Le Juge et le Général

VO ENG ST FR - 1h 24min

Libre accès au docu­men­taire sur Juan Guz­man, le juge chi­lien qui a osé affron­ter Augus­to Pinochet

Lorsqu’en 1998, le juge chilien Juan Guzmán est désigné pour instruire les premières plaintes pénales contre l’ancien dictateur général Augusto Pinochet, personne n’attendait de résultats.

Guzmán avait sou­te­nu le coup d’État –mené comme une croi­sade anti-com­mu­niste- qui a conduit le pré­sident de gauche élu démo­cra­ti­que­ment, Sal­va­dor Allende, ain­si que des mil­liers d’autres per­sonnes à la mort ou à la dis­pa­ri­tion. Les réa­li­sa­teurs du film suivent le juge dans ce qu’il appelle « sa des­cente aux abîmes » où il découvre le pas­sé et est confron­té à son propre rôle dans la tragédie.

Le juge et le géné­ral, une his­toire de trans­for­ma­tion et de rédemp­tion, est un récit pre­nant sur la vio­la­tion des droits humains au nom de la guerre contre le terrorisme.”

En 1990, après 17 ans de dic­ta­ture, le géné­ral Augus­to Pino­chet est contraint de pas­ser la main à un pré­sident élu démo­cra­ti­que­ment. Il n’accepte néan­moins de le faire qu’en échange d’un accord tacite lui assu­rant l’impunité. Demeu­ré chef de l’armée et séna­teur à vie, il béné­fi­cie­ra de fait d’une immu­ni­té par­le­men­taire et c’est lui-même qui a nom­mé la plu­part des juges en exer­cice à ce moment.
Après quelques années de rémis­sion, les efforts achar­nés des familles des vic­times et des dis­pa­rus porte ses fruits. Le pou­voir judi­ciaire cherche à retrou­ver un mini­mum d’autonomie. Début 1998, Juan Guzmán Tapia, juge plu­tôt conser­va­teur de la Cour d’appel de San­tia­go, accepte d’instruire les pre­mières plaintes dépo­sées contre l’ex-dictateur. Il l’inculpe pour « séquestre per­ma­nent » et « homi­cide qua­li­fié » dans le cadre de l’affaire dite de la « Calle Confe­ren­cia », qui porte sur la dis­pa­ri­tion de plu­sieurs diri­geants du Par­ti com­mu­niste en 1976. Dans les mois qui suivent, plu­sieurs cen­taines de plaintes sont dépo­sées, dans dif­fé­rentes affaires, contre Pinochet.

Le 16 octobre 1998, alors qu’il se trouve à Londres pour rai­sons médi­cales, le géné­ral Pino­chet est pla­cé en état d’arrestation à la requête des juges de la « Audien­cia nacio­nal » espa­gnole Manuel García Cas­tellón et Bal­ta­zar Garzón, qui ins­truisent deux plaintes paral­lèles concer­nant des dis­pa­ri­tions et des assas­si­nats de citoyens espa­gnols, au Chi­li et en Argen­tine, à l’époque des régimes mili­taires. La Chambre des lords refu­sant de concé­der l’immunité diplo­ma­tique au géné­ral, le pré­sident chi­lien Eduar­do Frei et son gou­ver­ne­ment de centre gauche ne vont ces­ser de récla­mer le rapa­trie­ment de l’ancien dic­ta­teur dans son pays. Ministre des affaires étran­gères socia­liste, José Miguel Insul­za jus­ti­fie cette insis­tance : « En Espagne, Augus­to Pino­chet n’aurait pas, en rai­son du contexte trop poli­ti­sé, un pro­cès serein », alors qu’au Chi­li il pour­rait être « plus effi­ca­ce­ment jugé [1] ». De son côté, qua­li­fiant la déten­tion de « cruelle » et d’« injuste », l’ex-première ministre bri­tan­nique Mar­ga­ret That­cher accuse le juge Garzón d’« être conseillé par un groupe de mar­xistes [2] ».

Lorsque, en octobre 1999, la Cour suprême bri­tan­nique rati­fie l’extradition vers San­tia­go plu­tôt que vers Madrid, un dis­cret « comi­té de crise » impli­quant Washing­ton (Bill Clin­ton), Londres (Tony Blair), San­tia­go (Eduar­do Frei) et Madrid (José Maria Aznar) trouve une porte de sor­tie : un rap­port de trois méde­cins bri­tan­niques dési­gnés par le Royaume-Uni conclut à l’incapacité de Pino­chet de com­pa­raître en jus­tice, en rai­son « de son déli­cat état de san­té ». Le monde assiste donc, le 3 mars 2000, à une scène hors du com­mun : sur la piste de l’aéroport de San­tia­go du Chi­li, le « mou­rant », des­cen­du de l’avion sur une chaise rou­lante, se lève avec vigueur pour saluer ses vieux cama­rades venus l’accueillir.

