Au Nigeria, de l’essence sur la braise

Pour les 70 % qui continuent à vivre avec moins de 2 dollars par jours, et les près de trente millions de jeunes sans aucun emploi, la flambée du prix de l’essence n’a pas seulement affecté les transports publics qu’ils empruntent quotidiennement.

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mer­cre­di 11 jan­vier 2012, par Jean-Chris­tophe Servant

Pho­to­gra­phies : Chris­tian Lutz de la série “Tro­pi­cal Gift”

De Kano à Lagos, c’est toute la socié­té nigé­riane, toutes confes­sions confon­dues, qui s’oppose depuis deux jours, à l’occasion d’une grève géné­rale lar­ge­ment sui­vie, à la déci­sion gou­ver­ne­men­tale de sup­pri­mer la sub­ven­tion au sec­teur pétro­lier. Adop­tée trois semaines après la pre­mière visite au Nige­ria de Chris­tine Lagarde, direc­trice géné­rale du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal (FMI), cette mesure a sur­pris par sa bru­ta­li­té les 160 mil­lions d’habitants du pays le plus peu­plé du conti­nent afri­cain : au 1er jan­vier, le prix du litre d’essence est en effet pas­sé sans coup férir de quelque 30 cen­times d’euros le litre à plus de 66 cen­times, pro­vo­quant une ruée sur les pompes des grandes méga­poles de la fédération.

La ministre des finances, Ngo­zi Ojon­ko-Iwe­la, ancienne cadre de la Banque mon­diale, a rétor­qué que cette bru­tale hausse de l’essence – que le Nige­ria, bien que pre­mière puis­sance pétro­lière sub­sa­ha­rienne, est obli­gé d’importer du fait de la mort cli­nique de ses raf­fi­ne­ries – n’affecterait que les pro­prié­taires de grosses cylin­drées, et, glo­ba­le­ment, la mino­ri­té la plus aisée du pays. A terme, le gou­ver­ne­ment compte enga­ger les 8 mil­liards de dol­lars d’économie qui seront réa­li­sés annuel­le­ment sur ce poste – soit 5 % du pro­duit natio­nal brut – dans des pro­grammes de déve­lop­pe­ment ciblant la san­té et l’éducation et pro­vo­quer une accé­lé­ra­tion des inves­tis­se­ments pri­vés, en pre­mier lieu dans le sec­teur du raffinage.

La réac­tion de la rue – d’où émergent, fait nou­veau, des orga­ni­sa­tions de type 2.1, bran­chées sur les réseaux sociaux, tel le mou­ve­ment Occu­py Nige­ria – atteste sur­tout, une nou­velle fois, du déca­lage sur­réa­liste entre le quo­ti­dien des élites off­shore de la capi­tale, Abu­ja, et celle de l’immense majo­ri­té des Nigé­rians. Pour les 70 % qui conti­nuent à vivre avec moins de 2 dol­lars par jours, et les près de trente mil­lions de jeunes sans aucun emploi, la flam­bée du prix de l’essence n’a pas seule­ment affec­té les trans­ports publics qu’ils empruntent quo­ti­dien­ne­ment. Elle ren­ché­rit éga­le­ment l’électricité, majo­ri­tai­re­ment pro­duite par des géné­ra­teurs à cause des déles­tages récur­rents, ain­si que les pro­duits de pre­mière néces­si­té que le Nord agri­cole des­cend par la route vers les mar­chés du Sud.

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C’est d’ailleurs au Nord que cette mesure risque d’avoir le plus de consé­quences. La répres­sion mili­ta­ro-poli­cière des mani­fes­ta­tions de Kano contre le dou­ble­ment du prix des car­bu­rants s’est déjà sol­dée par la mort de cinq per­sonnes. Elle devrait d’abord confor­ter le res­sen­ti­ment aigu de la popu­la­tion haous­sa-peule, de confes­sion musul­mane, à l’encontre du pou­voir cen­tral, pré­si­dé, pour la pre­mière fois dans l’histoire du pays, par un chré­tien issu d’une mino­ri­té eth­nique du Del­ta du Niger, Goo­dluck Jona­than, un Ijaw, que l’on dit ali­gné sur Washing­ton. Dans ce Nord for­te­ment déçu par l’instauration – très poli­tique – d’une cha­ria [Lire « [Au Nige­ria, la cha­ria à l’épreuve des faits », Le Monde diplo­ma­tique, juin 2003.]] qui n’aura favo­ri­sé depuis 2000 que l’oligarchie locale, sans arrê­ter le creu­se­ment des inéga­li­tés éco­no­miques avec le Sud, la fin des sub­ven­tions du prix de l’essence pour­rait aus­si très bien pous­ser de nou­veaux déclas­sés vers la nébu­leuse Boko Haram [Lire « [The Fuel Sub­si­dy Cri­sis and its Impli­ca­tions for the Fight Against Boko Haram in Nige­ria », Ins­ti­tut d’études de sécu­ri­té, 11 jan­vier 2012.]].

