Lundi matin, 9 avril 2018, 2500 policiers et gendarmes sont annoncés sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.
Cela fait cinq ans que nous nous y préparions, tout en ayant toujours fait jusque là en sorte que cela ne puisse jamais arriver. Mais nous sommes maintenant à l’aube d’une nouvelle grande opération policière dont on ne connaît encore ni l’ampleur ni la durée. L’Etat devait prendre sa revanche, il devait y avoir une seconde manche.
Partout dans ce pays, des personnes venues ici un jour se demandent jusqu’où Macron ira pour mettre fin à l’une des plus belles aventures politiques collectives de la décennie passée, et la possibilité d’espace où se cherchent d’autres formes de vie. Alors que des barricades se forment de nouveau sur les routes du bocage, chacun ici s’étreint et se demande ce qui existera encore demain de tout ce qui a constitué le coeur vibrant de nos existences jour après jour. Ce que nos étreintes disent surtout ce soir, c’est que 5 ans après César, il nous faudra affronter l’invasion, tenir bon coûte que coûte et s’assurer de nouveau que l’avenir reste ouvert.
Nous venons de vivre après l’abandon une période tumultueuse avec de nombreuses tensions, des tentations aux replis dans ses prés carrés, quand ce n’était pas tout simplement au renoncement. Mais cette période a aussi été marquée pour beaucoup d’entre nous par la recherche continue de ce qui pourrait toujours dessiner une voie commune. Il a été parfois assez affligeant dans ces dernières semaines de voir à quel point un même récit binaire et dépressif a pu se répandre. En cette heure de vérité, nous préférons revenir pour notre part sur ce qui nous semble toujours permettre aujourd’hui de penser cette voie commune. Avant que la tempête ne vienne souffler de nouveau par ici, ces lignes sont par là une manière de transmettre pourquoi il demeure selon nous vital de continuer à défendre la zad. Sur le terrain et là où chacun.e sera dans les prochains jours. Dans les prochains mois aussi, car César 2 ne viendra sûrement pas à bout de ce que l’on porte ici.
Ce que négocier ne veut pas dire
Le mouvement a bien décidé après l’abandon d’entrer en dialogue avec le gouvernement pour tenter d’y négocier sa vision de l’avenir de la zad. Cette séquence nous a forcé à nous confronter à de nouveaux enjeux. Nous nous y sentions guidés par des objectifs à la fois clairs et extrêmement complexes. Neutraliser au mieux la nécessité quasi-absolue pour l’Etat de se venger de la zad par une opération d‘expulsion et donc maintenir les habitant.e.s de ce territoire dans leur diversité. Garder le plus possible des marges d’autonomie qui ont forgé le sens propre à cette expérience, tout en trouvant les moyens d’une stabilité désirée par nombre des personnes se projetant ici. Maintenir et amplifier la prise en charge collective des terres de la zad et son lien à d’autres résistances en cours. Dans cette période, il n’y a jamais eu pour nous de choix à faire entre négocier OU lutter. Nous n’avons jamais fait le pari que nous obtiendrions d’emblée, dans des bureaux, ce que nous souhaitions. La négociation n’est qu’un des leviers que le mouvement a décidé de se donner après l’abandon, en s’appuyant sur un rapport de forces issu d’années de résistance. Et ce sont bien toujours les mêmes forces ici, depuis cette perspective, qui vont penser une négociation offensive et organiser en parallèle un rassemblement devant la préfecture quand les réponses portées par l’Etat sont insatisfaisantes. Ce sont les mêmes forces qui au cours des dernières semaines ont mené un combat juridique et politique contre toutes les expulsions, organisé une manifestion à Nantes à ce sujet avec les collectifs de réfugié.e.s et mal-logé.e.s, ou qui s’engageront dans la résistance physique sur le terrain lorsqu’ils viendront tenter d’expulser des lieux.
Cela n’était pas évident pour les occupant.e.s de se lancer dans le pari de la négociation avec la peur de perdre au passage le tranchant de la zad. Ce n’était pas plus évident pour d’autres composantes de poursuivre la lutte et de remettre le sort de la période post-abandon avec l’ensemble de décisions urgentes qu’elle nécessiterait entre les mains d’assemblées larges et hétérogènes. Ce sont ces prises de risques et dépassements mutuels qui comme toujours, ont permis de continuer à avancer ensemble plutôt que de déserter ou de s’isoler. En l’occurence, nous croyons fermement qu’il était nécessaire de faire cette tentative là à ce moment là pour pouvoir continuer aussi à aller au-delà, à chaque fois que la négociation montrerait ses limites.
