BRÉSIL — Vivre dans une coopérative agricole du Mouvement des sans-terre : l’expérience des militants de la COPAVI
Susana Bleil
lundi 9 mai 2011, mis en ligne par Dial
Susana Bleil, brésilienne, est actuellement maîtresse de conférence à l’Université du Havre et chercheuse au Centre d’études des mouvements sociaux (CEMS), à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Le MST (Mouvement des travailleurs agricoles sans terre) a vu le jour le 19 janvier 1984. La plupart des travaux universitaires portant sur le MST se sont concentrés sur l’étude de l’histoire et de la trajectoire du mouvement, ainsi que sur son impact sur la réforme agraire au Brésil. L’objectif de cet article est d’analyser la dynamique interne d’un assentamento [1] du MST, et sa coopérative collective, la COPAVI, dans le sud du Brésil. Notre hypothèse de départ est que la vie des militants dans ce monde social suit un projet de société bien déterminé suivi par le MST et incarné par les militants confirmés.
L’histoire de la COPAVI a commencé en 1993, lorsque 19 familles sans-terre ont occupé la ferme Santa Maria dans le nord-ouest de l’État du Paraná. Cette terre était une propriété de l’État, mais jusqu’alors elle était louée à un producteur de canne à sucre. Quelques mois après cette occupation, le gouvernement a accordé le droit de propriété aux familles et elles ont fondée une coopérative collective, avec des règles bien précises. Comme la coopérative se constitue dans un assentamento du MST et qu’elle est de type collectif, les espaces privés et collectifs réalisent une sorte d’intégration : les familles ont chacune une maison mais le petit-déjeuner et le déjeuner sont pris collectivement, dans un réfectoire. Les champs appartiennent à la coopérative et les militants doivent décider collectivement ce qu’ils veulent et comment y parvenir. En effet, les décisions relatives à la production, à la commercialisation et même à une partie de leur consommation (au réfectoire) ont pour but d’être prises collectivement.
Dans la COPAVI, il existe une division du travail entre les hommes et les femmes, qui sont rémunérés par heure travaillée. Les femmes travaillent à côté des hommes et ne refusent aucun travail. Dans le régime de la COPAVI, les hommes et les femmes doivent avoir les mêmes droits dans la coopérative. Les associés décident ensemble dans quel domaine chacun souhaite travailler et du montant du salaire horaire. Trois espaces de discussion et de délibération ont ainsi été créés. Les questions entrent dans le débat public à travers les cellules de discussion, trois au total, regroupant des voisins. Le débat se poursuit ensuite au sein d’un forum de délibération, constitué des coordinateurs d’activités productives, ayant de réunions hebdomadaires. Enfin, à l’assemblée générale, réunie une fois par mois, les décisions sont prises par l’ensemble des associés.
La question que nous avions tout au long de notre recherche était de comprendre comment les individus participaient dans ces espaces de discussion, c’est-à-dire comment l’ensemble des associés participait des décisions relatives à la production, à la consommation et au commerce des produits de la COPAVI. En plus, ce qui nous paraissait intéressant était de savoir comment cette coopérative existait « dans le temps ». Comment est-il possible de rester ensemble dans une régime de propriété collective ?
Au cours de notre enquête réalisée entre 2000 et 2003, nous avons repéré alors comment les relations se tissent entre les militants pour mettre au jour les modalités par lesquelles la capacité de vivre et d’agir ensemble se sont construites au fil du temps.
En effet, ce groupe a décidé de former une communauté, partageant le quotidien dans tous ses aspects et les militants utilisent souvent le terme « famille » pour évoquer leur attachement.
Ce contexte les place face au risque de transformer leur coopérative en structure hiérarchique dont les membres les plus anciens et les plus engagés, connus comme cadres, peuvent se conduire en « chefs » et devenir de ce fait très autoritaires.
Comment se constitue alors le monde social à l’intérieur de la COPAVI ?
