Au coeur d’Amazon

Com­ment Ama­zon est en train de chan­ger nos vies

Les condi­tions de tra­vail d’A­ma­zon sont dignes d’un roman de Charles Dickens, elles sont le reflet de la ver­sion très par­ti­cu­lière de Jeff Bezos des sombres mou­lins sata­niques de William Blake. Ces ter­ribles condi­tions de tra­vail ont été lar­ge­ment débat­tues. Aujourd’­hui encore, les tra­vaux réa­li­sés dans l’un des espaces de sto­ckage d’A­ma­zon rap­pellent l’é­tude fon­da­trice de Frie­dich Engels sur La condi­tion de la classe ouvrière en Angle­terre (1845) ou le clas­sique de George Orwell de 1984. Jeff Bezos appelle ses maga­sins des “centres de réa­li­sa­tion”, même si y tra­vailler signi­fie tout sauf la réa­li­sa­tion de soi.

Une des idées fon­da­men­tales de Bezos­mise en pra­tique chez Ama­zon est ce qu’il appelle le “Jour 1”. Il veut dire par là que chaque jour est le pre­mier jour — tou­jours agir comme si nous étions une start-up — ne pas se relâ­cher à cause de ce que vous avez obte­nu hier. Aujourd’­hui est un nou­veau jour. En fait, chaque jour est un nou­veau jour. Ama­zon est une entre­prise gui­dée par les prin­cipes direc­teurs de Bezos : inten­si­té et effort pour l’ef­fi­ca­ci­té. La com­plai­sance est stric­te­ment inter­dite. Le deuxième noyau de l’empire de Bezos est sa crainte qu’A­ma­zon ne suc­combe à cer­taines des mala­dies des grandes com­pa­gnies. Ces pro­blèmes sur­viennent lorsque dif­fé­rents diri­geants sont plus pré­oc­cu­pés les uns par les autres que par l’en­tre­prise elle-même. Il est plus impor­tant de savoir com­ment pas­ser à tra­vers la bureau­cra­tie des entre­prises, le népo­tisme interne, le favo­ri­tisme et la poli­tique de bureau que l’en­tre­prise elle-même.

Pour réduire cette pos­si­bi­li­té, M. Bezos se concentre sur son slo­gan : “le client est roi”, et met l’ac­cent sur les fac­teurs externes tout en mini­mi­sant l’im­por­tance de l’ob­jec­tif de son entre­prise : réa­li­ser des béné­fices. Dans le cas de la socié­té de ser­vices Ama­zon, la stra­té­gie consis­tant à rendre tout moins cher, plus rapide et plus facile pour le client contri­bue gran­de­ment à for­cer tout le monde à suivre la ligne de conduite de l’en­tre­prise : une sorte de Gleich­schal­tung (syn­chro­ni­sa­tion) mana­gé­riale dans laquelle tout le monde marche au pas.

Cette idéo­lo­gie est gran­de­ment ren­for­cée par ce que Cathu O’Neil appelle “l’arme de des­truc­tion mathé­ma­tique”. Chez Ama­zon, cela signi­fie une dépen­dance crois­sante aux algo­rithmes mathé­ma­tiques, qui font de plus en plus fonc­tion­ner l’en­tre­prise comme un auto­mate méca­nique. Ama­zon recueille une quan­ti­té mas­sive d’in­for­ma­tions auprès de ses clients (Big Data) et uti­lise des algo­rithmes pour ali­men­ter son monstre algo­rith­mique. Les maga­si­niers ne sont qu’un petit rouage dans la roue que Bezos et son entre­prise poussent sans relâche. Grâce à ces maga­si­niers, le suc­cès est venu rapidement.

En 2019, la société contrôlait 40 % des ventes en ligne aux États-Unis.

Mais Ama­zon n’est pas seule. Wal­mart est de loin la plus grande entre­prise au monde en termes de ventes, et se pré­pare éga­le­ment à rejoindre le club des algo­rithmes en inves­tis­sant beau­coup d’argent dans l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle (IA) ou dans l’IA qui relie les entre­prises aux Big Data. C’est l’a­ve­nir de la vente sur Inter­net ou même de la vente au détail en géné­ral. Le vieux rêve de Fre­de­ric Tay­lor de trans­for­mer l’être humain en un appen­dice des machines et le rêve d’Hen­ry Ford de relier cet appen­dice à une chaîne de mon­tage a été accé­lé­ré grâce à un sys­tème régi par des for­mules mathé­ma­tiques, des algo­rithmes, des macro­don­nées et l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle.