La capacité de composition du mouvement anti-aéroport a été des années durant un cauchemar pour le gouvernement, il lui était extrêmement désagréable d’imaginer qu’elle puisse perdurer au-delà de l’abandon. Au démarrage de ces négociations, un des objectifs premier du gouvernement était donc clairement de faire exploser notre choix de délégation commune. Il lui fallait aussi entraver sa volonté de porter de manière transversale les enjeux pour l’avenir : du refus des expulsions à la prise en charge collective des terres par le mouvement, d’une opposition ferme au retour à la gestion agricole classique en passant par la question de l’amnistie.
La préfecture a donc tenté de trier ses interlocuteur.rice.s parmi nous et de les convoquer un à un dans un comité de pilotage strictement agricole. Ça a débattu sec à ce sujet dans chaque composante et dans les assemblées. On ne saurait négliger la force de ces appâts et l’énergie que la préfecture a mise pour ne pas se voir opposer de refus. Notre cadre lentement élaboré a failli exploser brusquement en vol, mais la manœuvre a échoué.
L’Acipa a décliné l’invitation de la préfète tandis que la Confédération paysanne appelait au rassemblement organisé devant le comité de pilotage et décidait de porter à l’intérieur le message du mouvement. La délégation commune a tenu. La préfecture a dû immédiatement revenir sur ses positions et accepter de la recevoir de nouveau. Le maintien des seules activités agricoles s’est transformé en « para-agricole au sens large », et il est d’ores et déjà quasi acquis que plusieurs centaines d’hectares des terres sauvées et entretenues collectivement, en plus de celles des historiques, devraient rester dédiées à des projets liés au mouvement. C’est une première étape considérable, qui ne résout pas pour autant le sort du combat lié aux habitats et la nécessité d’obtenir une priser en charge collective du foncier dès cette phase de transition pour mieux la pérenniser par la suite.
Résister au tri
Dans cette première phase de négociation, la préfecture annonçait sa volonté de faire le tri selon des critères inacceptables et a mis en demeure ceux qui voulaient avoir une chance de rester de lui faire une demande de convention individuelle et de s’inscrire au plus vite à la MSA. Certain.e.s, incapables de scruter l’horizon autrement qu’avec des schémas préconçus et la passion de la défaite, ont aussitôt auguré des trahisons des uns qui se feraient forcément leur place au soleil aux dépends des autres. Il était effectivement on ne peut plus facile de se sauver individuellement à n’importe quel moment au cours des semaines dernières avec quelques simples petits courriers et démarches administratives. La préfecture n’attendait que ça. Mais la réalité, c’est que malgré les pressions, personne n’est tombé dans ce piège.
Personne n’a renvoyé de dossier pour passer de manière séparée à l’examen sélectif : nous n’avons pas accepté de nous trier nous-mêmes. Il y a eu au contraire un refus politique et concret de ces injonctions et le maintien de la revendication et de la recherche d’un cadre collectif protecteur pour tou.te.s, entre autres une convention globale sur les terres du mouvement. C’est bien cette solidarité réelle qui coince la préfecture aujourd’hui à au moins deux niveaux : pour poursuivre la négociation dans le sens qu’elle souhaitait initialement imposer, et pour légitimer son opération d’expulsion sélective.
