Chili. Le gouvernement Bachelet, le néolibéralisme et les alternatives critiques.

Par Franck Gaudichaud

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Inpre­cor

Il semble bien que la majo­ri­té des classes popu­laires ne se sente pas tout à fait repré­sen­tée par la « Nou­velle majo­ri­té » et, plus fon­da­men­ta­le­ment, par la classe poli­tique et un sys­tème ins­ti­tu­tion­nel façon­né en dictature.

 

 

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Javie­ra Blan­co, ministre du Tra­vail, liée à l’establishment, et Michelle Bache­let, lors de la pré­sen­ta­tion du nou­veau gouvernement

 

Depuis des mois, l’affaire sem­blait enten­due : Michelle Bache­let serait la pro­chaine pré­si­dente de la Répu­blique, ini­tiant ain­si un second man­dat après quatre années du gou­ver­ne­ment de Sebas­tián Piñe­ra, entre­pre­neur mul­ti­mil­lion­naire, regrou­pant der­rière lui droite libé­rale et ex-par­ti­sans du dic­ta­teur Pino­chet au sein de l’Alliance pour le Chi­li. Face à Eve­lyn Mat­thei (droite – 37,8% des voix), la socia­liste Michelle Bache­let a obte­nu, en décembre der­nier, plus de 62,2% des voix[[Lire : « Un Dimanche de vote à San­tia­go », http://blog.mondediplo.net/2013 – 12-18-Un-dimanche-de-vote-a-San­tia­go-du-Chi­li.]] et elle est ain­si depuis mars 2014 la nou­velle pré­si­dente du pays. Cette nette vic­toire élec­to­rale a vali­dé les résul­tats des pri­maires et du pre­mier tour, pour celle qui était annon­cée par tous les son­dages comme la diri­geante la plus popu­laire de ce nou­veau cycle poli­tique ins­ti­tu­tion­nel. De plus, les élec­tions par­le­men­taires lui ont offert une confor­table majo­ri­té au sein des deux chambres du congrès, bien que limi­tée en par­tie par le sys­tème des majo­ri­tés qua­li­fiées, héri­té de la Dic­ta­ture et de la Consti­tu­tion auto­ri­taire de 1980, tou­jours en place, à plus de 20 ans de la sor­tie du régime militaire…

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La can­di­date Eve­lyn Matthei

 

Social-libé­ra­lisme, abs­ten­tion mas­sive et inté­gra­tion du PC

Alors que la droite était au pou­voir depuis 2010, la cam­pagne de Mat­thei a été un large fias­co. Après plu­sieurs erreurs de « cas­tings » dans la sélec­tion des can­di­dats, c’est fina­le­ment cette ex-ministre de Piñe­ra, fille d’un géné­ral de la dic­ta­ture, qui a déployé jusqu’à la lie un dis­cours catho­lique ultra­con­ser­va­teur. En face, Bache­let, dotée d’un bud­get de cam­pagne déme­su­ré et du large sou­tien d’une frac­tion active des classes domi­nantes, est reve­nue des Etats-Unis (où elle diri­geait « ONU Femmes »), avec une popu­la­ri­té incon­tes­tée. Gom­mant au pas­sage le fait qu’elle est le plus pur pro­duit de l’ex-Concertation, coa­li­tion de sociaux-libé­raux et démo­crates-chré­tiens qui a domi­né la vie poli­tique pen­dant 20 ans (1990 – 2010) et appro­fon­dit le modèle néo­li­bé­ral for­gé en dic­ta­ture (1973 – 1989). Les com­mu­nistes ont pour­tant choi­si d’intégrer la coa­li­tion, rebap­ti­sée « Nou­velle Majo­ri­té » pour l’occasion, esti­mant que la conjonc­ture per­met­trait des avan­cées pro­gres­sistes réelles : ils ont ain­si appe­lé à voter, dès le pre­mier tour, pour M. Bache­let. Ils ont ain­si pu béné­fi­cier de cir­cons­crip­tions leur per­met­tant de dou­bler le nombre de leurs dépu­tés (avec 6 sièges de dépu­tés désor­mais). Par­mi ceux-ci, l’ex-dirigeante des jeu­nesses com­mu­nistes, Karol Cario­la ou encore la lea­der étu­diante, inter­na­tio­na­le­ment connue, Cami­la Vallejo.