Pire encore. Les maga­si­niers d’A­ma­zon sont conti­nuel­le­ment expo­sés à des pres­sions sans fin pour une effi­ca­ci­té maxi­male basée uni­que­ment sur les chiffres. Ama­zon emploie des cen­taines de mil­liers de tra­vailleurs dans son vaste réseau mon­dial de maga­sins. Ce sont des emplois exi­geants, dégra­dants et non syn­di­qués. La “culture” d’en­tre­prise d’A­ma­zon — c’est le moins qu’on puisse dire, car ce sont des lieux sans édu­ca­tion — est rapide, extrê­me­ment agres­sive et impla­cable pour les tra­vailleurs et les cadres moyens. En outre, la mani­pu­la­tion des car­tons uti­li­sés par l’en­tre­prise est très nui­sible à l’en­vi­ron­ne­ment. Ama­zon traite des mil­liards de com­mandes. Elle gère éga­le­ment des tours de ser­veurs à forte consom­ma­tion d’éner­gie pour ali­men­ter ses propres ser­vices dans les cyber-nuages, appe­lés Ama­zon Web Ser­vice (AWS). Tout cela contri­bue énor­mé­ment à l’aug­men­ta­tion des émis­sions mon­diales de gaz à effet de serre. L’empreinte car­bone en Ama­zo­nie doit être écrasante.

Comme si cela ne suf­fi­sait pas, en 2017 et 2018, Ama­zon n’a pra­ti­que­ment pas payé d’im­pôt fédé­ral sur le reve­nu, voire pas du tout. C’est dif­fi­cile à com­prendre, puisque l’en­tre­prise a réa­li­sé 10 mil­liards de béné­fices rien qu’en 2018. Il est facile de s’en­ri­chir en exploi­tant les tra­vailleurs et en ne payant pas d’im­pôts. La richesse nette de Jeff Bezos s’é­le­vait à 196 mil­liards de dol­lars (à 18 heures, heure de Syd­ney, le 24 août 2020).

Pour dis­si­mu­ler tout cela, le ser­vice des rela­tions publiques de l’en­tre­prise dépense géné­reu­se­ment l’argent. En 2018, on a deman­dé aux Amé­ri­cains quelles étaient les ins­ti­tu­tions qui méri­taient le plus leur confiance. Les démo­crates ont choi­si Ama­zon. Les répu­bli­cains ont choi­si Ama­zon en troi­sième posi­tion, der­rière l’ar­mée et la police. Les per­sonnes inter­ro­gées res­pec­taient davan­tage Ama­zon que le FBI, les uni­ver­si­tés, le Congrès, la presse, les tri­bu­naux et la reli­gion. 51% des ménages amé­ri­cains assistent à des ser­vices reli­gieux, mais 52 % ont un compte Ama­zon Prime. Une fois de plus, le consu­mé­risme l’emporte sur la reli­gion, ce qui n’est pas contra­dic­toire. Bien sûr, cela pour­rait être pire, et c’est le cas. Un pour­cen­tage incroyable de 44 % a décla­ré qu’ils pré­fé­re­raient sau­ter le sexe plu­tôt que d’ar­rê­ter d’u­ti­li­ser Ama­zon pen­dant un an, ce qui en dit long sur la qua­li­té du sexe aux États-Unis. 77 % pré­fèrent évi­ter l’al­cool pen­dant un an plu­tôt que de se rendre en Amazonie.

L'enquête a également révélé que :

-plus de 47 % des personnes interrogées ont fait des achats en ligne pendant qu'elles utilisaient les toilettes.

-plus de 57% au travail.

-plus de 23 % lorsqu'ils étaient dans un embouteillage 

-plus de 19% quand ils étaient ivres.

