Quand les Blancs arrêteront-ils de faire des films comme Avatar ?

Anna­lee Newitz (née en 1969) est une jour­na­liste amé­ri­caine qui tra­vaille sur l’impact cultu­rel des sciences et tech­no­lo­gies, avec des articles sur les logi­ciels open source et les sous-cultures hacker. Elle écrit pour plu­sieurs pério­diques de Popu­lar Science à Wired, et depuis 1999 tient une chro­nique heb­do­ma­daire appe­lée Techs­ploi­ta­tion. De 2004 – 2005, elle a été ana­lyste poli­tique pour l’Electronic Fron­tier Foun­da­tion. Elle est l’éditeur de io9, un blog de gwau­ker sur la science-fiction.

EN LIEN :

Article publié sous crea­tive com­mons dans sa ver­sion ori­gi­nale sur http://io9.com/ sous le titre When will white people stop making movies like ava­tar. Tra­duc­tion sous licence iden­tique avec men­tion de la source > Mela­nine.

Les cri­tiques voient dans le film Ava­tar de James Came­ron une épo­pée extra­ter­restre, une sorte de ver­sion fan­tas­tique de Danse avec les loups : l’histoire d’un mec blanc qui s’entiche d’indigènes et finit par deve­nir leur grand chef. Mais, en fait, Ava­tar est juste la der­nière mou­ture SF d’un vieux fan­tasme de culpa­bi­li­té blanche. Atten­tion ce qui suit va révé­ler des élé­ments de l’intrigue…

Qu’Ava­tar soit un film raciste est sujet à débat. Mais quelle que soit votre opi­nion sur ce film, il est sûr par contre que comme Dis­trict 9, sor­ti plus tôt cette année, ce film est un conte de science-fic­tion au sujet de la race. Plus pré­ci­sé­ment, c’est un fan­tasme sur les races racon­té du point de vue de per­sonnes de « race blanche ». Ava­tar et les films de S.F. comme celui-ci donnent l’occasion de se poser cette ques­tion : à quoi pensent les Blancs quand ils pensent à l’identité raciale ?

Ava­tar revi­site avec ima­gi­na­tion les lieux du crime du géno­cide ori­gi­nel sur lequel s’est fon­dé l’Amé­rique blanche, dans lequel d’entières civi­li­sa­tions et tri­bus indi­gènes furent anéan­ties par les euro­péens immi­grés vers le conti­nent amé­ri­cain. Dans le film, un groupe de sol­dats et de scien­ti­fiques s’installent sur la lune ver­doyante de Pan­do­ra1, dont les pay­sages res­semblent à un croi­se­ment entre les forêts du parc natio­nal de Red­wood (Cali­for­nie du Nord) et la forêt tro­pi­cale du Bré­sil. Les habi­tants de la lune, les Na’vi, sont une ver­sion féline et bleue de peau des peuples autoch­tones : ils portent des plumes dans les che­veux, vouent un culte aux dieux de la nature, se peignent le visage pour la guerre, uti­lisent des arcs et des flèches, et vivent en tribus.

Il est impos­sible de se méprendre : il s’agit bien de ver­sions extra­ter­restres des peuples autoch­tones sté­réo­ty­pés tels que nous les avons vu dans les films d’ Hol­ly­wood depuis des décennies.

Pan­do­ra est clai­re­ment sup­po­sée être la terre riche et belle que l’Amérique aurait encore pu être si les Blancs ne l’avait pas béton­née de centres com­mer­ciaux. Dans Ava­tar, notre héros blanc, Jake Sul­ly [Sul­ly veut aus­si dire souillé en anglais] explique que la Terre est un désert rava­gé par la guerre, dépouillé de toute ver­dure ou de res­sources natu­relles. Les humains ont com­men­cé à colo­ni­ser Pan­do­ra afin d’exploiter un mine­rai appe­lé unob­tai­nium 2 qui peut ser­vir comme source mega-éner­gé­tique. Quelques-uns de ces humains ne veulent pas bom­bar­der les indi­gènes et les noyer sous les bombes : ils branchent alors leurs cer­veaux aux corps d’ava­tars Na’vi pour ten­ter de gagner la confiance des indi­gènes. Jake, l’un des pilotes d’avatar, découvre à sa grande sur­prise qu’il aime sa vie de guer­rier Na’vi beau­coup plus qu’il n’a jamais aimé sa vie de sol­dat humain.

Jake est tel­le­ment enchan­té qu’il renonce à accom­plir sa mis­sion, qui consiste à per­sua­der les Na’vi à démé­na­ger de leurs arbre-mai­son, où les êtres humains veulent exploi­ter l’unob­ta­nium. Au lieu de cela, il s’efforce de deve­nir un grand guer­rier qui che­vauche des oiseaux géants et tombe amou­reux de la fille du chef. Quand l’inévitable se pro­duit et que les Marines arrivent à brû­ler les arbres-mères des Na’vi, Jake bas­cule de leur côté. Avec l’aide de quelques humains rené­gats, il conserve un lien avec son corps ava­tar afin de conduire les Na’vi contre les enva­his­seurs humains. Non seule­ment il a été assi­mi­lé à la culture des autoch­tones, mais il est deve­nu leur chef.