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M. Bache­let avec les dépu­tées du PC (Cami­la Val­le­jo à gauche)

 

Cepen­dant cette inté­gra­tion se fait au prix fort : le par­ti redore le bla­son du per­son­nel poli­tique de l’ex-Concertation, jusque-là dénon­cée par le PC comme un ins­tru­ment du capi­ta­lisme et de coa­li­tion de classe. Et si la direc­tion com­mu­niste, à com­men­cer par le dépu­té et pré­sident du par­ti Guiller­mo Teillier, dresse dans les médias un por­trait dithy­ram­bique de Bache­let et du nou­veau gou­ver­ne­ment, nom­breux sont les militant·e·s com­mu­nistes et cadres locaux sin­cères, qui mani­festent – pour l’instant dans le pri­vé – leurs doutes et mécon­ten­te­ment sur une orien­ta­tion jugée élec­to­ra­liste. Le PC devient de la sorte un faire-valoir de gauche du nou­veau gou­ver­ne­ment, par­ti­cu­liè­re­ment au sein des syn­di­cats (la Cen­trale Uni­taire des Tra­vailleurs, CUT, est diri­gée par Bár­ba­ra Figue­roa, membre du comi­té cen­tral du PC) et par­mi cer­tains espaces du mou­ve­ment étudiant.

Néan­moins, si l’on ana­lyse les der­nières élec­tions, il semble bien que la majo­ri­té des classes popu­laires ne se sente pas tout à fait repré­sen­tée par la « Nou­velle majo­ri­té » et, plus fon­da­men­ta­le­ment, par la classe poli­tique et un sys­tème ins­ti­tu­tion­nel façon­né en dic­ta­ture. Sur les quelque 13 mil­lions d’électeurs, et alors qu’une récente modi­fi­ca­tion élec­to­rale a abo­li le vote obli­ga­toire, moins de 50% se sont dépla­cés aux urnes : un record his­to­rique. Si cer­tains sec­teurs mili­tants et intel­lec­tuels ont appe­lé consciem­ment à la « grève élec­to­rale », c’est sur­tout l’apathie et le désen­chan­te­ment qui dominent encore, dans une socié­té mar­quée par l’atomisation néo­li­bé­rale et l’hyper-endettement généralisé.

Roxana.jpgRoxa­na Miran­da can­di­date du Par­ti­do Igualidad

C’est éga­le­ment ce que confirme le résul­tat –mar­gi­nal – des can­di­da­tures à gauche. Sur les neuf can­di­dats, deux ont ten­té de mettre en avant un dis­cours anti-néo­li­bé­ral, reven­di­quant un pro­gramme de rup­ture avec le consen­sus éta­bli. Mar­cel Claude, éco­no­miste pré­sen­té par le Par­ti Huma­niste, proche des orga­ni­sa­tions étu­diantes et sou­te­nu par un mou­ve­ment appe­lé « Todos a la Mone­da », a su regrou­per – fait notable – plu­sieurs petits col­lec­tifs issus de l’extrême-gauche (tou­jours très frag­men­tée, voire grou­pus­cu­laire). Il n’a fina­le­ment obte­nu que 180.000 voix (2,8%), mal­gré une pre­mière per­cée média­tique réussie[[On retrou­vait dans le mou­ve­ment « Todos a la Mone­da », des col­lec­tifs mili­tants issus de la culture « rouge et noire » de l’ancien MIR, du trots­kysme, d’un sec­teur du réseau liber­taire (Red liber­ta­ria), du Front patrio­tique Manuel Rodri­guez comme de dis­si­dents du PC.]]. Quant à Roxa­na Miran­da, du Par­ti Ega­li­té, elle a incar­né l’irruption d’une femme com­ba­tive et déci­dée, issu des classes popu­laires et des quar­tiers pauvres. Mais son dis­cours de rage et digni­té, ancré dans le mou­ve­ment des pobla­dores (les « pauvres de la ville »), n’a pas per­cé (1,2%).