Il s’agit d’un monde organisé à la fois par l’économie, la politique, les relations d’amitié entre les familles et les besoins privés des membres de chaque famille.
Nous analyserons le processus et les difficultés par lesquelles les militants parviennent à la fois à se sentir membres de la COPAVI, à intégrer l’identité des sans-terre et à donner du sens à leur vie à l’intérieur d’un groupe qui partage la propriété de la ferme et l’ensemble des biens nécessaires à la production rurale.
L’hypothèse qui sous-tend cette analyse pose que les familles sans-terre parviennent à vivre ensemble parce que certains individus arrivent à s’engager de manière continue. Pour illustrer cet engagement, il convient d’analyser la catégorie récurrente « le collectif dans le sang », expression repérée dans les entretiens. Cet engagement est lié à un processus d’éducation dans et par l’expérience dans ce « village » fondé par les sans-terre.
Les « professeurs » sont ainsi des militants plus expérimentés, capables de donner plus que leur travail, leur vie, pour le MST. Ces militants sont appelés cadres, et ils ont la mission de communiquer et de vivre le message selon lequel le MST est « une grande famille ». Chaque militant est censé considérer l’autre comme un frère et la fraternité, l’union dans l’action, est l’une des valeurs recherchées.
Selon les militants, il n’y a pas de changement social si les individus restent enfermés dans leur point de vue et se disputent pour des détails de la vie quotidienne. Mais comment un militant acquiert-il la capacité de s’engager dans le temps et de manière continue ? Comment les militants les plus engagés arrivent-ils à se former eux-mêmes, dans le temps, ainsi qu’à former les nouveaux venus ?
D’après nos données, la formation des militants constitue la vie même de la COPAVI, et elle peut être décrite à partir de scènes du quotidien de la coopérative, où nous avons suivi des militants sans-terre, dans les interactions concernant le rythme des réunions, les travaux au sein de la coopérative et dans la vie privée. À travers ce travail d’observation participante, il s’agit de comprendre le rôle des différents espaces de délibération au sein du groupe, qui y prend la parole et dans quel contexte. Il sera également question d’observer des détails de la vie en famille et comment les membres y participent.
Accepter d’être « formé » dans les réunions
La formation d’un militant de la COPAVI se fait au quotidien, par les interactions au travail, au réfectoire ou durant les matchs de football. Toutefois les réunions sont le lieu par excellence où les individus acquièrent l’identité de sans-terre. En fait, toutes les activités collectives comme les occupations, les marches et les réunions nécessitent une action réfléchie, un savoir-faire. C’est à travers ce processus, en apprenant, que l’on devient un sans-terre. Les réunions, toutefois, sont cadrées pour que les militants puissent tout dire, tout en apprenant à le dire d’une manière acceptable pour le groupe.
Il se dégageait des réunions que nous avons observées un processus de dialogue bien organisé, chacun prenant la parole à tour de rôle. Lors de la réunion du Conseil de délibération, le 29 juillet 2003, entre 13 h 30 et 15 h10 nous avons vu que la trésorière portait la casquette rouge du MST malgré le caractère informel de la réunion. Sont présents aussi le président, le vice-président, le secrétaire, les deux représentants des cellules de base et les coordinateurs des activités productives. Le président ouvre la réunion en demandant au secrétaire de lire l’acte de la dernière réunion. Ensuite, il demande à chacun des membres présents s’ils ont des questions à traiter durant la réunion. La réunion se poursuit par la discussion des sujets dans un climat calme. Ceux qui n’ont pas pris la parole sont invités aussi à donner leur avis. Il est perceptible que parler est un droit mais aussi un devoir. Soudain, une question polémique oppose la trésorière et le président à propos de la demande d’une membre de 20 ans qui a besoin d’un prêt de 500 reals [175 euros] pour payer son permis de conduire [2]. La trésorière, assez énervée, déclare que cette personne ne remboursera pas la coopérative, que « c’est un don ». Le président prend la défense de la jeune femme et propose que la COPAVI lui prête la moitié de la somme, considérant que « ce n’est pas un don, c’est un prêt ». Après une longue discussion, l’ensemble des participants acceptent la proposition du président. À la fin de la réunion, en sortant de la salle, le président et moi-même sommes restés seuls. Il m’a alors demandé : « Que penses-tu de ma position pendant la réunion ? » Par cette question nous avons noté qu’il voulait être rassuré. Il n’était pas sûr d’avoir bien dirigé la discussion.
