Les médias mainstream appartiennent à de grands groupes qui ont des intérêts à défendre, et cette structure de propriété a des effets certains sur la ligne éditoriale…
Nous publions ici notre réponse à André Linard, secrétaire général du Conseil de déontologie journalistique (de 2009 à avril 2016) suite à son article publié dans La Libre. Bien évidemment, nos collègues de La Libre ont refusé de publier notre réponse…
"Le journalisme est libre ou bien, c'est une farce." Rodolfo Walsh, journaliste Argentin, assassiné par la junte militaire argentine le 25 mars 1977.
Ainsi, le journalisme citoyen n’existerait pas ?
Comme à l’accoutumée, lorsqu’il s’agit pour un journaliste professionnel de défendre sa position face à la montée d’un journalisme citoyen, il faut feindre l’indépendance et la liberté des médias dominants, exercice dans lequel le recours aux raccourcis devient un réflexe.
Ainsi, André Linard, ancien directeur du CDJ, affirmait dans sa carte blanche qu’il n’existe pas de journalisme citoyen et dénonçait un manichéisme, qu’il crée au fond de toute pièce : il existerait selon lui cette idée d’une « certaine idolâtrie de la parole citoyenne, qui serait par nature libre et indépendante, alors que les journalistes, eux, seraient noyés dans le conformisme et la soumission à des intérêts mercantiles qui les dépassent ». Mais qui a inventé ce manichéisme primaire, outre celui qui le cite ? Nous pouvons autant déceler chez les premiers un bloggeur ultrasioniste tout sauf « libre et indépendant » et chez le second quelqu’un qui travaille honnêtement et au service de l’exactitude de l’information.
Mais ce type de rhétorique est connu : il s’agit de nommer un problème – le conformisme et la soumission –, pour mieux l’écarter et ne plus y réfléchir, à l’instar de Laurent Joffrin, directeur de publication de Libération, qui démentait que des journaux ne puissent plus être libres dès lors qu’ils sont dans la main de propriétaires : « Je ne crois pas que le Figaro ne soit pas libre parce qu’il est dans la main d’un marchand de canons. »
Pourtant, les médias mainstream appartiennent à de grands groupes qui ont des intérêts à défendre, et cette structure de propriété a des effets certains sur la ligne éditoriale. En Belgique, la plupart des médias sont dans les mains de sept familles qui comptent parmi les plus grandes fortunes belges. En France, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, Libération est la propriété de Patrick Drahi, homme d’affaires actif dans les télécommunications, avec un patrimoine évalué à 14 milliards d’euros – et qui a baigné dans les Panama Papers. Ce dernier témoignait le 27 mai 2015 devant l’assemblée nationale : « Les Chinois travaillent 24h/24 et les Américains ne prennent que deux semaines de vacances… c’est là, le problème pour nous… ». Difficile de croire que lui ou un autre patron de presse défendront le droit du travailleur, la nécessité de produire moins et mieux, la lutte contre des traités internationaux comme le TTIP ou le CETA… pas maso le coco.
Quand vous vous plaignez auprès de notre chaîne publique qu’au JT du soir du samedi 17 septembre, alors que des centaines de milliers de manifestants sont sortis dans les rues allemandes pour dénoncer le CETA et le TTIP, ils n’en aient dit mot, on vous répond : « L’actualité étant souvent très chargée, la rédaction du JT est amenée constamment à faire des choix. En trente minutes de journal, il est effectivement impossible de parler de tout. C’est la raison pour laquelle la rédaction pratique une information dite 360, c’est-à-dire une information qui se décline sur les différents médias. Un sujet peut ainsi être traité en radio et sur le net mais pas en télévision, ou inversement ». Rigolo… Mais « normal », la chaîne publique étant prise dans le rouleau compresseur de la concurrence et de l’audimat, managée à l’américaine par des universitaires sortis de Solvay business school. On ne s’étonnera ainsi pas du racolage médiatique et du climat délétère au sein de l’institution, dès lors que le profit passe avant tout.
C’est donc fondamentalement cette appartenance des médias qui a détourné de nombreux citoyens de l’info-spectacle et les a amenés à créer leurs propres supports. Ceux-ci ne sont pas pour autant de moindre qualité que l’information estampillée « professionnelle ». Au contraire, puisque de fait ces nouveaux médias « citoyens » remplissent une fonction que les « professionnels » n’assument plus. Et ils le font par conviction, par souci citoyen, et dans des conditions humainement et matériellement difficiles (ils doivent avoir une activité rémunérée par ailleurs, devant travailler sur le média en dehors de ces heures). Mais cette faiblesse est en même temps leur force, la garantie de leur liberté à eux : leur salaire et l’éventuel remboursement de leur crédit ne dépendent pas de ce qu’ils disent ou écrivent.
On ne voit pas trop d’ailleurs à ce niveau ce qui définit un journaliste. Si on suit André Linard dans cette présentation binaire « Soit on s’exprime en tant que citoyen, soit on pratique le journalisme, ce qui implique un niveau d’exigence différent » ; « La différence réside dans la démarche et dans les exigences ». ⁃ « Un citoyen exprime ses opinions, (…) tient un discours militant qui ne lui impose aucune exigence de respect de la vérité. ⁃ « Chacun a le droit de s’exprimer mais n’est pas journaliste qui veut ».
Le journaliste serait ainsi une sorte d’être éthéré, hors-sol, responsable, avec des exigences strictes de respect de la vérité. André Linard ne nous dit pas quand on est un « vrai » journaliste, mais sans doute ne le devient-on réellement qu’une fois adoubé par ses pairs et reconnu membre de la grande famille, celle qui se conforme le plus souvent à la vérité que l’institution attend. Celle qui, en définitive, devient elle aussi militante, mais à l’insu de son plein gré, au service d’intérêts dont elle n’est souvent pas consciente, que ce soit par choix ou par naïveté.
Nous n’avons pas besoin de titres, de corporatisme, de galas entre copains, nous nous définissons par ce que nous faisons, pas par ce que nous sommes. Nous qui faisons de la presse libre et indépendante, nous assumons un rôle de porte-parole, nous ne sommes pas des détenteurs de la liberté d’expression. Comme disait Jean-Paul Sartre, « on croit que la liberté d’information, le droit à la liberté de la presse, c’est un droit du journaliste. Mais pas du tout, c’est un droit du lecteur du journal. C’est-à-dire que c’est les gens, les gens dans la rue, les gens qui achètent le journal, qui ont le droit d’être informés. (…) Donc, il faut essentiellement que le peuple discute avec le peuple. » Nous voulons créer un lien de proximité, faire exister la parole de ceux qui sont rendus invisibles et délaissés par les médias traditionnels, rendre intéressant ce qui est important, plutôt que de rendre important ce qui n’a aucun intérêt, comme le divorce de deux stars multimillionnaires. La liberté d’information n’est pas celle qui défend l’information utile au statu quo des plus nantis.
En définitive, c’est sans doute cela que les défenseurs du « vrai » journalisme empêchent, malgré eux pour certains : que le peuple soit informé. Et que le changement, enfin, prenne corps…
Cher Monsieur Linard, si tous les journalistes faisaient vraiment et correctement leur boulot, il n’y aurait point de lanceurs d’alerte, de WikiLeaks, il n’y aurait pas Kairos, Zin TV et Sans Papiers TV… ou même le collectif Krasnyi, radio Panik,… il n’y aurait pas de journalisme citoyen !
Vendredi 7 octobre 2016.
Signataires : journal Kairos, ZIN TV, Sans Papiers TV, collectif Krasnyi, radio Panik