Aucun de ces deux mou­ve­ments ne reven­di­quait ouver­te­ment le socia­lisme, mais s’appuyait mal­gré tout sur des reven­di­ca­tions tran­si­toires dont l’application aurait signi­fié rup­ture avec le néo­li­bé­ra­lisme, un affron­te­ment avec les sec­teurs domi­nants et aurait néces­si­té des mobi­li­sa­tions sociales de grande enver­gure. Pour cer­tains col­lec­tifs et mili­tants issus de la gauche radi­cale (mino­ri­taires), la seule issue res­tait pour­tant le boy­cott élec­to­ral et l’appel à la mobi­li­sa­tion, alors que la conjonc­ture élec­to­rale ne per­met­tait pas une pré­sence anti­ca­pi­ta­liste de masse. Dans leur pers­pec­tive, la « réor­ga­ni­sa­tion d’un bloc révo­lu­tion­naire » ne peut pas­ser à court terme par un « rituel élec­to­ral » encore insé­ré dans le moule ins­ti­tu­tion­nel issu de la dic­ta­ture : la prio­ri­té res­te­rait donc la réor­ga­ni­sa­tion des classes popu­laires et la poli­ti­sa­tion de la ques­tion sociale[[Voir par exemple le texte cri­tique sur la can­di­da­ture de Mar­cel Claude de José Anto­nio Gutiér­rez D. y Rafael Aga­ci­no : « Los liber­ta­rios en Chile y la par­ti­ci­pa­ción elec­to­ral », http://rebelion.org/noticia.php?id=179111 ou encore, pour une optique très dif­fé­rente, les ana­lyses du PTR (Par­ti­do de los tra­ba­ja­dores revo­lu­cio­na­rios – par­ti affi­lié à la « frac­tion trots­kyste » FT-CI): www.ptr.cl]].

Vers un trans­for­misme pro­gres­siste néolibéral ?

A un mois de la mise en place du gou­ver­ne­ment, l’administration Bache­let semble confir­mer qu’elle va conti­nuer à tenir compte, en par­tie, de l’irruption des thé­ma­tiques impo­sées par le mou­ve­ment social au cours des deux der­nières années, et en par­ti­cu­lier par les luttes étu­diantes. Une intel­li­gence de la situa­tion qui lui a bien réus­si sur le plan élec­to­ral. Ain­si est appa­ru dans son pro­gramme : la pro­messe du retour « gra­duel » à la gra­tui­té dans les uni­ver­si­tés (publiques comme mais aus­si pri­vées, les plus nom­breuses) sub­ven­tion­nées par l’Etat ; une réforme fis­cale d’environ 3% du PIB ; la réforme de la consti­tu­tion de 1980, mais sans s’engager clai­re­ment en faveur d’une assem­blée consti­tuante) ; la créa­tion d’une caisse de retraite éta­tique ou encore le droit à une union civile pour les couples homo­sexuels. Une manière aus­si d’anticiper de futures mobi­li­sa­tions : à tel point que des figures du patro­nat local et du capi­tal finan­cier ont applaudi[[Dans une inter­ven­tion a la Télé­vi­sion (TVN), début avril 2014, Rober­to Fan­tuz­zi, grand patron média­tique, répé­tait avec le sou­rire que Michele Bache­let et ses réformes fis­cales ou édu­ca­tives, étaient la meilleure garan­tie pour avoir « la paix sociale » au Chi­li, et conti­nuer à faire du pro­fit…]]. A 40 ans du coup d’Etat, « tout chan­ger, pour ne rien chan­ger » ? Pas exac­te­ment : il faut en tout cas évi­ter une lec­ture binaire de la situa­tion, du type : « Bache­let, c’est la conti­nui­té des gou­ver­ne­ments anté­rieurs » contre « Bache­let incarne la gauche et de grands chan­ge­ments struc­tu­rels ». En fait, un nou­veau cycle poli­tique s’est ouvert, fruit de la réac­ti­va­tion des mou­ve­ments sociaux et des mobi­li­sa­tions de celles et ceux « d’en bas », mais aus­si de frac­tions inter­mé­diaires de la socié­té et de la jeu­nesse. Conscients de ces modi­fi­ca­tions des rap­ports de forces, les arti­sans du « bache­le­tisme » (à com­men­cer par le ministre Alber­to Are­nas) ont pour pro­jet un néo­li­bé­ra­lisme réfor­mé et « cor­ri­gé », une recon­fi­gu­ra­tion social-libé­rale par le haut, que l’on pour­rait nom­mer, en termes gram­sciens, un pro­ces­sus de « trans­for­misme pro­gres­siste néo­li­bé­ral » (en allu­sion aux tra­vaux du socio­logue chi­lien Tomás Moulian).