La prin­ci­pale rai­son pour laquelle les consom­ma­teurs pré­fèrent Ama­zon — sur­tout en période de crise sani­taire comme celle de la pan­dé­mie de coro­na­vi­rus — est que les achats en ligne leur per­mettent d’é­co­no­mi­ser du temps, des tra­cas et des dépenses en condui­sant ou en pre­nant les trans­ports publics pour se rendre dans un maga­sin afin d’a­che­ter des articles de tous les jours comme des chaus­settes ou des piles. Cela a conduit, avant même la pan­dé­mie, à un iso­le­ment social. Bien qu’A­ma­zon pré­tende ne four­nir qu’un ser­vice aux clients, elle exploite sys­té­ma­ti­que­ment la vul­né­ra­bi­li­té de la psy­ché humaine lors­qu’elle va en ligne. Cette exploi­ta­tion se fait par le biais de ce que l’in­dus­trie appelle la “tech­no­lo­gie de persuasion”.

Ama­zon pro­pose un nombre impres­sion­nant de 600 mil­lions d’ar­ticles. Par­mi celles-ci, une taie d’o­reiller impri­mée avec une pho­to de Nico­las Cage avec son torse nu pour 5,89 $. Comme l’a dit une cliente nom­mée Kara, “je me sens pro­té­gée en sachant que Nico­las est au lit avec moi” ; pas éton­nant que le sexe soit en déclin. Cela peut être amu­sant ou triste, mais le capi­ta­lisme d’en­tre­prise gagne toujours.

L’o­reiller pro­vient d’un des 175 maga­sins Ama­zon. L’empire des entre­pôts d’A­ma­zon a pro­duit envi­ron 3,3 mil­liards de colis d’i­ci 2017, soit l’é­qui­valent de près de la moi­tié de la popu­la­tion mon­diale. En 2018, ce chiffre était pas­sé à 4,4 mil­liards de colis, soit 12 mil­lions de colis par jour.

L'oreiller de Nicolas Cage provient d'un entrepôt bondé.

L’ap­par­te­ment de Bezos à Man­hat­tan a une super­fi­cie de 1.700 mètres car­rés, avec douze chambres à cou­cher, seize salles de bain, une piste de danse, une biblio­thèque, un ascen­seur pri­vé et 530 mètres car­rés de ter­rasses avec vue sur le parc et la ville. Son prix est de 80 mil­lions de dol­lars. En 2020, le salaire mini­mum à New York est de 12,5 dol­lars de l’heure. En d’autres termes, un ouvrier d’en­tre­pôt d’A­ma­zon gagnant le salaire mini­mum doit tra­vailler 6,4 mil­lions d’heures pour ache­ter un tel appar­te­ment. S’il tra­vaillait 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, sans dor­mir, man­ger ou ren­trer chez lui, il lui fau­drait 730 ans pour ache­ter un tel bien.

Le nombre de tra­vailleurs qui rendent pos­sible Ama­zon — et la richesse des Bezos — est énorme. Puis il y a ses cadres et ses cadres inter­mé­diaires, et enfin les “lieu­te­nants” de Bezos. Ces appa­rat­chik imposent une culture d’en­tre­prise déli­bé­ré­ment conçue pour suivre le dar­wi­nisme social. Le contrat de tra­vail lui-même pré­cise déjà que le fait de tra­vailler dans l’en­tre­prise peut entraî­ner un degré éle­vé de stress pro­fes­sion­nel, c’est-à-dire que le tra­vail est très épui­sant. Il pré­cise éga­le­ment que le sala­rié ne peut pas prendre de mesures à l’en­contre de l’en­tre­prise en rai­son de ce stress.

Comme de nom­breux PDG et direc­teurs d’en­tre­prises et de poli­ti­ciens non démo­cra­tiques qui occupent des postes qua­si-dic­ta­to­riaux et dic­ta­to­riaux, Bezos pense être une bonne per­sonne, notam­ment pour avoir créé de nom­breux emplois semi-escla­va­gistes et pour avoir contri­bué à des œuvres de bien­fai­sance. En dehors de cela, il uti­lise un élé­ment clas­sique de la ges­tion d’en­tre­prise. Comme beau­coup de bureau­crates et de PDG dans le monde des affaires, les Bezos pré­fèrent trai­ter des objets numé­riques qui peuvent être quan­ti­fiés plu­tôt que des choses qui ne peuvent pas l’être, comme les émo­tions humaines.

