Sur la tombe de Karl Marx

Par Frie­drich Engels

EN LIEN :

Publié en alle­mand dans le Sozial­de­mo­krat n° 33, 22 mars 1883. Pour pré­pa­rer la pré­sente édi­tion, on a uti­li­sé la tra­duc­tion publiée dans le livre « Karl Marx », Bureau d’E­di­tions, Paris, 1935.

Dis­cours pro­non­cé par Engels en anglais au cime­tière de High­gate, situé au nord de Londres le 17 mars 1883.

Le 14 mars, à trois heures moins un quart de l’a­près-midi, le plus grand des pen­seurs vivants a ces­sé de pen­ser. Lais­sé seul deux minutes à peine, nous l’a­vons retrou­vé, en entrant, pai­si­ble­ment endor­mi dans son fau­teuil, mais pour toujours.

Ce qu’a per­du le pro­lé­ta­riat mili­tant d’Eu­rope et d’A­mé­rique, ce qu’a per­du la science his­to­rique en cet homme, on ne sau­rait le mesu­rer. Le vide lais­sé par la mort de ce titan ne tar­de­ra pas à se faire sentir.

De même que Dar­win a décou­vert la loi du déve­lop­pe­ment de la nature orga­nique, de même Marx a décou­vert la loi du déve­lop­pe­ment de l’his­toire humaine, c’est-à-dire ce fait élé­men­taire voi­lé aupa­ra­vant sous un fatras idéo­lo­gique que les hommes, avant de pou­voir s’oc­cu­per de poli­tique, de science, d’art, de reli­gion, etc., doivent tout d’a­bord man­ger, boire, se loger et se vêtir : que, par suite, la pro­duc­tion des moyens maté­riels élé­men­taires d’exis­tence et, par­tant, chaque degré de déve­lop­pe­ment éco­no­mique d’un peuple ou d’une époque forment la base d’où se sont déve­lop­pés les ins­ti­tu­tions d’E­tat, les concep­tions juri­diques, l’art et même les idées reli­gieuses des hommes en ques­tion et que, par consé­quent, c’est en par­tant de cette base qu’il faut les expli­quer et non inver­se­ment comme on le fai­sait jus­qu’à présent.

Mais ce n’est pas tout. Marx a éga­le­ment décou­vert la loi par­ti­cu­lière du mou­ve­ment du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste actuel et de la socié­té bour­geoise qui en est issue. La décou­verte de la plus-value a, du coup, fait ici la lumière, alors que toutes les recherches anté­rieures aus­si bien des éco­no­mistes bour­geois que des cri­tiques socia­listes s’é­taient per­dues dans les ténèbres.

Deux décou­vertes de ce genre devraient suf­fire pour une vie entière. Heu­reux déjà celui auquel il est don­né d’en faire une seule sem­blable ! Mais dans chaque domaine que Marx a sou­mis à ses recherches (et ces domaines sont très nom­breux et pas un seul ne fut l’ob­jet d’é­tudes super­fi­cielles), même dans celui des mathé­ma­tiques, il a fait des décou­vertes originales.

Tel fut l’homme de science. Mais, ce n’é­tait point là, chez lui, l’es­sen­tiel de son acti­vi­té. La science était pour Marx une force qui action­nait l’his­toire, une force révo­lu­tion­naire. Si pure que fut la joie qu’il pou­vait avoir à une décou­verte dans une science théo­rique quel­conque dont il est peut-être impos­sible d’en­vi­sa­ger l’ap­pli­ca­tion pra­tique, sa joie était tout autre lors­qu’il s’a­gis­sait d’une décou­verte d’une por­tée révo­lu­tion­naire immé­diate pour l’in­dus­trie ou, en géné­ral, pour le déve­lop­pe­ment his­to­rique. Ain­si Marx sui­vait très atten­ti­ve­ment le pro­grès des décou­vertes dans le domaine de l’élec­tri­ci­té et, tout der­niè­re­ment encore, les tra­vaux de Mar­cel Deprez.

Car Marx était avant tout un révo­lu­tion­naire. Contri­buer, d’une façon ou d’une autre, au ren­ver­se­ment de la socié­té capi­ta­liste et des ins­ti­tu­tions d’E­tat qu’elle a créées, col­la­bo­rer à l’af­fran­chis­se­ment du pro­lé­ta­riat moderne, auquel il avait don­né le pre­mier la conscience de sa propre situa­tion et de ses besoins, la conscience des condi­tions de son éman­ci­pa­tion, telle était sa véri­table voca­tion. La lutte était son élé­ment. Et il a lut­té avec une pas­sion, une opi­niâ­tre­té et un suc­cès rares. Col­la­bo­ra­tion à la pre­mière Gazette rhé­nane en 1842, au Vorwärts de Paris en 1844,48 à la Deutsche Zei­tung de Bruxelles en 1847, à la Nou­velle Gazette rhé­nane en 1848 – 1849, à la New York Tri­bune de 1852 à 1861, en outre, publi­ca­tion d’une foule de bro­chures de com­bat, tra­vail à Paris, Bruxelles et Londres jus­qu’à la consti­tu­tion de la grande Asso­cia­tion inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, cou­ron­ne­ment de toute son œuvre, voi­là des résul­tats dont l’au­teur aurait pu être fier, même s’il n’a­vait rien fait d’autre.

Voi­là pour­quoi Marx a été l’homme le plus exé­cré et le plus calom­nié de son temps. Gou­ver­ne­ments, abso­lus aus­si bien que répu­bli­cains, l’ex­pul­sèrent ; bour­geois conser­va­teurs et démo­crates extré­mistes le cou­vraient à qui mieux mieux de calom­nies et de malé­dic­tions. Il écar­tait tout cela de son che­min comme des toiles d’a­rai­gnée, sans y faire aucune atten­tion et il ne répon­dait qu’en cas de néces­si­té extrême. Il est mort, véné­ré, aimé et pleu­ré par des mil­lions de mili­tants révo­lu­tion­naires du monde entier, dis­per­sés à tra­vers l’Eu­rope, et l’A­mé­rique, depuis les mines de la Sibé­rie jus­qu’en Californie.

Et, je puis le dire har­di­ment : il pou­vait voir encore plus d’un adver­saire, mais il n’a­vait guère d’en­ne­mi personnel.

Son nom vivra à tra­vers les siècles et son œuvre aussi !