’enfants en étaient morts. Je me sou­viens de cette inter­view sur 60 minutes de Made­leine Albright où elle pré­ten­dait com­bien le décès de tous ces enfants en avait « valu la peine ». J’ai regar­dé le 11 sep­tembre 2001 comme un acte de repré­sailles où un groupe d’individus est pous­sé à détour­ner des avions, à les faire se per­cu­ter contre des buil­dings tant ils ont été indi­gnés par la mort de ces gosses. J’ai regar­dé com­ment l’Amérique a alors atta­qué et enva­hi l’Irak direc­te­ment. J’ai vu les effets de l’offensive “Choc et Effroi” le pre­mier jour de l’invasion –les mioches dans des salles d’hôpital avec des shrap­nels de mis­siles amé­ri­cains col­lant sur leur front (bien sûr, rien de tout cela n’a été mon­tré sur CNN). 

J’ai appris la ville de Hadi­tha, où 24 Musul­mans –y com­pris un homme de 76 ans dans une chaise rou­lante, des femmes et même des tout petits– ont été tués par des marines US qui les ont fait explo­ser dans leurs vête­ments de nuit pen­dant qu’ils dor­maient. J’ai appris Abeer al-Jana­bi, une ado­les­cente ira­kienne de 14 ans vio­lée en bande par cinq sol­dats amé­ri­cains, qui ensuite ont tiré sur elle et cha­cun des membres de sa famille –en pleine la tête– pour ensuite mettre le feu à leurs corps. Je veux sim­ple­ment sou­li­gner que les femmes musul­manes ne montrent même pas leurs che­veux à des hommes avec les­quelles elles sont très proches. Alors, essayez d’imaginer cette jeune fille d’un vil­lage rigo­riste, avec ses vête­ments arra­chés, atta­quée sexuel­le­ment non par un, non par deux, non par trois, non par quatre mais par cinq soldats. 

Même aujourd’hui, les jour­naux conti­nuent de rela­ter les frappes de drones tuant des Musul­mans quo­ti­dien­ne­ment au Pakis­tan, en Soma­lie, au Yémen. Rien que le mois der­nier, tout le monde l’a enten­du : 17 musul­mans afghans –prin­ci­pa­le­ment des mères et leurs enfants– tués par balle par un sol­dat amé­ri­cain, qui a aus­si mis le feu à leurs corps. Or tout ceci, c’est seule­ment des his­toires qui font les gros titres, quelques heures pas plus. 

En fait, l’un des pre­miers concepts que j’ai décou­vert dans l’Islam, est celui de la loyau­té, de la fra­ter­ni­té : chaque femme musul­mane est ma sœur, chaque homme mon frère, et ensemble nous for­mons un grand corps qui se doit de pro­té­ger les uns et les autres. En d’autres mots, il n’est pas pos­sible d’accepter les vio­lences faites à ses frères et sœurs –y com­pris par l’Amérique– et res­ter neutre. Ma sym­pa­thie pour les oppri­més a donc conti­nué, tout en étant plus per­son­nelle –comme l’est deve­nu mon res­pect pour ceux qui les défendaient.

Tan­tôt, j’ai men­tion­né Paul Revere, quand il est par­ti pour sa tour­née de minuit : c’était dans le but de pré­ve­nir la popu­la­tion que les Bri­tan­niques mar­chaient sur Lexing­ton pour arrê­ter Sam Adams et John Han­cock, ensuite à Concord pour confis­quer les armes sto­ckées par les mili­ciens de la Révo­lu­tion. C’est ain­si que les Anglais, arri­vés à Concord, ont trou­vé les Minu­te­men qui les atten­daient, les armes à la main. Ils ont tiré sur les Bri­tan­niques, les ont com­bat­tus et les ont bat­tus. De cette bataille est née la révo­lu­tion amé­ri­caine. Il existe un mot arabe pour décrire ce que les Minu­te­men ont fait ce jour là. Ce mot est dji­had, et c’est de cela que traite mon procès. 

Toutes les vidéos qui ont été mon­trées au cours de ce pro­cès, les réfé­rences aux textes que j’aurais envoyés, les cha­maille­ries pué­riles sur « Oh, il a tra­duit ce para­graphe » ou « Oh, il a dif­fu­sé cette phrase », et toutes ces pièces à convic­tion tour­naient autour d’une unique ques­tion : des Musul­mans qui se défendent eux-mêmes contre des sol­dats amé­ri­cains, leur fai­sant exac­te­ment ce que les ré-volu­tion­naires amé­ri­cains avaient fait aux Anglais. Tout au long des audiences, on a mon­tré de la manière la plus claire que je n’avais jamais, au grand jamais, com­plo­té pour “tuer des Amé­ri­cains” dans des centres com­mer­ciaux ou ailleurs. Les propres témoins du gou­ver­ne­ment ont réfu­té cette affir­ma­tion. Et quand le gou­ver­ne­ment a envoyé un agent secret pour me pous­ser dans leurs petits “com­plots ter­ro­ristes”, j’ai refu­sé d’y par­ti­ci­per. Mys­té­rieu­se­ment, cepen­dant, le jury n’a jamais enten­du ou rete­nu cela. 

