Le 10 novembre 2017, à Avenza, un hameau de Carrare, a eu lieu une sobre cérémonie pour dédier un jardin public à la mémoire d’Elena Guadagnucci, née dans ce village : elle fut l’une d’au moins 393 victimes du massacre de Sant’Anna di Stazzema, commis par les nazifascistes le 12 août 1944.
Ce n’est pas banal, surtout si on considère qu’Elena était une personne « commune », en fait, une femme très courageuse, qui avait choisi de donner naissance au petit Alberto et de l’élever : c’était un enfant « illégitime » — comme on disait à l’époque — puisque né d’une relation « clandestine » et jamais reconnu par son père.
Si la mémoire d’Elena a pu ressurgir, le mérite en revient aussi au petit-fils qu’elle n’a jamais connu : Lorenzo Guadagnucci, qui depuis plusieurs années a consacré une grande partie de son engagement à la reconstruction de la mémoire de ce crime horrible. Il l’a fait aussi avec un livre, Era un giorno qualsiasi [C’était un jour ordinaire] (Terre di Mezzo, 2016), un travail rigoureux et intense, tout sauf conventionnel, et pas seulement parce que son auteur n’est pas un historien professionnel.
ISBN : 9788861893917
Journaliste, blogueur, essayiste, il est l’un des fondateurs et des militants du “Comité pour la vérité et la justice pour Gênes” et de “Journalistes contre le racisme”. C’est en tant que journaliste qu’en 2001, lors du sommet du G8 à Gênes, il se trouvait dans l’école Diaz au moment de la violente descente de police, dont il a subi de lourdes conséquences. Sur cette affaire, il a publié Noi della Diaz [Nous de la Diaz] (Terre di mezzo, 2008) et, avec Vittorio Agnoletto, L’eclisse della democrazia. Le verità nascoste sul G8 2001 a Genova [L’éclipse de la démocratie. La vérité cachée sur le G8 à Gênes en 2001] (Feltrinelli, 2011). Il est aussi antispéciste et végan : sur le thème du respect et des droits des non-humains, il a écrit Restiamo animali [Restons des animaux] (Terre di Mezzo, 2012).
Era un giorno qualsiasi n’est pas une reconstruction historiographique habituelle, ne serait-ce que parce que l’auteur a choisi comme narrateur à la première personne son père, qui, au moment du massacre, avait à peine dix ans, et qui n’a du qu’au hasard, par un acte de désobéissance à sa mère , de réussir à échapper au massacre. Ce n’est pas le seul élément de fatalité tragique dans cet événement : c’est en tant que personnes évacuées qu’ Elena et son bambin arrivèrent dans ce petit village de la Versilia, dans la commune de Stazzema, dans la province de Lucques. Ils vivaient, en fait, à Fiumetto, un hameau de la commune de Pietrasanta, sur la côte toscane.
Rappelons qu’à l’époque, la Versilia constituait le front ouest de la Ligne gothique et était occupée par une division entière de la Waffen-SS, le bras militaire de la SS, qui réagissait aux actions des brigades partisanes par des représailles atroces contre les populations civiles.
Entre fin juin et début juillet 1944 est arrivé l’ordre à tous les civils dans cette partie de la côte toscane, de quitter leurs maisons pour se déplacer vers les collines. Ainsi, après une première tentative infructueuse, Elena et Alberto ont réussi à trouver un hébergement dans ce village à flanc de colline, calme et isolé, où d’autres civils avaient trouvé refuge.
On ne compte plus les œuvres historiographiques dédiées à ce massacre. Cependant, l’originalité du livre de Guadagnucci réside dans la structure narrative, qui lui permet de combiner témoignages et histoire, passé et présent, objectivité et subjectivité.
Il s’identifie à son père, ou, plus exactement, il se dédouble : même s’il utilise des souvenirs écrits par son père sur le massacre, sur son enfance et sa jeunesse, il parle en fait de lui-même, par exemple, sur la « boucherie mexicaine » commise à Gênes. Et à cet égard, il fait dire à son père que l’intérêt de son fils pour le massacre de Sant’Anna di Stazzema « est assez récent. En 2001, il a connu une expérience choquante, à certains égards similaire à la mienne et celle de ma mère. Il se trouvait à l’intérieur de l’école Diaz lors du sommet du G8 à Gênes (…). C’ est un fait qui a changé sa vie … (…) « (p. 40).
Et il est tout à fait lui-même, même s’il parle au nom de son père, quand il remarque que les Allemands ont non seulement exterminé une multitude de femmes, de personnes âgées et d’enfants, mais ils ont « tué et brûlé même tous les animaux qu’ils ont trouvé : moutons, vaches, poulets, lapins , chèvres « (p. 81).
À cet égard, sous forme de dialogue avec le père-narrateur, Lorenzo demande : « Et si le sort des animaux était la clé de tout ? » (P. 81). Il ajoute : « Dans la guerre les ennemis sont comme des animaux en temps de paix (…), qu’on peut anéantir sans remords » (p. 83). « Face à eux – conclut-il — tous sont des nazis ; pour les animaux Treblinka dure éternellement » (p. 84).