Généralement, quand un membre du groupe prend la parole, les autres gardent le silence. À travers les réponses données, nous avons constaté que les militants suivaient attentivement la conversation et étaient capables d’écouter et de comprendre celui qui parle. Dans cette réunion nous avons observé aussi qu’un militant riait pendant que les autres militants restent très concentrés et sérieux. Il s’agit d’Alex, qui vient d’être élu secrétaire de la COPAVI et il n’est pas habitué à participer aux réunions du Conseil de délibération. Le fait de rire peut être une manière de réduire la tension « trop forte » pour lui, déclenchée par la polémique entre la trésorière et le président. Plusieurs militants indiquent que souvent ils sont allés très loin pour défendre leur point de vue lors de l’assemblée générale. Mais ils précisent qu’ils sont conscients que la dispute doit être encadrée dans l’espace de la réunion. Hors de l’espace des réunions, il existe l’espace de l’amitié, dans lequel personne ne doit pas prendre part à des disputes.
« Par exemple, ici, on a cet avantage : une discussion est une discussion ! Tu es dans une réunion, tu peux insulter quelqu’un, tu peux… Parce qu’il est clair que les opinions ne seront pas toujours semblables, n’est-ce pas ? Par exemple : moi, j’ai une opinion. Natalino [son mari] en a une autre… Je ne vais pas toujours être d’accord avec ses opinions parce qu’il est mon mari. Parfois, il peut avoir raison et moi, je peux ne pas être d’accord. C’est comme ça… Jamais les opinions ne seront tout à fait les mêmes ! Mais quand on sort de la réunion, personne n’est en colère, personne ne se dispute. Une réunion est une réunion ! Une discussion est une discussion ! Le travail est le travail et la relation avec les autres est une autre chose. Après la réunion, il n’y a plus de dispute… On revient à la normale… Par exemple, jamais quelqu’un n’a agressé quelqu’un d’autre… C’est même interdit. Nous avons des règles : « Si quelqu’un agresse quelqu’un d’autre, il est exclu ! ». Cela n’existe donc pas. À la fin, on se fiche la paix » [3].
D’autres militants montrent, dans leur récit, que la formation est efficace lorsqu’il y a un changement de conscience vérifiable par la rupture de la manière d’agir de l’individu. Chez les militants sans-terre, cette nouvelle conscience est une conscience de classe. Être sans-terre signifie faire partie d’une communauté qui doit rompre avec tous ceux qui l’oppriment. À travers le récit de Natalino Gonçalves, par exemple, il ressort que ce changement implique de ne plus éprouver de sentiment d’infériorité face « aux riches » ou à « tous ceux qui ont du pouvoir ». Avant d’être sans-terre, Natalino n’avait pas le sentiment d’appartenir à une communauté, il se sentait isolé et agissait selon la norme dominante, c’est-à-dire de manière individualiste. Dans son parcours pour devenir sans-terre, il comprend que cette vision est la vision de « tout le monde ». Il dit qu’il a une nouvelle conscience quand il comprend qu’il fait partie « des pauvres » et qu’il doit agir avec et par son groupe. Son cas atteste que, chez les sans-terre, le fait d’avoir conscience d’appartenir à une classe sociale, à la communauté des Sans, fait de chaque individu un être plus fort et plus capable d’agir sur le politique, ce qui est l’objectif même de la formation politique. L’individu montre qu’il est formé quand il a non seulement la capacité de parler en public, mais quand il reconnaît comme siennes, les valeurs chères aux sans-terre : la fraternité et le don de soi. C’est dans la formation qu’il apprend à lutter contre l’accumulation de la richesse et l’agir individualiste.