Ain­si, ce pro­cès ne por­tait pas sur ma posi­tion de Musul­man vou­lant tuer des civils amé­ri­cains. Mais sur mon posi­tion­ne­ment en tant qu’Américain, lequel doit être tou­jours prêt à assas­si­ner tout enva­his­seur –qu’il soit russe, sud-amé­ri­cain ou mar­tien. C’est ce que je crois. C’est ce que j’ai tou­jours cru, et que je croi­rai tou­jours. C’est ce que repré­sentent les flèches sur le sceau au-des­sus de vos têtes : la défense de la patrie. Si quelqu’un enva­hit votre mai­son pour vous voler et faire du mal à votre famille, la logique dicte que vous faites tout ce qu’il faut pour expul­ser l’envahisseur de votre foyer. Mais quand ce foyer est un pays musul­man et que l’envahisseur est l’armée US, pour une rai­son incon­nue, les normes changent sou­dain. Le sens com­mun est renom­mé “ter­ro­risme” et le peuple qui se défend lui-même, contre ceux qui viennent tuer, devient “les ter­ro­ristes qui tuent des Amé­ri­cains”. Or la vision –selon laquelle l’Amérique était bien la vic­time des sol­dats anglais il y a deux siècles et demi– se doit d’être la même quand, cette fois, ce sont les Musul­mans qui sont vic­times de la sol­da­tesque amé­ri­caine. Il faut donc en finir avec la men­ta­li­té colonialiste. 

Quand le ser­gent Bales a abat­tu à mort ces Afghans le mois der­nier, toute l’attention des médias s’est foca­li­sée sur lui –sa vie, son stress, son trouble de stress post-trau­ma­tique, l’hypothèque sur sa mai­son – , comme si c’était lui la vic­time. On a expri­mé très peu de sym­pa­thie pour les gens qu’il avait lit­té­ra­le­ment exé­cu­tés, comme s’ils n’étaient pas réels, pas des êtres humains. Mal­heu­reu­se­ment, cette men­ta­li­té vic­ti­maire, à sens unique, devient pré­pon­dé­rante dans la socié­té, qu’on en soit conscient ou pas. Même avec mes avo­cats, il a fal­lu deux ans de dis­cus­sions, d’explications et de cla­ri­fi­ca­tions avant qu’ils ne soient capables de réflé­chir en se dépre­nant de cette pen­sée for­ma­tée et fina­le­ment acceptent la logique de ce que je disais. Deux ans ! Sil a fal­lu autant de temps à des gens aus­si intel­li­gents pour se dépro­gram­mer eux-mêmes…, vous pen­sez bien qu’avec un jury sélec­tion­né au hasard… je n’ai pas été jugé par mes pairs : parce qu’avec la men­ta­li­té qui a sai­si l’Amérique aujourd’hui, je n’ai pas de pairs. 

Je veux aus­si vous dire ceci. J’ai appris une chose de plus au cours d’Histoire. L’Amérique a his­to­ri­que­ment sou­te­nu les poli­tiques les plus injustes contre ses mino­ri­tés –des pra­tiques qui étaient même pro­té­gées par la loi. Main­te­nant, il suf­fit de regar­der en arrière et de se deman­der “Qu’en pen­sons-nous ?”… L’esclavage, Jim Crow, l’internement des Japo­nais pen­dant la Seconde Guerre mon­diale –cha­cune de ces poli­tiques ont lar­ge­ment été accep­tées par la socié­té amé­ri­caine, cha­cune a été défen­due par la Cour suprême. 

Main­te­nant “Qu’en pen­sons-nous ?”… Nel­son Man­de­la était consi­dé­ré comme un ter­ro­riste par le gou­ver­ne­ment sud-afri­cain, et avait été condam­né à vie. Mais le temps a pas­sé, le monde a chan­gé, les Blancs ont réa­li­sé com­bien leur poli­tique était oppres­sive, que ce n’était pas lui qui était le ter­ro­riste, et ils l’ont libé­ré de pri­son. Il est même deve­nu pré­sident. Ain­si, tout est sub­jec­tif –même mon “affaire” qua­li­fiée de “ter­ro­risme”.
En réa­li­té, tout dépend du moment, de l’endroit et de qui à ce ins­tant-là est la superpuissance. 

A vos yeux, je suis un ter­ro­riste, et il est par­fai­te­ment rai­son­nable que je sois ici devant vous en com­bi­nai­son orange. Mais un jour, l’Amérique chan­ge­ra et les citoyens recon­naî­tront ce jour pour ce qu’il est. Ils recon­si­dé­re­ront les cen­taines de mil­liers de Musul­mans qui ont été tués et muti­lés par l’armée US dans des pays étran­gers. Pour­tant, c’est moi qui suis celui qui va res­ter en pri­son pour “conspi­ra­tion, meurtre et muti­la­tion” –parce que je sou­tiens les mou­had­j­hi­dins qui défendent les petites gens. Pour­tant, un jour, l’Amérique chan­ge­ra et les citoyens recon­naî­tront ce jour pour ce qu’il est. 

Si on pou­vait rame­ner à la vie Abeer al-Jana­bi au moment où elle était vio­lée par vos sol­dats, la mettre –ici– sur le banc des témoins et lui deman­der qui sont “les ter­ro­ristes”, ce n’est sûre­ment pas vers moi qu’elle poin­te­rait le doigt.

Le gou­ver­ne­ment a dit que j’étais obsé­dé par la vio­lence, obsé­dé par l’idée de “tuer des Amé­ri­cains”. Mais comme Musul­man vivant notre époque, je ne peux son­ger à un men­songe plus cynique ».