Quelques jours après ce retour, le juge Guzmán per­siste et signe : refu­sant de se lais­ser abu­ser, il inter­roge l’ancien dic­ta­teur et décide de l’inculper pour les assas­si­nats com­mis par la « Cara­vane de la mort », une escouade de mili­taires qui a par­cou­ru le pays en exé­cu­tant une cen­taine d’opposants après le coup d’Etat de sep­tembre 1973. Un géné­ral a révé­lé les tor­tures infli­gées aux vic­times de cette opé­ra­tion : les membres du com­man­do « leur arra­chaient les yeux avec des cou­teaux de com­bat à lame courbe, ils leur brû­laient les mâchoires, les jambes [3] »

On ne s’attaque pas impu­né­ment à l’ancien tyran. Les pres­sions sur le nou­veau pré­sident, Ricar­do Lagos, sont consi­dé­rables. Si le pou­voir poli­tique met fin aux pour­suites judi­ciaires, les forces armées se déclarent « sus­cep­tibles d’accepter une réforme de la consti­tu­tion » léguée par Pino­chet. Plus ou moins dis­crè­te­ment et depuis des hori­zons divers, de la droite au Par­ti socia­liste, les « conseils de modé­ra­tion » en direc­tion de Guz­man se mul­ti­plient. Des injonc­tions par­fois… modé­ré­ment modé­rées. Le 3 décembre 2000, des pino­che­tistes mani­festent à Pro­vi­den­cia, devant sa mai­son, le trai­tant de « honte natio­nale ». Début 2001, après l’avoir trai­té de « désaxé », Jac­que­line, la fille cadette de Pino­chet, deman­de­ra aux forces armées de faire preuve d’une « déter­mi­na­tion plus éner­gique et forte » face aux pour­suites dont son père est l’objet. Cou­ra­geux, Guz­man ne se laisse pas inti­mi­der. Mais sa sécu­ri­té doit être assu­rée en per­ma­nence par dix ins­pec­teurs de la police judi­ciaire, qui consti­tuent sa garde rapprochée.

Jamais Guzmán n’a per­du l’espoir de voir Pino­chet jugé. Tou­te­fois, après avoir sou­mis l’ancien dic­ta­teur à des exper­tises médi­cales, la Cour suprême décide le 1er juillet 2002 que l’ancien chef de l’Etat, cen­sé souf­frir de « démence sénile », ne peut plus être pour­sui­vi. « J’aurais pu par­ta­ger la déci­sion de la Cour suprême, décla­re­ra ulté­rieu­re­ment Guz­man lors d’une inter­view, mais ayant vu Pino­chet et étu­dié sérieu­se­ment les rap­ports médi­caux, je ne pou­vais qu’estimer qu’il avait des facul­tés men­tales normales. »
Fort de cette cer­ti­tude, il réus­si­ra à incul­per à nou­veau Pino­chet en 2005 dans un autre dos­sier, celui de l’ « Opé­ra­tion Condor », un plan concer­té qui a per­mis aux dic­ta­tures sud-amé­ri­caines d’éliminer leurs oppo­sants. La « jus­tice » pro­non­çant en sep­tembre la relaxe de l’ex-dictateur, le magis­trat échoue­ra à aller plus loin.

Ayant pris sa retraite début mai 2005, après avoir dénon­cé de nom­breuses pres­sions, Guz­man a racon­té son par­cours dans un ouvrage, Au bord du monde, les mémoires du juge de Pino­chet [4]. En appre­nant la triste nou­velle de son décès, le 22 jan­vier der­nier, à San­tia­go, à l’âge de 81 ans, toute l’équipe de pro­duc­tion d’un film docu­men­taire qui lui fut consa­cré, Le Juge et le Géné­ral, a sou­hai­té expri­mer sa soli­da­ri­té, son sou­tien et son affec­tion à sa famille. « Juan Guzmán était un homme d’honneur, cou­ra­geux et géné­reux. Nous esti­mons qu’il mérite une recon­nais­sance natio­nale. » A titre de contri­bu­tion et d’hommage, dans l’espoir que son labeur soit ample­ment connu, et afin d’inciter l’ensemble des medias à mieux faire connaître « son enga­ge­ment et sa droi­ture », cette équipe [5] pro­pose le docu­men­taire en libre accès.

Par Mau­rice Lemoine / Mede­lu

[1 Le Monde, Paris, 3 décembre 1998.

[2 El País, Madrid, 7 octobre 1999.

[3 Le Monde, 31 jan­vier 2001.

[4 Les Arènes, Paris, 2005.

[5 Eli­za­beth Farns­worth et Patri­cio Lan­fran­co (direc­tion et réa­li­sa­tion), Maria Isa­bel Mor­do­jo­vich et Jac For­ton (tra­duc­teurs de la ver­sion française).

EN LIEN :