Comme nous le notions récem­ment dans la revue Pun­to Final : « Le pro­gramme de Bache­let omet, ou plu­tôt rejette, les trans­for­ma­tions pro­fondes, le chan­ge­ment de modèle et se concentre sur des « moder­ni­sa­tions » de la fis­ca­li­té, l’éducation et les ins­ti­tu­tions. La pro­messe du pas­sage gra­duel et en six ans (donc au-delà du man­dat) à l’éducation gra­tuite – via des finan­ce­ments de l’Etat pour le sec­teur public, mais aus­si pour le pri­vé – est la plus ambi­tieuse, dans un pays où la mar­chan­di­sa­tion de l’éducation est l’une des plus avan­cée du monde. Il y a paral­lè­le­ment des omis­sions notables et cal­cu­lées, comme le trai­te­ment des inves­tis­se­ments étran­gers qui reçoit expli­ci­te­ment des garan­ties dans le texte du pro­gramme ; et le silence à pro­pos des conces­sions de mines de cuivre aux entre­prises trans­na­tio­nales, ques­tion pri­mor­diale puisque ce pays concentre le plus grand gise­ment de la pla­nète. Aucune allu­sion non plus aux dépenses mili­taires, ni à la néces­saire redé­fi­ni­tion du rôle des forces armées. Aucune posi­tion claire à pro­pos de l’organisation d’une assem­blée consti­tuante pour mettre fin – plus de vingt-trois ans après son édi­fi­ca­tion – à la Consti­tu­tion illé­gi­time de 1980, rien non plus de fon­da­men­tal sur une réforme pro­fonde de la légis­la­tion du tra­vail (la consti­tu­tion, comme le code du tra­vail, a été rédi­gée pen­dant la dic­ta­ture). Par contre, le pro­gramme sou­tient expli­ci­te­ment l’Alliance du Paci­fique avec le Pérou, la Colom­bie, le Mexique et le sou­tien des Etats-Unis (tout en pré­ci­sant que cette alliance n’exclut pas for­cé­ment d’autres accords régio­naux). Il s’agit là pour­tant de l’un des axes géos­tra­té­giques de la poli­tique états-unienne vis-à-vis du conti­nent, qui vise aus­si à trou­ver une har­mo­ni­sa­tion pos­sible avec le Par­te­na­riat trans­pa­ci­fique, en vue d’isoler la Chine et la Rus­sie »[« Regards cri­tiques sur le Chi­li actuel et la conjonc­ture lati­no-amé­ri­caine », http://www.medelu.org/Regards-critiques-sur-le-Chili]]. Comme le décla­rait Evo Morales – le pré­sident boli­vien – au len­de­main de l’élection pré­si­den­tielle chi­lienne : si Bache­let était réel­le­ment « socia­liste », nom por­té par son par­ti, il lui fau­drait reti­rer immé­dia­te­ment le Chi­li de l’[Alliance du Paci­fique, afin d’adhérer à l’Alba et au sys­tème d’intégration bolivarien.