Il est notoire que le massacre de Sant’Anna di Stazzema fut l’un des plus terribles commis par les nazis pendant leur retraite, dans ce cas avec le soutien décisif des fascistes italiens. En moins d’une demi-journée, les SS ont massacré, comme on l’a dit, au moins 393 personnes, dont 116 mineurs, la plupart des enfants, dont une nouvelle-née d’à peine vingt jours.
Lorsque, à l’aube, les SS arrivèrent à Sant’Anna, guidés par les fascistes de la 36ème Brigade Mussolini, déguisés en uniformes allemands, les hommes du village s’étaient réfugiés dans les bois pour éviter d’être déportés, alors que les femmes , les enfants et les personnes âgées, la plupart des déplacés eux-mêmes, étaient restés dans leurs maisons, pensant qu’il ne pouvait rien leur arriver.
Mais les nazis raflèrent les civils, les emprisonnèrent dans les étables ou dans les cuisines des maisons, puis ils les ont tués avec des grenades à main, au pistolet ou à la mitraillette. Tous les agonisants reçurent le coup de grâce, les cadavres furent aspergés d’essence et brûlés. L’objectif était de détruire le village et d’exterminer sa population pour briser tout contact entre les civils et les partisans de zone.
Pourtant, « il n’y a jamais eu de Nuremberg italien », souligne amèrement l’auteur. Et c’est tragiquement vrai. En fait, pour ce crime horrible, il y a eu, bien sûr, des procès, bien que très tardifs, mais pas de véritable peine.
Soixante ans après le massacre, en 2004, le tribunal militaire de La Spezia a ouvert le procès pour le massacre, soit que dix ans après la découverte, à Rome, au siège du bureau du procureur général militaire, du fameux « placard de la honte » contenant 695 dossiers sur les crimes de guerre commis par les nazis et les « repubblichini » [les « petits républicains » de la République de Salo, NdT], dont le massacre dont nous parlons.
Le geste désespéré de la jeune mère Genny Marsili qui, blessée à mort, trouve la force de lancer son sabot contre les bourreaux.
Le 22 juin 2005, dix des officiers et des sous-officiers des SS responsables du massacre ont été condamnés à la réclusion à perpétuité, par contumace. La sentence a été confirmée par la Cour d’appel militaire de Rome 21 novembre 2006 et définitivement ratifiée en cassation le 8 novembre 2007. Mais les sentences n’ont jamais été exécutées.
Dans ce cas aussi, on retrouve ce que Hannah Arendt a appelé la banalité du mal : comme’Eichmann, Ludwig Göring, qui avoua avoir assassiné vingt-cinq femmes sans défense, déclara à son procès à Stuttgart en 2012 : « Je n’avais pas le choix : un ordre est un ordre ». Néanmoins, le 1er octobre 2012, son dossier fut également classé sans suite par le procureur général de cette ville.
Les familles des victimes firent un recours, si bien que la Cour fédérale de Karlsruhe annula la décision du parquet de Stuttgart début août 2014. Mais plus tard, en mai 2015, le procureur de Hambourg a clos la procédure contre l’un des pires criminels nazis, Gerhard Sommer, alors âgé de 93 ans, avec la motivation qu’il était incapable d’affronter un procès. Au moment où nous écrivons, Sommer est toujours en vie.
Gerhard Sommer
Au procès de 2004, ce sont les tantes d’Alberto, Alice et Ilde, qui se constituèrent partie civile et pas lui, qui admet à plusieurs reprises, par l’intermédiaire de Lorenzo, ne jamais avoir raconté ouvertement son histoire et n’avoir “rien fait à propos de la mémoire de Sant’Anna”.
Par une autre ironie du destin, Alberto a été adopté par un fasciste pas du tout repenti — il avait été un ami personnel de Mussolini – dont il a pris le nom, Pancioli (Guadagnucci était celui de sa mère). Et pas seulement ça : pendant un certain temps il a pu fréquenter l’université avec l’aide d’un autre grand ami du Duce : Giovacchino Forzano, dramaturge, écrivain, librettiste (pour Puccini et Leoncavallo), et réalisateur d’un film de propagande, Camicia nera [Chemise noire], tourné pour le dixième anniversaire de la Marche sur Rome.
À ce propos, Alberto admet, sous la plume de son fils, que, à cette époque, l’appartenance de Forzano au fascisme était pour lui « un détail insignifiant » (p. 140).
On pourrait donc dire que c’est grâce au fils que le père accomplit ou du moins achève le processus d’élaboration d’une mémoire déchirante et donc longtemps étouffée pour pouvoir survivre. C’est une histoire qui évoque le roman d’Elie Wiesel, L’Oublié. Ici, le père du protagoniste, un professeur d’université, juif d’origine roumaine, seul survivant d’une famille exterminée par les nazis avec tout le village, craignant de perdre sa mémoire, charge son fils de la reconquérir en retournant dans leur pays d’origine.
Annamaria Rivera
Source : Tlaxcala