On entend néanmoins dans ce contexte toujours beaucoup parler de « radicaux » ou d’ « irréductibles » d’un côté et de lâcheurs impatients de négocier ou de paysans prompts à se normaliser de l’autre. Il est remarquable, là aussi, de voir à quel point cette fiction plaît autant aux médias dominants, à la préfecture qu’aux prédicateurs de la bonne morale d’une radicalité fantasmée. Mais, pour la plupart des habitant.e.s qui ont défendu la zad, cultivé et vécu dans ce bocage au cours de ces dernières années, ce clivage n’est qu’une fiction. Parmi celles et ceux qui tiennent à une ligne commune dans le mouvement par la négociation ET la lutte, parmi celles et ceux qui veulent rester ici et réellement maintenir la zad en tant qu’espace partagé, il y a d’ailleurs des personnes et bandes issues de chaque composante : des paysan.ne.s, de jeunes et de plus vieux squatters, des « historiques », des adhérent.e.s de l’Acipa, des voisin.e.s, des naturalistes, des camarades syndicalistes, des passioné.e.s de sentiers, des militant.e.s de la Coordination… Dans l’optique que la zad continue à se déployer, l’idée que tout devrait être légal ou tout rester illégal sont les deux faces d’une même (mauvaise) pièce. Elles relèvent de fétichismes idéologiques aussi stériles l’un que l’autre pour poursuivre des luttes sur le terrain. Les personnes qui ont réellement participé au déploiement du mouvement ces dernières années, plutôt que de se contenter de le commenter sur internet le savent bien : ces visions univoques « légalistes » ou « illégalistes », « violentes » ou « non-violentes » n’ont jamais correspondu à ce qui a fait notre force effective et nous a permis de faire plier l’Etat. Elles ne sont pas plus adaptées aujourd’hui à répondre aux horizons des un.e.s et des autres et aux objectifs que l’on s’est donné avec les “6 points”.
Il ne s’est jamais agi pour nous d’entrer tête baissée dans la normalisation, mais bien de déterminer ce qui nous permettrait de garder concrètement, dans cette reconfiguration de la situation l’ensemble des lieux de vie et des activités. Il faut pour cela déterminer pas à pas ce qui sera le mieux à même de préserver des marges d’autonomie et d’appui pour ne justement pas devoir finir par se soumettre isolément à l’ensemble des carcans imposés par les formes de production marchande et industrielle. Il s’agit ici de pratiques bien réelles dans un rapport de force concret avec un ennemi puissant, et non pas de vues de l’esprit sur un monde idéal. On peut faire confiance à l’attachement que nous portons au sens trouvé depuis des années dans la réinvention libre du rapport à ce que nous produisons pour ne pas le lâcher comme ça.
Trêve de mythologie routière
Pour avoir pris part pendant des semaines à la résistance physique à l’opération César en 2012, nous savons que l’efficacité de la défense de la zad n’a jamais tenu centralement à une route d281 barricadée par un groupe isolé, encore moins à l’obsession nostalgique pour ce dispositif hors d’une période d’attaque. Mais, elle a toujours consisté pour nous dans la possibilité, le moment venu, de bloquer les différents accès stratégiques et de tenir le terrain dans des modalités très différentes, avec un ensemble varié de soutiens sur la zone et en dehors. C’est malheureusement cette possibilité de résistance large que la crispation de ces dernières semaines sur la route a entre autre risqué de mettre à mal.
Nous avons tenté pendant des mois de ne laisser aucun ouverture politique à l’État pour expulser qui que ce soit. Ce pari remporté maintes fois dans les dernières années était encore selon nous absolument tenable après l’abandon, malgré les menaces du Premier ministre. La préfecture avait besoin pour concrétiser ces menaces d’une histoire adaptée. Il lui fallait des personnes qui puissent incarner les fameux « ultra-radicaux » dans la posture la plus caricaturale qui soit. Certains ont endossé brillamment le rôle attendu, notamment sur la question de la route d281, en réduisant les enjeux de la lutte à une histoire qui devenait de plus en plus incompréhensible pour la très grande majorité de celles et ceux avec qui ils s’étaient battus, pour leurs voisin.e.s et en règle générale pour la plupart des gens qui voyaient ça de près ou de loin. En bloquant une première fois les travaux, quelques personnes — que l’on ne saurait confondre avec les habitant.e.s proches de la route — ont justifié la présence policière que nous avons subie des semaines durant et leur a permis de reprendre pied sur le terrain. La destruction de quelques pans de bitumes à la fin des travaux, alors que la police pouvait se retirer, la situation se clarifier et que nous pouvions espérer retrouver une force commune, a réussi d’un coup à désespérer pour un temps au moins une bonne partie de celles et ceux qui continuaient à porter un soutien sans faille face aux menaces d’expulsions. Le Conseil général refusant d’ouvrir la route dans ces conditions, les expulsions en question devenaient alors quasi inéluctables et trouvaient une justification majeure.