« Donc, moi… C’est une histoire… Je vais essayer de résumer. On a commencé à changer un peu la vision… comme ça… À avoir une vision meilleure par rapport à ce qui serait plus… Commencer à mieux comprendre les choses… Pourquoi les choses sont comme elles sont… Parce qu’avant, on avait une idée : ce qu’un politicien disait, ce qu’un prêtre disait… Nous acceptions tout… Par exemple [on pensait ainsi] : « Ce sont les personnes les plus compétentes… Nous devons donc les respecter ! Parce qu’elles connaissent les choses, nous devons aller dans la même direction qu’elles ! ». C’était ma vision jusqu’il y a 12 ans, plus ou moins… C’était avant de connaître le MST et avant de faire partie du Mouvement. Nous acceptions tout ce qui était dit. À partir de cette date, nous avons commencé à connaître le Mouvement, nous avons commencé à y participer et nous avons commencé à avoir une vision différente : « Nous devons… Nous devons avoir nos propres opinions et ne pas accepter tout ce qui est dit ! Nous devons avoir nos propres idées ! ». À partir de cela, donc, nous avons commencé à changer… à avoir une autre vision… à changer la vie. C’était le grand sens… Nous avons commencé à changer la vie ! Nous avons commencé à donner une autre orientation à la vie. […] Un politicien a dit : « Les choses doivent être comme ça… Chacun doit apporter sa contribution parce que c’est comme ça que ça doit être… ». Et toi, en tant que petit agriculteur, tu es toujours dans une situation encore plus difficile… encore plus difficile à cause de cette situation-là. Nous voudrions être fidèles… « S’ils disent que c’est comme ça, ça doit être comme ça… ». Et toujours dans une situation encore plus difficile… Nous avons donc commencé à changer la vie dans ce sens-là : nous avons commencé à comprendre les choses d’une autre façon… Nos changements n’ont pas été financiers… mais politiques, et ils ont été une prise de conscience, c’est une vision différente de la vie […] : nous devions avoir un idéal dans la vie, on devait lutter pour quelque chose ! Ne pas accepter ! […] Aujourd’hui, je suis une personne qui arrive comme ça… à comprendre les choses différemment et je crois que je suis en train d’apporter ma contribution au changement de la société. Un changement vers une conscience différente. Au sens de lutter pour un changement vers une société dans laquelle les gens, et ici moi, j’en fais partie, puissent avoir une vie meilleure, où on lutte pour améliorer la vie non pas personnellement, non pas personnellement, mais pour l’ensemble de la société… Nous avions une vision trop individualiste, une vision du type : « Moi, si j’arrive à bien m’en sortir, je me fiche des autres ! ». Et nous commençons à comprendre que ce n’est pas comme ça… Nous, les petits, nous, les pauvres… nous devons avoir le souci d’améliorer l’ensemble. Et pas seulement individuellement » [4].
Toutefois, la conscience du « nous », et la formation politique sont des capacités qui sont loin d’être acquises une fois pour toutes. Le processus de formation de la communauté pour forger un sentiment d’appartenance à « la famille COPAVI » est toujours à construire. Chaque nouvelle expérience commune représente un risque pour l’harmonie du groupe. L’amitié entre les membres de la coopérative est favorisée par la prise quotidienne des repas en commun. S’accorder ce moment de plaisir, dans un cadre amical, où les individus peuvent se laisser aller, sans la contrainte des règles de travail ou des réunions, a beaucoup contribué [et contribue toujours] à la qualité du tissu social de la communauté.
Manger ensemble : confirmer la communauté au quotidien
Le réfectoire de la COPAVI a été aménagé un an après l’installation des familles sur la terre. Selon les témoignages, ce choix de manger ensemble, tous les jours, n’a pas été simple. C’est seulement après une longue discussion que la majorité des familles ont accepté de construire le réfectoire [5]. Terezinha Gonçalves en témoigne :
« Quand le réfectoire est apparu… Moi, j’étais quelqu’un qui ne voulait absolument pas venir manger dans le réfectoire. J’avais honte… Nous n’étions pas habitués à être comme ça… tous ensemble !!! Moi, je trouvais absurde ! » [6].