Pour dis­si­mu­ler toute cette stra­té­gie et faire bonne impres­sion, la socié­té uti­lise la pro­pa­gande d’en­tre­prise, tout comme Rocke­fel­ler a retrou­vé sa répu­ta­tion après le mas­sacre de Lud­low grâce à Poi­son Ivy, un per­son­nage qui avait col­la­bo­ré avec les nazis alle­mands. Comme eux et comme presque toute autre grande entre­prise — de Union Car­bide (Bho­pal) à Exxon (Val­dez), en pas­sant par Enron, BP (Golfe du Mexique) ou Volks­wa­gen (émis­sions frau­du­leuses) et bien d’autres qui ont été et seront encore — Ama­zon dis­pose éga­le­ment d’un ser­vice de rela­tions publiques pour camou­fler ses propres patho­lo­gies. On les appe­lait autre­fois organe de pro­pa­gande mais “rela­tions publiques” sonnent beau­coup mieux. Comme l’a dit Edward Ber­nays, “la pro­pa­gande était deve­nue un vilain mot, alors j’ai inven­té les rela­tions publiques”.

Pour dissimuler ses pathologies d'entreprise, Amazon dispose d'une équipe de relations publiques qui est passée d'une poignée d'agents de presse à une armée de propagande de 250 personnes.

Peut-être que lorsque Bezos a pro­fi­té de la mau­vaise situa­tion éco­no­mique du Washing­ton Post pour l’a­che­ter, il l’a fait parce qu’il le consi­dé­rait comme un pilier de la démo­cra­tie qui méri­tait d’être sau­vé. Ce genre d’i­ni­tia­tive contri­bue à la bonne répu­ta­tion de Bezos. Mais cette phi­lo­so­phie ne se tra­duit pas en Ama­zo­nie. Ama­zon est diri­gé d’une main ferme anti­dé­mo­cra­tique et radi­ca­le­ment anti­syn­di­cale. Le côté posi­tif est que, contrai­re­ment au grand pro­pa­gan­diste Rupert Mur­doch, Bezos s’abs­tient d’in­ter­fé­rer dans les déci­sions édi­to­riales quo­ti­diennes du Post. Bezos est peut-être un homme d’af­faires impi­toyable, mais ce n’est pas un jour­na­liste. Il est assez intel­li­gent pour le savoir et pour faire ce qu’il fait le mieux : gérer Amazon.

L’une des forces d’A­ma­zon est sa struc­ture d’en­tre­prise semi-fédé­rale, qui confère un cer­tain niveau de cryp­to-indé­pen­dance aux dif­fé­rentes uni­tés de l’en­tre­prise. Le siège d’A­ma­zon n’est pas aus­si impor­tant qu’il le serait ; la socié­té fonc­tionne pra­ti­que­ment sans siège, prin­ci­pa­le­ment parce que Bezos estime que cela crée­rait trop de com­mu­ni­ca­tions inutiles et super­flues. Ama­zon s’ap­puie plu­tôt sur les prin­cipes clas­siques de l’é­co­no­mie 101 : “l’offre et la demande”. Elle cherche conti­nuel­le­ment à faire bais­ser les prix pour ses ache­teurs et à aug­men­ter ain­si le nombre de ses clients. Cela attire davan­tage de ven­deurs indé­pen­dants qui veulent atteindre le tra­fic en ligne crois­sant de la pla­te­forme Ama­zon, ce qui signi­fie plus de reve­nus pour l’en­tre­prise. En fin de compte, tout cela per­met une éco­no­mie d’é­chelle qui contri­bue à réduire davan­tage les prix d’A­ma­zon. Le prix bas gagne plus de clients, ce qui attire plus de ven­deurs, et donc le cycle conti­nue. C’est le rêve de crois­sance éter­nelle du capitalisme.