Faire front quoi qu’il en soit
La force de cette lutte a constamment été d’aller à contre-courant autant des évidences du ghetto identitaire qui se dit “radical” que de celles du militantisme citoyen classique. Elle a souvent heurté à ce titre celles et ceux qui s’enfermaient dans l’une ou l’autre de ces polarisations et forcé à des bouleversement ceux qui voulaient l’accompagner. Elle y a trouvé sa propre voie et posé les bases d’un front unique tout à la fois ancré, offensif et populaire. Ce simple fait a été pour beaucoup d’entre nous un événement politique renversant et le moteur d’une défaite historique de l’Etat. Il n’est cependant pas étonnant que l’avènement d’une autre phase amène à des questionnements inédits, à de nouveaux espoirs mais aussi à des scléroses idéologiques. La séquence qui suit la victoire est bien un moment de vérité où se dévoile la conséquence réelle des un.e.s et des autres. Dans cette phase tendue, il y a bien eu typiquement deux manières se répondant l’une l’autre de saboter nos engagements communs et le mouvement : bloquer les travaux sur la route OU se dissocier publiquement d’un rassemblement organisé par le mouvement devant le comité de pilotage pour soutenir la délégation inter-composante. La triste vérité, c’est d’un côté que certain.e.s ont préféré fragiliser l’édifice commun en se recroquevillant sur des obsessions indéfendables pour le reste du mouvement et que d’autres ont été tout aussi prompts à en oublier les lignes communes face aux pressions du gouvernement. Certain.e.s se sont employés brillamment à justifier une expulsion partielle et à mettre ceux qui seraient alors ciblés dans la position la plus isolée possible. D’autres sont demeurés quasi-muets à l’approche de l’opération d’expulsion. On pourrait s’en tenir à ces constats amers et les ressasser indéfiniment. Mais une autre vérité beaucoup plus lumineuse c’est que jusqu’ici et malgré tout, la plupart des personnes, toutes composantes confondues, qui ont formé au cours des années la communauté de base de ce combat, qui ont bravé les dangers et les épreuves ensemble, sont restées fidèles aux promesses qu’elles se sont faites. C’est bien cette vérité là à laquelle il faut continuer à s’accrocher si nous ne voulons pas périr des prophéties auto-réalisatrices sur la chute inéluctable des espaces d’autonomie et des aventures collectives.
Malgré les ressacs qui ont sans nul doute affaibli le mouvement et sa lisibilité au cours des dernières semaines, il n’est pas question de laisser le gouvernement procéder à des expulsions ici sans combattre. Quels que soient les pièges dans lesquels nous avons pu tomber un temps, l’assise réelle de la zad et les espoirs qu’elle continue à susciter ne se sont pas désagrégés en quelques semaines sous les lamentations. On le sent dans les forces qui se remobilisent à la veille de l’opération, dans celles et ceux qui doutaient peut-être mais qui passent un coup de fil et prennent immédiatement la route, dans les assemblées de dernière minute, dans les barricades de toutes sortes qui s’érigent face aux forces armées de l’État et face à l’histoire que celui-ci s’apprête à raconter…
Nous allons devoir traverser une épreuve violente qui pourra aussi bien rebattre toutes les cartes. Mais nous ne doutons pas que la zad survivra à César 2. Ce que nous continuerons à y porter ne sera pas une vitrine alternative docile ni un ghetto radical. Mais bien toujours un grenier des luttes et un bien commun des résistances, un espace où habitent et se croisent des personnes aussi diverses qu’inattendues, un territoire qui donne envie de s’organiser sérieusement, de vivre à plein, un chantier permanent pour des constructions merveilleuses et des rêves éveillés. Nous avons toujours autant besoin de lieux où le fait de ne pas s’en remettre à l’économie et la gestion institutionnelle soit très visiblement désirable et possible. Et nous avons besoin que ces lieux durent, quitte à asssumer leur part d’impuretés et d’hybridations. Parce que les espaces qui nous excitent le plus obligent à composer et à remettre nos prêts-à-porter politiques en question. Nous croyons que, dans le fond, c’est bien ça dans la zad qui continuera à mouvoir des dizaines de milliers de personnes à travers le pays.
Et maintenant il nous faut faire front !
Des voix communes
source : Lundi matin