Terezinha et sa famille ont commencé à manger avec le groupe pour respecter la volonté de la majorité, mais elle précise que cela représentait un travail sur soi-même :
« Je venais comme ça… Je cherchais à me cacher… […] Cela n’a pas été facile… Mais, aujourd’hui, je pense que si je devais vivre dans un lieu, seule avec ma famille, je ne pourrais plus m’habituer. » [7]
Le fait de sortir de « chez soi » pour manger tous les jours avec le groupe relève de l’espace public. Du moins, il n’est pas naturel d’abandonner ses habitudes alimentaires, la chaleur de la maison, l’intimité du repas en famille pour aller vers l’inconnu, l’acceptation d’une nourriture qui n’est pas celle de « sa famille » [8]. Si les militants ont pu s’habituer à cette pratique très étrange au départ pour certains, c’est parce qu’ils ont progressivement établi un lien entre eux, l’instauration d’un monde commun [9].
La répétition de l’acte « du partage » dans le temps donne à chaque militant le sentiment d’appartenir à la communauté. Se sentir avec les autres rend les individus de plus en plus sociables, et, dans d’autres moments, moins joyeux aussi, comme lors des tensions autour du travail et des discussions lors des réunions [10]. Le degré de cohésion entre les militants de la COPAVI a pu se renforcer dans le temps grâce à ce moment où ils se retrouvent avec leurs propres enfants et surtout avec les enfants des autres qui, dans cet espace commun, sont sous la responsabilité de celui qui est le plus proche.
Durant ces moments, les militants se parlent, s’écoutent, s’observent. En d’autres termes, ils peuvent échanger des sourires ou des grimaces sans la contrainte d’agir pour produire quelque chose, intérêt propre à l’activité du travail [11]. C’est le moment où ils sont ensemble avec le seul but de se donner du plaisir. La faim qu’il faut satisfaire n’est pas le seul motif de la rencontre. La faim devient en quelque sorte un objectif secondaire, par rapport au lien qui se tisse réciproquement entre les convives [12].
Pendant tous les séjours à la COPAVI, nous avons mangé avec les familles et nous gardons en mémoire une même scène, qui n’a pas changé entre 2000 et 2003 : toutes les familles assises dans le réfectoire, les conversations libres, un climat plutôt agréable et paisible. À la fin du repas, chacun allait dehors, faisait la queue en face d’un grand évier, pour laver son assiette. Le geste était imité même par les enfants de sept ou huit ans, ce qui témoigne d’un sens de responsabilité précoce. Accepter la « volonté de la majorité » est très éloigné de la culture individualiste des paysans. Cette politique oriente, toutefois, tous les choix du groupe et la façon d’accepter cette norme est liée à la capacité de vivre ensemble [13].
« On reste… par exemple, moi je travaillais sur un lopin, tout seul. Jamais je n’avais travaillé dans le collectif. C’est difficile de s’habituer… Mais après nous devons… avec le temps, nous voyons qu’il existe un sens. Ce n’est pas comme sur un terrain individuel où je décide et c’est tout. Par exemple, je décide que je cultive du maïs et c’est tout. Ici, ce n’est pas comme ça… Le sujet doit faire l’objet d’une discussion, d’une assemblée qui décidera ce qu’on va cultiver, dans quel lieu… La majorité l’emportera ! La minorité qui a perdu doit accepter que c’est comme ça et c’est tout ! Personne ne peut se plaindre » [14].
Le fait d’accepter la « volonté de la majorité » est loin d’être un processus automatique. Bien au contraire, cette capacité de vivre dans et par le politique, de respecter une sorte de démocratie communautaire, est directement liée à l’engagement et au dévouement envers le Mouvement. Mais l’engagement est perçu comme une affaire personnelle et chacun peut répondre à sa manière [15].
