Amériques latines : émancipations en construction

Une réflexion sur un laboratoire latino-américain qui mène expériences démocratiques, autogestionnaires et participatives, potentiellement anticapitalistes, à une échelle locale, régionale ou nationale

PARUTION DU LIVRE COLLECTIF

Pour com­man­der le livre : Edi­tions Syl­lepse Edi­tions Syl­lepse – Amé­rique latine : éman­ci­pa­tions en construc­tion / France Amé­rique Latine, Paris 2013, 136 pages, 8 euros

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Pré­sen­ta­tion

Depuis plus d’une décen­nie, l’Amérique latine appa­raît comme une « zone de tem­pêtes » du sys­tème-monde capi­ta­liste. La région a connu d’importantes mobi­li­sa­tions col­lec­tives contre les consé­quences du néo­li­bé­ra­lisme, avec par­fois des dyna­miques de luttes ayant abou­ti à la démis­sion de gou­ver­ne­ments consi­dé­rés comme illé­gi­times ou à la remise en cause par­tielle du pou­voir des trans­na­tio­nales. Le chan­ge­ment des rap­ports de forces dans l’arrière-cour des États-Unis et ce qui a été qua­li­fié de « tour­nant à gauche » (en Boli­vie, Équa­teur ou Vene­zue­la notam­ment) sont le pro­duit d’une crise d’hégémonie des élites tra­di­tion­nelles, mais aus­si de mou­ve­ments sociaux créa­tifs, qui ont com­bi­né reven­di­ca­tions démo­cra­tiques et orien­ta­tion anti-néo­li­bé­rale et anti-impérialiste.

Cette conjonc­ture révèle de nom­breux acteurs en résis­tance (indi­gènes, chô­meurs, sans-terre, syn­di­ca­listes, fémi­nistes, etc.), ain­si qu’une mul­ti­pli­ci­té d’expérimentations démo­cra­tiques « par en bas ». Dans des contextes variés, sur­gissent des pou­voirs popu­laires qui cherchent à tâtons les che­mins d’une éman­ci­pa­tion en actes, ceci sou­vent contre les pou­voirs consti­tués, mais aus­si, par­fois, en lien avec des poli­tiques publiques pro­gres­sistes. Une réflexion sur un labo­ra­toire lati­no-amé­ri­cain qui mène expé­riences démo­cra­tiques, auto­ges­tion­naires et par­ti­ci­pa­tives, poten­tiel­le­ment anti­ca­pi­ta­listes, à une échelle locale, régio­nale ou nationale.

Des liens qui libèrent

Si comme nous rap­pelle Franck Gau­di­chaud « la région n’a pas pour autant connu d’expérience révo­lu­tion­naire au sens d’une rup­ture avec les struc­tures sociales du capi­ta­lisme péri­phé­rique », les nom­breuses mobi­li­sa­tions, les expé­ri­men­ta­tions sociales, y com­pris dans leurs ver­sants ins­ti­tu­tion­nels, les affron­te­ments par­tiels avec la logique mar­chande du capi­tal secouent l’ensemble du sous-conti­nent. S’il est « indis­pen­sable de prendre en compte la tem­po­ra­li­té propre de la région (bien qu’intégrée à un tout mon­dial) et ses for­ma­tions sociales spé­ci­fiques », dont ce que l’auteur nomme « Amé­rique indo-afro-latine », les formes de « poder popu­lar », les expé­riences en cours « esquissent la car­to­gra­phie, mor­ce­lée, d’autres mondes pos­sibles ». Nous devrions les étu­dier comme des pro­ces­sus nais­sants « des entrailles même des condi­tions maté­rielles et sub­jec­tives du capi­ta­lisme lati­no-amé­ri­cain, de sa vio­lence, de son exclu­sion, dans les­quels ils sont immer­gés ». Loin des sim­pli­fi­ca­tions, « nous sommes face à un sujet éman­ci­pa­teur plu­riel et com­plexe ».

Franck Gau­di­chaud dis­cute aus­si du pou­voir, du « chan­ger le monde en trans­for­mant le pou­voir et… la socié­té », des gauches gagnant le gou­ver­ne­ment, « sans que le peuple ne gagne pour autant le pou­voir, ni que cela ne signi­fie un pro­ces­sus de rup­ture » en citant Éric Tous­saint. Si la ques­tion n’est pas la réa­li­sa­tion immé­diate d’un autre monde pos­sible, il s’agit cepen­dant bien « de son com­men­ce­ment, condi­tion essen­tielle pour toute avan­cée future ». Et de ce point de vue, les ques­tions du pou­voir, des pou­voirs sont incontournables.