C’est un scé­na­rio clas­sique, que vous avez vu dans d’autres épo­pées, pas néces­sai­re­ment de S.F., de Danse avec les Loups au Der­nier Samou­rai, où un type blanc par­vient à se faire accep­ter dans une socié­té fer­mée de gens de cou­leur et finit par deve­nir son membre le plus impres­sion­nant. Mais c’est aus­si, comme je l’ai déjà indi­qué, très simi­laire à cer­tains égards à Dis­trict 9. Dans ce film, notre (anti) héros Wikus tente de dépla­cer un bidon­ville pour extra-ter­restres 3vers une région loin de Johan­nes­burg. Acci­den­tel­le­ment asper­gé d’un liquide extra­ter­restre, il com­mence à se trans­for­mer en alien contre sa volon­té. Dif­forme et reje­té de la socié­té humaine, Wikus aide à contre­coeur un des extra­ter­restres à faire décol­ler son vais­seau pour aller cher­cher de l’aide sur sa pla­nète d’origine.

Si l’on envi­sage Ava­tar et ses sem­blables comme des délires sur la race et son rôle social, quels modèles voyons-nous se dessiner ?

Dans Ava­tar et Dis­trict 9, les humains sont la cause de l’oppression et du déses­poir des extra­ter­restres. Puis, un homme blanc qui a été l’un des oppres­seurs change de bord, et à la der­nière minute, s’assimile à la culture étran­gère et devient son sau­veur. C’est aus­si l’histoire de base de Dune, où un membre de la royau­té blanche fuit son confor­table palais sur la pla­nète Dune pour deve­nir le chef des Free­men, ces autoch­tones che­vau­cheurs de vers (la che­vau­chée comme rite de pas­sage a un équi­valent dans Ava­tar, où Jake prouve sa viri­li­té en che­vau­chant un oiseau géant). Le film des années quatre-vingt, Ene­my Mine montre une varia­tion inté­res­sante sur cette his­toire, où un homme blanc (Den­nis Quaid) et l’alien auquel il a dû faire face (Louis Gos­sett Jr.) échouent sur une pla­nète hos­tile ensemble. Fina­le­ment ils deviennent les meilleurs amis, et lorsque l’alien meurt, l’homme élève son enfant comme le sien. Lorsque des humains arrivent sur la pla­nète pour ten­ter d’asservir l’enfant alien, il donne sa vie pour le sau­ver. Sa loyau­té envers les extra-ter­restres est deve­nue plus forte que celle envers sa propre espèce.

Ce sont des films sur la culpa­bi­li­té blanche. Nos prin­ci­paux per­son­nages blancs se rendent compte qu’ils sont com­plices d’un sys­tème qui détruit les autres, c’est à dire les gens de cou­leur — leurs cultures, leurs habi­tats et leurs popu­la­tions. Les Blancs le com­prennent quand ils com­mencent à assi­mi­ler la culture de l’autre et acceptent de voir les choses sous un angle nou­veau. Pour pur­ger leur immense sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, ils changent de côté, deviennent des « traîtres à la race », et luttent contre leurs anciens camarades.

Mais à ce moment, ils vont bien au-delà de l’assimilation et deviennent car­ré­ment les chefs des peuples qu’ils ont autre­fois oppri­més. C’est l’essence même du fan­tasme de culpa­bi­li­té blanche, mis à nu. Ce n’est pas seule­ment le sou­hait d’être déchar­gé de crimes que les Blancs ont com­mis contre les per­sonnes de cou­leur, ce n’est pas seule­ment un désir de rejoindre au com­bat le camp de la jus­tice morale. C’est un désir de diri­ger les gens de cou­leur de l’intérieur plu­tôt que de l’extérieur (blanc et oppresseur).

On peut le voir comme ça : Ava­tar est une rêve­rie sur l’idée de ces­ser d’être blanc, d’abandonner ce vieux sac de viande humain pour joindre le peuple bleu, mais sans jamais perdre les pri­vi­lèges des Blancs. Jake ne sait jamais vrai­ment ce que c’est que d’être un Na’vi parce qu’il a tou­jours la pos­si­bi­li­té de reve­nir en mode homme.

Fait inté­res­sant, dans Dis­trict 9, Wikus apprend une leçon très dif­fé­rente. Il devient autre et ne peut pas reve­nir en arrière. Il n’a pas d’autre choix que de vivre dans les bidon­villes et de man­ger de la bouffe pour chats. Et devi­nez quoi ? Il déteste ça. Il aide son copain extra­ter­restre à s’échapper de la Terre uni­que­ment parce qu’il espère le voir reve­nir dans quelques années avec un « remède » contre sa trans­for­ma­tion. Quand les Blancs rêvent de chan­ger de race, c’est mar­rant seule­ment si ils peuvent allè­gre­ment igno­rer l’expérience fon­da­men­tale de l’appartenance à un groupe racial oppri­mé, et qui est la sui­vante : tu es oppri­mé, et per­sonne ne te lais­se­ra deve­nir le chef de quoi que ce soit.