Pour conce­voir et per­fec­tion­ner la machi­ne­rie de l’é­co­no­mie d’é­chelle d’A­ma­zon, la socié­té dépense quelque 30 mil­liards de dol­lars par an en recherche et déve­lop­pe­ment (R&D), soit plus que toute autre entre­prise au monde. Mais Ama­zon ne la consi­dère même pas comme de la R&D, car ce dépar­te­ment n’est pas sépa­ré du reste de l’en­tre­prise. Mal­gré cela, une bonne par­tie des 30 mil­liards de dol­lars est inves­tie dans les tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion, ou plu­tôt, dans l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle (IA) et les macro-don­nées. L’in­tel­li­gence arti­fi­cielle est sur­tout uti­li­sée pour ana­ly­ser ins­tan­ta­né­ment et dans les moindres détails ses plus de 300 mil­lions de clients. L’im­pla­cable machine infor­ma­tique prend des déci­sions sur les achats, les prix et les lieux de sto­ckage des pro­duits. Constam­ment affi­nés et ali­men­tés par de nou­velles don­nées sur les clients, les pro­grammes d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle d’A­ma­zon ana­lysent des mon­tagnes d’in­for­ma­tions prêtes à être exploi­tées pour l’op­ti­mi­sa­tion des profits.

Ce qui donne l’a­van­tage à Ama­zon, c’est la sophis­ti­ca­tion crois­sante de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle. Leurs algo­rithmes peuvent donc mesu­rer, par exemple, les ventes d’un nou­veau pull ver­millon par rap­port au modèle pré­cé­dent et uti­li­ser cette dif­fé­rence de ventes pour ali­men­ter leurs modèles d’IA et amé­lio­rer les com­mandes futures. Sur Ama­zon, ce sys­tème fonc­tionne comme des sté­roïdes. Chaque fois qu’un client achète ou recherche sim­ple­ment un pro­duit en ligne, com­mande un film, écoute une chan­son ou lit un livre, le sys­tème en prend bonne note. Et Ama­zon sait com­ment faire cela mieux que n’im­porte quel ser­vice secret ne l’a jamais fait. L’al­go­rithme d’A­ma­zon apprend constam­ment à être plus intel­li­gent la pro­chaine fois. En offrant aux clients des pro­duits plus pré­cis et en fai­sant gagner plus d’argent à l’en­tre­prise, il vien­dra un moment où Ama­zon sau­ra mieux que vous ce que vous cherchez !

À cet égard, l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle d’A­ma­zon est son outil de pré­di­lec­tion. Étape par étape, l’IA ne se contente pas d’in­fil­trer les déci­sions com­mer­ciales de l’en­tre­prise mais pénètre éga­le­ment les déci­sions cru­ciales pour la socié­té, comme le diag­nos­tic d’un patient, l’oc­troi d’un prêt hypo­thé­caire ou la déci­sion de savoir qui obtient un emploi ou une place à l’u­ni­ver­si­té. Il est tout à fait pos­sible qu’un jour le monde soit diri­gé par une poi­gnée d’o­li­go­poles mon­diaux qui contrôlent nos achats, nos loi­sirs, notre san­té, nos finances et notre destin.

Ce monde peut être divi­sé entre les pri­vi­lé­giés qui ont un compte prin­ci­pal et les autres. Ama­zon Prime est impor­tant pour Ama­zon pour deux rai­sons : pre­miè­re­ment, il donne aux clients l’illu­sion de faire par­tie d’une petite élite qui paie 59 dol­lars par an ou 6,99 dol­lars par mois. Il est signi­fi­ca­tif que les prin­ci­paux clients dépensent en moyenne 1.300 dol­lars par an pour l’en­tre­prise, contre 700 dol­lars par an pour les autres. Deuxiè­me­ment, Ama­zon Prime ne se contente pas de bran­cher les clients et de les convaincre d’a­che­ter plus de choses ; il les attire aus­si dans l’or­bite d’A­ma­zon et les absorbe comme l’é­toile de la mort de la Guerre des étoiles.