« On sent que la grande difficulté des gens est la suivante : “assimiler l’idée de collectif”. Par exemple, tu rêves d’avoir ton petit lopin de terre où tu pourrais penser et faire ce que tu veux, où tu aurais ta petite vache, tes petites choses, etc. C’est le rêve ! Et pour arriver au “collectif”, tu dois laisser tomber tout ça ! Et à ce moment-là, tu commences à avoir des… doutes… comme ça : “Je vais dans un assentamento collectif… mais après… ? Moi, je n’aurais plus ce qui est à moi… Les choses vont changer… elles seront différentes…”. Ainsi, je trouve que la plus grande résistance des individus à accepter le “collectif”, c’est le doute : “Comment c’est le collectif ?”. C’est-à-dire que les gens n’en ont pas une idée claire. À mon avis, c’est plutôt une question de “formation !” » [16]
Conclusion
Les compagnons qui vivent à la COPAVI sont portés à croire qu’ils font partie d’une « grande famille », et ils font tout pour qu’il en soit ainsi. Toutefois, pour que ce message ne soit pas seulement un discours, vide de sens, et qu’il puisse véritablement être une réalité pour chacun des militants, il faut que chacun oriente ses pratiques selon les valeurs caractérisant une famille. Le passage du discours à la pratique n’est pas automatique. C’est à travers une action spécifique, ce que les militants appellent la formation politique, que la solidarité envers les autres devient une valeur ancrée dans la pratique de chacun. Etre un sans-terre n’est pas un état, puisqu’on le devient continûment. Plus un militant se montre responsable et travaille en collaboration avec « les compagnons », plus le groupe reconnaît son engagement envers le MST et plus il est reconnu comme un bon militant par le groupe. Autrement dit, l’amour et le dévouement envers le MST se vérifient dans la capacité du militant à écouter et à respecter ses « compagnons » au quotidien. Les récits révèlent que le processus d’engagement, de prise de conscience d’être une nouvelle personne, d’être un sans-terre se construit dans le temps et résulte de cette formation. Une particularité essentielle des militants du MST est d’avoir un certain degré de tolérance permettant l’acceptation de la rapidité de chacun à s’engager. Ainsi, l’attention portée à la temporalité, à l’empressement de « chacun » est un élément majeur dans la formation politique. La formation passe avant tout par la pratique, et elle est orientée par l’exemple donné. Les militants les plus engagés doivent montrer l’attitude à suivre plutôt que critiquer les autres. Le processus d’engagement est donc très personnel et les militants semblent accepter le fait que chacun possède sa manière particulière de répondre. Comme dans une conversion de type religieux [17], l’engagement s’effectue par une démarche de générosité personnelle, voire par le don de soi.
Notes
[1] Un assentamento est un établissement régularisé par le gouvernement où vivent des familles sur une parcelle de terre qui leur a été officiellement attribuée.
[2] Dans la COPAVI, aucune femme n’a appris à conduire. Cette jeune fille est la fille de Vitinho, un des sans-terre de la coopérative. Elle est étudiante en économie et vit en ville, ayant été dégagée de ses responsabilités par la COPAVI pour faire ses études. Étant donné que la démarche de passer son permis de conduire est individuelle, la fille n’a pas soumis sa demande à une discussion et la trésorière s’oppose au prêt.
[3] Entretien réalisé avec Terezinha Gonçalves le 19 septembre 2001.
[4] Entretien réalisé avec Natalino Gonçalves le 19 septembre 2001.
[5] Nous avons noté que les familles organisaient des réunions tous les soirs, entre janvier et juillet 1993, pour constituer les règles de la COPAVI.
[6] Entretien réalisé avec Terezinha Gonçalves le 19 septembre 2001.
[7] Ibid.