« Ce petit livre col­lec­tif est une invi­ta­tion au voyage, au débat le plus large et à pen­ser d’autres pos­sibles pour demain. Une invi­ta­tion au » prin­cipe espé­rance « et à l’optimisme que défen­dait le phi­lo­sophe Ernst Bloch, par delà les catas­trophes et la bar­ba­rie qui guettent ».

Avant d’aller plus avant, je vou­drai sou­le­ver un pro­blème de ter­mi­no­lo­gie, pré­sente, entre autres, dans l’article d’Hervé Do Alto, mais qui par­coure bien des débats actuels. Il s’agit du concept d’ethnicisation. Je ne dis­cu­te­rai pas de la qua­li­té ou des défauts du terme lui même, ni de celui d’ethnicité, mais des faibles contex­tua­li­sa­tions sur le sujet.

La com­mu­nau­té majo­ri­taire se consi­dère comme neutre (mas­cu­line) et uni­ver­selle, sans cou­leur (blanche), sans « eth­ni­ci­té ». Les domi­né-e‑s revol­té-e‑s se recons­truisent comme humain-e‑s plus « com­plet-e‑s », refor­mulent les carac­té­ri­sa­tions majo­ri­taires, les stig­ma­ti­sa­tions, les effets de visibilité/invisibilité. De ce point de vue, « l’ethnicisation » des popu­la­tions, de com­bats sociaux, « la remise en cause de la subal­ter­ni­té de groupes sociaux », sont aus­si le dévoi­le­ment du faux uni­ver­sel de la com­mu­nau­té majo­ri­taire, de l’ethnicité majo­ri­taire. Il n’y a pas d’ethnicité sans rela­tion aux d’autres ethnicités.

Som­maire :

Franck Gau­di­chaud : Pou­voirs popu­laires lati­no-amé­ri­cains. Pistes stra­té­giques et expé­riences récentes

Pau­line Rosen-Cros : Quand le Mexique s’insurge encore

Her­vé Do Alto : India­nisme et eth­ni­ci­sa­tion en Boli­vie : vers une démo­cra­tie postcoloniale ?

Mila Iva­no­vic : Vene­zue­la : démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive en temps de « révolution »

Flo­ra Bajard, Julien Ter­rié : Bré­sil : la Com­mune du 17 avril

Mathieu Le Quang : Équa­teur : éco­so­cia­lisme et « bien vivre »

Anna Bed­nik : Quand l’agroécologie tisse « des liens qui libèrent » : une expé­rience colombienne

Sébas­tien Bru­lez : Contrôle ouvrier et auto­ges­tion : le com­plexe indus­triel Sidor au Venezuela

Nils Sola­ri : Argen­tine : entre­prises récu­pé­rées et inno­va­tion sociale et nou­velle approche de la richesse

Richard Neu­ville : Uru­guay : quatre décen­nies de luttes des « sans terres urbains »

Jules Fal­quet : Les femmes contre la vio­lence mas­cu­line, néo­li­bé­rale et guer­rière au Mexique

Je n’évoque que quelques élé­ments trai­tés, sans pré­ci­sion des pays, dans ce riche petit livre : l’Assemblée popu­laire des peuples de Oaxa­ca et la pro­duc­tion pour le bien com­mun ; la place des indi­gènes en Boli­vie « consub­stan­tiel à la nais­sance de cet État ; l’etnicisation comme légi­ti­ma­tion de la pré­sence dans des espaces des­quels les indiens occu­paient une place mar­gi­nale ; le rôle des pay­san-ne‑s ; les pra­tiques de par­ti­ci­pa­tion et les conseils com­mu­naux ; l’acampamento urbain comme « pro­jet d’émancipation de chacun.e en tant que sujet, mais aus­si le deve­nir col­lec­tif » ; la mise en œuvre conjointe du droit au loge­ment et du droit du tra­vail ; l’écosocialisme et le « bien vivre » ; les biens com­muns mon­diaux ; l’agroécologie et la recréa­tion des « sys­tèmes de vie » (« elle est vécue »comme un tout », comme un »sys­tème de vie », une façon de pen­ser les éco­sys­tèmes et de pen­ser en éco­sys­tèmes ») ; le contrôle ouvrier et l’autogestion ; la récu­pé­ra­tion d’entreprises ; les struc­tu­ra­tions sous forme de coopé­ra­tives ; l’innovation sociale ; la rota­tion des postes d’animation ; les nou­velles approches de la richesse ; les coopé­ra­tives de loge­ment et le concept de pro­prié­té col­lec­tive, etc.