Mais ce n’est pas tout. Ama­zon rend éga­le­ment Alexa, son assis­tant vir­tuel, beau­coup plus réa­liste grâce aux amé­lio­ra­tions de la recon­nais­sance vocale que l’IA a connues au cours de la der­nière décen­nie. Alexa est basé sur un modèle d’ap­pren­tis­sage qui se per­fec­tionne en écou­tant ce que des mil­lions d’hu­mains ont dit et en devi­nant très pré­ci­sé­ment ce qui a été dit et ce qui sera dit. Ama­zon a envi­ron cinq mil­lions de mots anglais dans sa base de don­nées de voca­bu­laire. Recon­naître un mot spé­ci­fique par­mi cinq mil­lions de mots, hors contexte, est très com­pli­qué mais Ama­zon a réus­si. Pour cer­tains, ce n’est qu’un acces­soire ména­ger qui fonc­tionne par la voix. Pour Ama­zon, il s’a­git d’une machine qui enre­gistre d’in­nom­brables don­nées de la vie quo­ti­dienne de l’u­ti­li­sa­teur. Cela pro­duit encore plus d’in­for­ma­tions qu’A­ma­zon peut uti­li­ser pour se déve­lop­per et faire encore plus de profits.

Et pendant que tout cela se passe, nous nous dirigeons vers un monde de réponses courtes avec des portées d'attention minuscules.

Nous vivons dans un monde où nous per­dons la trace de l’é­crit. Ce pro­ces­sus a un coût énorme car il élar­git la frac­ture numé­rique entre ceux qui ont un compte Ama­zon Prime et ceux qui n’en ont pas. Ama­zon éli­mine l’in­ter­mé­diaire, les vrais maga­sins ferment et les ventes se font sur Inter­net. La pan­dé­mie de coro­na­vi­rus de 2020 a accé­lé­ré tout ce pro­ces­sus et les bien­faits d’A­ma­zon. Pen­dant ce temps, des cen­taines de mil­liers de tra­vailleurs vont perdre leur emploi dans les sec­teurs infil­trés par Ama­zon. McKin­sey estime que, d’i­ci 2030, 800 mil­lions de per­sonnes dans le monde, soit 30 % de la main-d’œuvre mon­diale, devront chan­ger d’emploi.

Ce pro­ces­sus est ali­men­té non seule­ment par les achats en ligne et l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, mais aus­si par des robots. Ama­zon fait de gros efforts pour rem­pla­cer ses 125.000 tra­vailleurs à temps plein et 100.000 tra­vailleurs à temps par­tiel dans ses maga­sins par des robots. Jus­qu’à ce que ce rêve devienne réa­li­té, les maga­sins d’A­ma­zon sont tou­jours des endroits hor­ribles. Une visite vir­tuelle du site web Indeed.com vous donne l’a­vis de ceux qui tra­vaillent chez Ama­zon : sen­ti­ment d’i­so­le­ment ; ges­tion inadé­quate ; dif­fi­cul­té à prendre les com­mandes et à uti­li­ser les scan­ners ; sur­tout ne jamais tra­vailler pour Ama­zon ; lieu de tra­vail très stres­sant… pré­pa­rez-vous à aban­don­ner votre vie en dehors du travail.

Par consé­quent, de nom­breux maga­si­niers d’A­ma­zon n’en peuvent plus du stress, de la charge de tra­vail, du fait que les res­pon­sables vous sur­veillent constam­ment, de l’hor­rible pro­ces­sus d’é­va­lua­tion, des aver­tis­se­ments écrits ou des licen­cie­ments, du tra­vail phy­sique abu­sif, etc. D’autres écrivent que le fait d’y pas­ser une mau­vaise jour­née peut vous coû­ter votre emploi. Je ne me sou­viens pas d’une seule fois où je suis venu tra­vailler à la hâte. Elle fait som­brer votre esprit et détruit votre corps. Un tra­vailleur a décla­ré que la gen­tillesse, le res­pect et la digni­té brillaient par leur absence. Un autre qui tra­vaillait à pré­pa­rer les demandes (“picker”) a dit être tom­bée sur une bou­teille de coca-cola rem­plie d’u­rine sur une éta­gère, sup­po­sée avoir été lais­sée là par un tra­vailleur qui avait peur de s’ar­rê­ter pour aller aux toi­lettes. Comme vous pou­vez vous en dou­ter, Ama­zon n’est pas du tout d’ac­cord avec ces affirmations.