Une instrumentalisation des émotions et une bonne affaire pour les marchands de cameras ?
Vidéosurveillance. Vidéoprotection. Elle « consiste à surveiller la voie publique ordinaire (la rue), non pas pour y gérer à distance un risque particulier, mais pour lutter de manière générale contre un risque protéiforme et difficilement prévisible appelé « la délinquance », parfois « le terrorisme » ou même « l’insécurité ». C’est à l’évaluation scientifique de cette promesse de sécurité globale des citoyens que ce livre est consacré »
Laurent Mucchielli souligne que « les questions de sécurité sont surchargées d’enjeux politiques mais aussi économiques » et qu’il faut aussi connaître l’histoire de la vidéosurveillance pour la comprendre.
L’histoire des techniques ou des inventions technologiques est au croisement « d’enjeux commerciaux, politiques et militaires ». La télésurveillance s’est développée aux États-Unis dans les années 50 et 60 avec l’aide de savants nazis recyclés. A cette époque la réduction de la criminalité ne semblait pas au cœur de l’évaluation de cette nouvelle technologie. L’auteur détaille le modèle anglais de développement et son utilisation progressive par la police ou l’armée pour surveiller les manifestations, les hooligans ou plus particulièrement l’armée républicaine irlandaise (IRA).
Idéologie sécuritaire, installation de vidéosurveillance de rue, vaste et coûteux programme public, attentats à Londres, « cet énorme dispositif de surveillance n’aura donc ni prévenu ni dissuadé les terroristes ».
Des initiatives locales en France, « la vidéosurveillance comme outils d’une nouvelle politique municipale de sécurité » et un net développement après les élections présidentielles de 2007, une « priorité absolue » du gouvernement en matière de prévention de la délinquance…
Changement de terme, vidéoprotection au lieu de vidéosurveillance, le choix des mots ou des fantasmes, alors que les études en Grande-Bretagne font ressortir des « premiers signes d’échec ». Une réponse politique à la « préoccupation sécuritaire », une instrumentalisation des « émotions », mais en aucun cas une protection des victimes (au mieux des images découvertes après les attentats), et, une bonne affaire pour les marchands de cameras et autres systèmes…
« Dès lors, en toute logique, présenter la vidéosurveillance comme un moyen de se protéger contre le risque terroriste n’est-il pas une pure et simple escroquerie ? »
Laurent Mucchielli présente la situation de la vidéosurveillance en France, des chiffres avancés sans pertinence, des défauts d’information de la population, une estimation à 1,5 million de caméras (dont au moins 150 000 filmant exclusivement la voie publique) en 2018. Il interroge l’utilité et les imaginaires, en regard des connaissances et des études sur le sujet. L’auteur aborde, entre autres, les effets discriminatoires, de disciplinarisation des individu·es, l’absence de filière de la fonction publique susceptible de préparer au métier d’opérateur/opératrice, les communications mensongères, le rôle des médias, les aides de l’État, l’industrie de la sécurité (125 000 emplois et 21 milliards de chiffre d’affaires en 2017), les coûts d’installation et ceux d’entretien et les liens de plus en plus étroits entre le secteur public et le secteur privé, « Politisation, médiatisation et commercialisation sont donc bien les mamelles du fulgurant succès de la vidéosurveillance au plan national. Mais ce succès n’aurait jamais été possible sans un quatrième rouage essentiel : l’adhésion active ou passive des élus locaux ».
L’auteur examine donc ce maillon essentiel, les arguments favoris des élu·es de droite et ceux des élu·es de « gauche »), les vastes programmes « alliant police municipale surarmée et vidéosurveillance », les surveillances (et non les protections) des lycéen·nes, l’utilisation des « réserves parlementaires », les « fanatiques » dans des villes et des villages, la crédulité d’édiles locaux, la pression des assurances, les argumentaires en campagne électorale, la pression de « conformité ». Je souligne les pages sur les villes dirigées par l’extrême-droite ou la droite-extrême, les actions de type identitaire affirmant la nostalgie d’une « France éternelle », les impressions données d’action « sur le thème de la sécurité », les caméras non opératoires uniquement pour le décor, la sécurité comme rhétorique…
Mais à quoi sert vraiment la vidéosurveillance ?, « ce à quoi elle est effectivement utilisée lorsqu’elle est mise en pratique ». L’auteur discute des moyens d’évaluation, des opinions et des évidences, des amalgames et des lieux d’implantation, de ce que disent les évaluations des Chambres Régionales des comptes, de l’instrumentalisation politique de statistiques, de l’« euphémisation des enjeux politiques par la technique »…
Il nous livre les résultats de trois enquêtes de terrain dans des villes de taille différente. Chacun·e pourra méditer de ces résultats, bien loin des contes et légendes distillées par les élu·es et les éditocrates, entre le « ne sert pas à grand-chose » et l’absence d’offres de loisirs et d’accompagnement pour les adolescent·es et les plus jeunes, entre le déplacement des lieux de « délinquance » et la « gestion urbaine de proximité », sans oublier les « jeux » de certain·es face aux caméras, l’absence de traitement des « risques de la vie quotidienne »… Quant aux résultats dans une grande ville, Laurent Mucchielli souligne notamment les formes de délinquance particulièrement enracinées, les effets de la pénalisation du cannabis, la place de la « vidéoverbalisation » pour stationnement, « c’est en réalité la vidéoverbalisation qui constitue – et de très loin – le cœur de l’activité répressive », la contribution au final très faible pour le travail de la police judiciaire, le « gaspillage de l’argent public » au détriment d’autres investissements possibles dans l’intérêt général…,
En conclusion, Laurent Mucchielli indique que la vidéosurveillance « n’est pas un outil majeur de lutte contre la délinquance », n’est « pas fondamentalement une technique utilisable et utilisée dans le but de réduire la délinquance », mais une manière « massivement utilisée pour verbaliser le stationnement gênant »…
L’argent public (national ou fonds européens) pourrait être utilisé plus efficacement, la gabegie stoppée, des politiques de prévention développées, le « bluff technologique » dénoncé pour ce qu’il est : un « vrai marketing », les nouvelles formes de cybercriminalités étudiées et combattues, le nouveau fantasme du lobby sécuritaire à savoir les drones remisé immédiatement dans la boite aux mauvaises idées liberticides, coûteuses et inutiles…
En épilogue, « Réponse à ceux qui se demandent à quoi sert la sociologie », Laurent Mucchielli démonte les arguments sur la « culture de l’excuse » (en complément possible, Bernard Lahire : Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », regarder-avec-lattention-de-la-connaissance/), parle de savoirs et de connaissances, de déconstruction des représentations, d’analyse des situations, de débats. Il ajoute « Son rôle n’est pas de dire ce qu’il faut faire… ». Puissent toustes les sociologues retenir la leçon, et cesser de présenter leurs choix politiques comme des évidences sociologiques…
Reste une question, que je pose maintenant à toustes les auteurs et autrices, pourquoi ne pas utiliser une écriture plus inclusive ? – le point médian, l’accord de proximité, les citoyen·nes, pour rendre visibles les unes et les autres, les iels et toustes et interroger aussi au prisme du genre la vidéosurveillance.
Didier Epsztajn