Deux ans et demi après la mort de son ani­ma­teur, Moham­med Yusuf, lors d’une vio­lente répres­sion mar­quée par des cen­taines d’exécutions extra­ju­di­ciaires, nul ne sait plus pré­ci­sé­ment qui anime ce mou­ve­ment fran­chi­sé, désor­mais entré en guerre ouverte contre les chré­tiens, à lire son obs­cur porte-parole. Jusqu’alors, Boko Haram avait sur­tout mené des opé­ra­tions meur­trières contre des musul­mans « occi­den­ta­li­sés », des attaques de sym­boles de l’Etat cen­tral, en pre­mier lieu sa police, et per­pé­tré l’attentat contre le siège des Nations unies au Nigeria.

Tout étant poli­tique au Nige­ria, d’aucuns s’interrogent : Boko Haram serait-il ins­tru­men­ta­li­sé par l’oligarchie haous­sa, voire par d’anciens hauts res­pon­sables mili­taires nor­distes, mis sur la touche depuis l’arrivée au pou­voir du pré­sident Jona­than et la recom­po­si­tion eth­nique de forces armées jusqu’alors majo­ri­tai­re­ment com­po­sées de sep­ten­trio­naux ? D’autres vont encore plus loin en se deman­dant [Lire Jean Hers­ko­vits, « [In Nige­ria, Boko Haram is not the Pro­blem », The New York Times, 2 jan­vier 2012.]] si l’étendard Boko Haram n’est pas bran­di éga­le­ment par des orga­ni­sa­tions cri­mi­nelles liées au milieu ibo du sud-est chré­tien. Dans les deux cas, il s’agirait de confor­ter une stra­té­gie de la ten­sion qui ne pour­rait que débou­cher sur un coup d’Etat mili­taire, voire sur la par­ti­tion du pays, entre un Nord lais­sé aux tour­ments sahé­liens et un Sud pétro­lier utile à l’élite et à ses alliés occidentaux.

Jusqu’ici, et mal­gré les appels au dia­logue de plu­sieurs res­pon­sables spi­ri­tuels du Nige­ria musul­man, Aso Rock – la for­te­resse pré­si­den­tielle – s’est conten­té de la répres­sion, au point d’avoir enga­gé en 2011 près de 20 mil­lions de dol­lars par jour dans des opé­ra­tions de sécu­ri­sa­tion et de sur­veillance des lieux sen­sibles, en pre­mier lieu ceux de la capi­tale fédé­rale. 25 % du bud­get 2012, un record dans l’histoire du Nige­ria, sera consa­cré au ren­for­ce­ment de cet appa­reil mili­ta­ro-sécu­ri­taire, à la grande satis­fac­tion des socié­tés inter­na­tio­nales pri­vées qui se ruent sur ce pays « por­teur ». Mais à la grande dés­illu­sion aus­si, hélas, de la population.

Les Nigé­rians se trouvent désor­mais pris en otage entre un appa­reil répres­sif qui a reçu un chèque en blanc, un opaque « ter­ro­risme isla­mique » qui semble de plus en plus obéir à des objec­tifs poli­ti­co-cri­mi­nels plu­tôt qu’idéologiques, et les injustes sacri­fices requis par une « bonne gou­ver­nance » des­ti­née à satis­faire sur le court terme les ins­ti­tu­tions de Bret­ton Woods.

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A lire éga­le­ment : « Au Nige­ria, le pétrole de la colère », avril 2006, ain­si que le compte ren­du de l’ouvrage du pho­to­graphe Chris­tian Lutz Tro­pi­cal Gift. The Busi­ness of Oil and Gas in Nige­ria (juin 2011).

Source de l’ar­ticle : blog du Diplo