[8] Selon nos données, au moins deux familles ont quitté la COPAVI parce qu’elles refusaient de manger au réfectoire. Parmi les arguments présentés, les membres des familles disaient qu’il y avait « tous les jours de la polenta chez eux » ou « que chez eux, les condiments étaient différents ». Entretien avec Valmir Stronzake le 17 septembre 2001.
[9] C’est d’ailleurs l’origine du mot compagnon : ceux qui partagent le pain.
[10] Le sociologue Christophe Dejours rappelle que l’organisation du travail ne peut pas être une affaire de règles et de normes mais qu’« elle doit reposer également sur le “vivre ensemble”. Lorsqu’on se parle, qu’on s’écoute, qu’on se justifie autour d’un café, c’est là qu’on dit des choses qu’on n’évoque jamais dans le cadre plus institutionnel […]. C’est dans ces lieux de convivialité, informels, que se transmettent beaucoup de ces éléments qui permettent de renouveler les accords normatifs, constitutifs des règles de travail et de la coopération dans l’entreprise. Activité obligatoire et convivialité marchent de pair. C’est très important, parce que c’est dans ces moments que se construit le plaisir de s’accomplir, de se retrouver sur des enjeux communs, bref de vivre. C’est un processus extrêmement pacificateur des relations dans l’entreprise ». C. Dejours, « Souffrir au travail », Le Monde, 23 juillet 2007, p. 10. Cf. aussi C. Dejours, La souffrance en France, Paris, éditions du Seuil, « Points », 1998.
[11] Cette idée est basée sur la réflexion de Georg Simmel à propos du rôle des activités prises ensemble dans le renforcement de l’être social : « Pour qu’il y ait une société, il faut que ces actions réciproques soient à l’œuvre, suscitées par certains motifs ou intérêts ; […] un nombre donné d’individus peut constituer une société à un degré plus ou moins grand : à chaque fois que surgit une structure de façon synthétique, chaque fois que se constituent des groupes de partis, chaque fois qu’on se rassemble en vue d’une œuvre collective ou dans une sensibilité ou une pensée communes, chaque fois qu’on répartit assez nettement les tâches de service et de commandement, chaque fois qu’on prend un repas en commun, chaque fois qu’on se pare pour les autres, alors le même groupe devient plus une “société” qu’il ne l’était auparavant » (G. Simmel, « Le problème de la sociologie » in G. Simmel, Sociologie : étude sur les formes de la socialisation. Paris, PUF, 1999 (1908), p. 48.
[12] Cf. P. Watier, « Postface : Simmel, religion et sociologie », in G. Simmel, La religion, Paris, Circé, 1998, p. 142.
[13] Plusieurs membres de la COPAVI expliquent le départ de certaines familles de la COPAVI par l’idée selon laquelle « le collectif n’est pas pour tout le monde », c’est-à-dire qu’il y a, selon eux, des individus plus portés que d’autres à accepter la volonté de la majorité.
[14] Entretien réalisé avec Victor Damacena [le Vitinho] le 19 septembre 2001.
[15] Le cas de l’épouse de Natalino, Terezinha Gonçalves est exemplaire à cet égard. Contrairement à la majorité des militants, elle n’a pas voulu reprendre ses études le soir. En outre, elle a attendu huit ans avant d’accepter de se présenter aux élections pour représenter sa cellule de base au Conseil de délibération.
[16] Entretien réalisé avec Natalino Gonçalves le 19 septembre 2001 à Paranacity.
[17] Nous analysons cet aspect religieux dans le Chapitre 7 de notre thèse, par l’analyse de la mística du MST. Ce qu’il convient de retenir ici, c’est que le comportement religieux n’est pas propre aux communautés religieuses. Selon G. Simmel, ce comportement marqué par la foi « constitue une forme humaine générale qui ne se réalise pas seulement à propos d’objets transcendantaux, mais aussi à propos d’autres impulsions de nature affective », P. Watier, « Postface : Simmel, religion et sociologie », in G. Simmel, La religion, Paris, Circé, 1998, p. 144.