Le 20 janvier, est l’occasion de commémorer l’assassinat à Conakry (Guinée-Conakry) de Amílcar Lopes Cabral (12 septembre 1924 — 20 janvier 1973), Abel Djassi de son pseudonyme. Un héros africain des indépendances, de Guinée-Bissau et des Iles du Cap-Vert. Il est le fondateur du Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde (Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert), PAIGC, qui amena à l’indépendance ces deux états colonisés par le Portugal. En hommage, nous vous proposons de lire ce texte biographique écrit par Augusta Conchiglia et publié dans le Monde Diplomatique en juin 2006. Source : http://www.monde-diplomatique.fr/mav/87/CONCHIGLIA/13507
Amilcar Cabral (1924 – 1973), Un intellectuel visionnaire
Né le 12 septembre 1924, à Bafatá, dans l’est de la Guinée-Bissau, de parents cap-verdiens originaires de l’île de Santiago, Amilcar Cabral a vécu toute sa vie sous la double identité d’insulaire cap-verdien et de continental guinéen, deux mondes géographiquement opposés, liés par une même langue, le créole, et soumis à la même domination coloniale, celle du Portugal. Son père Juvenal Cabral, instituteur en Guinée, lui avait donné son prénom en l’orthographiant Hamilcar, en souvenir du grand Africain qui fit trembler l’Empire romain ! La famille regagne le Cap-Vert en 1931, et le jeune Amilcar fait ses études à Praia, puis au lycée de São Vicente. C’est une période où la sécheresse chronique frappe durement ces îles sahéliennes, en proie à des famines meurtrières répétées. On compte cinquante mille morts entre 1941 et 1948. Pour Cabral, ce n’est guère une fatalité : la sécheresse peut être combattue. Il opte pour des études d’ingénieur agronome, qu’il réussira brillamment à l’université de Lisbonne, où il se lie d’amitié avec les intellectuels issus des colonies. Nommé directeur du Centre expérimental agricole de Bissau, il acquiert une connaissance précieuse du pays et de sa structure socioéconomique. Il assimile en même temps les courants de pensée africains et afro-américains de l’époque, s’enthousiasme pour l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de Senghor, s’intéresse de près à la négritude, à Présence africaine…
Contraint de quitter la Guinée par les autorités coloniales, il s’engage en Angola dans une entreprise sucrière. Il reprend contact avec le mouvement nationaliste angolais et participe à la formation du Mouvement populaire de libération de l’Angola. A Bissau, il fonde en 1956, avec cinq compagnons, le Parti africain pour l’indépendance (PAI) — Union des peuples de Guinée et des îles du Cap-Vert, futur PAIGC.
Après la résolution de l’ONU sur le droit à l’autodétermination des peuples colonisés de 1960, le PAIGC de Cabral tente d’amener le gouvernement de Lisbonne à négocier pour mettre fin pacifiquement à la colonisation. En vain. Le PAIGC lance la première action contre les forces d’occupation en janvier 1963. Sous l’impulsion de Cabral, la guérilla prend un essor rapide qui ne tarde pas à mettre l’armée coloniale en difficulté. Ce sont les officiers du corps expéditionnaire de Guinée, dont le général Spinola lui-même, qui, confrontés à l’incapacité de contenir le mouvement de libération, finiront par se retourner contre le pouvoir fasciste de Marcelo Caetano, renversé le 25 avril 1974.
Mais Cabral n’assistera pas à ce retournement de l’histoire. Il est assassiné le 20 janvier 1973, près de sa résidence à Conakry, par des éléments de son propre parti, en collusion probable avec les services secrets portugais. Peu avant, Cabral avait remporté une double victoire : l’élection d’une Assemblée nationale et, en novembre 1972, le vote d’une résolution du Conseil de sécurité exigeant du Portugal de mettre un terme à la guerre coloniale. Ce fut le prélude à la reconnaissance par l’ONU, le 24 septembre 1973, de l’Etat indépendant de Guinée-Bissau.
Attentif à la dynamique sociale engendrée par l’expansion du mouvement de libération et de son bras armé dans un contexte de sous-développement, Cabral fut très soucieux de la participation populaire aux prises de décision, respectueux des différences culturelles – ethniques ou raciales –, préférant la persuasion à la répression des dirigeants du parti dont les attitudes étaient répréhensibles. Cette ouverture d’esprit n’a à l’évidence pas suffi à apaiser les tensions, notamment celles résultant de la perception de la part de combattants guinéens – dont ses propres meurtriers – d’une domination du mouvement par des cadres métis originaires du Cap-Vert. Des tensions qui ont d’ailleurs perduré après l’indépendance, éclatant au grand jour lors du coup d’Etat de 1980, qui a marqué la fin des institutions communes avec l’Etat du Cap-Vert.
Cabral laisse une oeuvre théorique remarquable, qui est constamment réévaluée. Sa réflexion sur le rapport entre libération nationale et culture est plus que jamais d’actualité. Contrairement à la tendance dominante à l’époque d’importer mécaniquement les théories marxistes, Cabral a fait une relecture des catégories sociopolitiques du marxisme à la lumière des réalités africaines. Il a aussi analysé la faiblesse idéologique et économique de la seule couche sociale en mesure de prendre en main l’appareil de l’Etat après la chute du pouvoir colonial : la petite bourgeoisie urbaine. D’où sa métaphore, à propos du nécessaire « suicide » de la petite bourgeoisie en tant que classe afin que, une fois au pouvoir, elle se mette au service des intérêts de la majorité et non pas à son propre service… La crainte qu’il en soit ainsi, sans un travail politique en profondeur, a malheureusement eu valeur de prophétie.
Augusta Conchiglia, journaliste.