Toutes ces expé­riences (re)créent et font vivre des liens « Des liens qui les consti­tuent et qui leur donnent la force de construire. Des liens qui libèrent ».

En déca­lé avec les pré­sen­ta­tions des expé­riences d’auto-organisation, de réap­pro­pria­tion des biens, de réor­ga­ni­sa­tions des rela­tions sociales, mais para­doxa­le­ment fai­sant res­sor­tir des carences de pré­sen­ta­tion en terme de genre, l’article de Jules Fal­quet sur les fémi­ni­cides et la vio­lence mas­cu­line au Mexique, n’en reste pas moins néces­saire. Car si les vio­lences touchent l’ensemble des domi­né-e‑s, celles subies par les femmes le sont aus­si et sur­tout parce qu’elles sont femmes. La dénon­cia­tion des vio­lences sexuelles n’est pas un à coté des ques­tions sociales, « la vio­lence impo­sée par/pour la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale est essen­tiel­le­ment une vio­lence mas­cu­line, raciste et clas­siste, qui indi­rec­te­ment et direc­te­ment, frappe prin­ci­pa­le­ment les femmes, sur­tout les plus appau­vries et raci­sées ». La lutte contre l’impunité « du conti­nuum des vio­lences phy­siques, sexuelles et éco­no­miques » est une des condi­tions de la pos­si­bi­li­té même de recons­truc­tion d’une hégé­mo­nie alter­na­tive pour l’émancipation de toutes et tous.

Des expé­riences d’émancipation en construc­tion, à faire connaître très largement.

Sur les Amé­riques Latines :

Sous la direc­tion de Franck Gau­di­chaud : Le vol­can lati­no-amé­ri­cain. Gauches, mou­ve­ments sociaux et néo­li­bé­ra­lisme en Amé­rique latine : Actua­li­té du socia­lisme du XXIe siècle

Patrick Guillau­dat et Pierre Mou­terde : Hugo Cha­vez et la révo­lu­tion boli­va­rienne. Pro­messes et défis d’un pro­ces­sus de chan­ge­ment social, note de lec­ture : Entre ombres et lumières, une révo­lu­tion en marche ?

Et plus géné­ra­le­ment les ouvrages chro­ni­qués sur la page : Caraïbes, Amé­rique cen­trale et du sud | Entre les lignes entre les mots

Autres ouvrages de Jules Falquet

De gré ou de force. Les femmes dans la mon­dia­li­sa­tion : L’inexistance d’un neutre universel

Sous la direc­tion de Jules Fal­quet, Hele­na Hira­ta, Danièle Ker­goat, Bra­him Laba­ri, Nicky Le Feuvre, Fatou Sow : Le sexe de la mon­dia­li­sa­tion. Genre, classe, race et nou­velle divi­sion du tra­vail : Le genre est un orga­ni­sa­teur clé de la mon­dia­li­sa­tion néolibérale

Rap­pel de pré­cé­dentes livraisons :

Pistes pour un anti­ca­pi­ta­lisme vert : Opé­rer une révo­lu­tion cultu­relle dont l’anticapitalisme à besoin

Fémi­nisme au plu­riel : En natu­ra­li­sant un pro­blème, on le nie

Pour le droit à l’emploi : Défendre des droits ou se battre pour de nou­veaux droits, selon une pro­blé­ma­tique de sta­tut salarial

Les Cahiers de l’émancipation : Amé­riques Latines : Éman­ci­pa­tions en construction

Coor­don­né par Frank Gaudichaud

Edi­tions Syl­lepse Edi­tions Syl­lepse – Amé­rique latine : éman­ci­pa­tions en construc­tion / France Amé­rique Latine, Paris 2013, 136 pages, 8 euros

Didier Epsz­ta­jn

Source de l’ar­ticle : entre les lignes, entre les mots