Voi­la un mes­sage que per­sonne ne veut entendre, et sur­tout pas les per­sonnes de race blanche qui sont les créa­teurs et les consom­ma­teurs de ces his­toires. L’écrivain cana­dienne de science-fic­tion, Nalo Hop­kin­son a récem­ment décla­ré au Bos­ton Globe :

« Aux États-Unis, quand vous par­lez de race vous êtes per­çus comme raciste. Vous deve­nez le pro­blème parce que vous évo­quez le pro­blème. Du coup, les gens hésitent à en par­ler. 4 »

Elle ajoute que « le mythe prin­ci­pal que vous trou­vez de la science-fic­tion, géné­ra­le­ment écrite par les Blancs, est d’aller dans une culture étran­gère et de la colo­ni­ser ».

Bien sûr, Ava­tar va un peu au-delà du scé­na­rio colo­ni­sa­teur de base. On nous dit sans ambages que c’est mal de colo­ni­ser les terres des popu­la­tions indi­gènes. Notre héros choi­sit de se joindre aux Na’vi plu­tôt que de se plier à la culture raciste de son propre peuple. Mais ce n’en est pas moins une his­toire qui revi­site les mêmes vieux tropes de la colo­ni­sa­tion. Les Blancs réus­sissent tou­jours à deve­nir les chefs des indi­gènes — juste de manière plus douce que dans un vieux Flash Gor­don ou que dans les romans mar­tiens d’Edgar Rice Burroughs.

Quand est-ce que les Blancs ces­se­ront de faire ce genre de films et com­men­ce­ront à pen­ser les pro­blèmes de race de manière innovante ?

Tout d’abord, il fau­dra arrê­ter de pen­ser que les Blancs sont les per­son­nages avec qui il est plus facile de s’identifier dans les récits.
Comme le disait un blo­gueur 5 :

À la fin du film, on se demande si le per­son­nage de Jake Sul­ly était néces­saire. Le film aurait pu tout aus­si bien en met­tant l’accent sur un vrai Na’vi se met­tant en contact avec ces tarés d’humains qui n’ont aucun res­pect pour l’environnement. Je vois d’ici l’explication : « Eh bien, nous avions besoin de quelqu’un (un ava­tar) avec qui le public puisse s’identifier. Un mec nor­mal mar­che­ra mieux qu’un de ces grands gaillards bleus ». Mais c’est pré­ci­sé­ment le genre d’idée qui fait que tous les rôles prin­ci­paux sont des hommes blancs (des écrans vides sur les­quels le public se pro­jette) à moins que vous vous appe­liez Will Smith.

Mais plus que cela, les Blancs doivent revoir leurs rêves sur la race.

Les Blancs doivent ces­ser de refaire l’histoire de la culpa­bi­li­té blanche, qui est une manière sour­noise de trans­for­mer chaque his­toire sur des gens de cou­leur en une his­toire sur le fait d’être blanc.

En tant que per­sonne de race blanche, je n’ai pas besoin d’en entendre plus sur ma propre expé­rience raciale. J’aimerais voir des films sur des gens de cou­leur (euh, des extra­ter­restres), de leur pers­pec­tive, sans qu’on y insère un per­son­nage blanc (euh, humain) pour tout m’expliquer. La science-fic­tion est pas­sion­nante car elle pro­met de mon­trer le monde et l’univers depuis des per­sec­tives radi­ca­le­ment dif­fé­rentes de celles aux­quelles nous avons été habi­tués. Mais jusqu’à ce que les Blancs cessent de faire des films comme Ava­tar, j’ai bien peur d’être condam­née à voir la même his­toire encore et toujours.

  1. NDT : Pour ceux qui ont pas com­pris la lourde réfé­rence voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Pandore
  2. NDT : On appelle sou­vent unob­tai­nium dans les récits de science-fic­tion des matières aux pro­prié­tés ter­restres impos­sibles. En fran­çais on dirait quelque chose comme inob­te­na­blium ou impos­si­blium même si le terme est uti­li­sé en géné­ral tel quel. 
  3. NDT : En anglais, extra-ter­restre se dit Alien qui veut aus­si dire étran­ger, comme dans l’expression “ille­gal alien,” c’est à dire étran­ger en situa­tion irré­gu­lière. Le texte joue beau­coup avec cette double signi­fi­ca­tion, comme sou­vent dans l’analyse anglo-saxonne des cultures de science-fic­tion et notam­ment de l’afro-futurisme. En effet, pour les non-ama­teurs de SF, il est impor­tant de noter que ce double sens tra­verse l’ensemble de cette lit­té­ra­ture dans laquelle le “rap­port à ce qui est étran­ger” est tou­jours pré­sent car c’est le paral­lé­lisme avec les socié­tés humaines et le ter­reau de cette littérature. 
  4. Race, the final fron­tier
  5. Lire Ava­tar : “Total­ly racist, dude.” sur le blog The moving image.