Quoi qu’il en soit, rien ne garan­tit pour l’instant que la « Nou­velle majo­ri­té » soit capable de « domes­ti­quer » et cana­li­ser la rue. Des gestes ont été faits en ce sens par la Nou­velle Majo­ri­té, dès son arri­vée au pou­voir : abro­ga­tion de la « loi Mosan­to » sur les graines trans­gé­niques, dis­cours sym­bo­lique du pré­fet en pays Mapuche deman­dant par­don, au nom de l’Etat, pour la spo­lia­tion des terres indi­gènes ou mesures de pré­cau­tions sur cer­tains méga­pro­jets hydro­élec­triques très contes­tés. Le ministre de l’Education, Nicolás Eyza­guirre, char­gé de la réforme phare du gou­ver­ne­ment, et ancien direc­teur pour l’hémisphère occi­den­tal du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal (sic), a aus­si cher­ché à don­ner des gages de bonne volon­té et consul­té à plu­sieurs reprises les orga­ni­sa­tions étu­diantes. Néan­moins, ces der­nières ont sou­li­gné les insuf­fi­sances et ambi­guï­tés du pro­jet de l’exécutif et appellent à la pre­mière grande mobi­li­sa­tion de ce man­dat, pour fin avril (elle fera suite à la marche « de toutes les marches » du 22 mars). Même chose pour l’assemblée consti­tuante : de nom­breux col­lec­tifs citoyens ont repris leur tra­vail de mobi­li­sa­tion et si plu­sieurs dépu­tés de la Nou­velle Majo­ri­té, ain­si que le Par­ti com­mu­niste, ont redit qu’ils y étaient favo­rables, la réforme ins­ti­tu­tion­nelle « à portes fer­mées » et au par­le­ment, est tou­jours défen­due par la Démo­cra­tie-Chré­tienne et les « poids lourds » de l’ex-Concertation. Quant à la réforme fis­cale, tant atten­due : elle est bien en cours de dis­cus­sion au par­le­ment, mais elle sera revue à la baisse et mise en place gra­duel­le­ment pour atteindre un niveau de fis­ca­li­té glo­bale d’un maxi­mum de 22% du PIB d’ici 2018 (!), soit un niveau qui reste extrê­me­ment bas en com­pa­rai­son avec des pays de même niveau de déve­lop­pe­ment. De plus, si l’imposition sur les grandes entre­prises passe de 20 à 25%, elle est accom­pa­gnée d’une sur­pre­nante baisse de 5 points du niveau de contri­bu­tion pour les plus riches (le taux maxi­mum d’imposition indi­vi­duelle pas­sant de 40 à 35% pour les hauts reve­nus). Manière de cal­mer les aigreurs du grand patro­nat… Toute idée de royal­ties, même minimes, sur les mul­ti­na­tio­nales minières a été balayée par le ministre de l’économie.

Pour­tant, il y a urgence. Der­rière les lam­bris et la façade étin­ce­lante du « jaguar » chi­lien, on trouve des inéga­li­tés sociales abys­sales et 50% des salarié·e·s du pays qui gagnent moins de 300 euros par mois[[Voir, par exemple, les études de la Fon­da­tion Sol : http://www.fundacionsol.cl]]. Les années pré­cé­dentes ont été celles de grandes mobi­li­sa­tions col­lec­tives, mais sou­vent iso­lées : luttes mas­sives des étu­diants, luttes éco­lo­gistes et régio­na­listes, grèves des salarié·e·s de plu­sieurs sec­teurs. Les récentes grèves et la com­ba­ti­vi­té des tra­vailleurs por­tuaires en sont un exemple clair (en par­ti­cu­lier dans le Nord du pays). Mais le mou­ve­ment syn­di­cal est encore très faible, peu repré­sen­ta­tif et sou­vent bureau­cra­ti­sé, alors que domine encore lar­ge­ment dans la socié­té l’hégémonie cultu­relle et sub­jec­tive d’un modèle néo­li­bé­ral impo­sé à feu et à sang, et désor­mais « natu­ra­li­sé » dans une large mesure. Dans ces condi­tions, et alors que deux ter­ribles catas­trophes (trem­ble­ment de terre dans le Nord et vaste incen­die dans le port de Val­pa­rai­so) viennent à nou­veau de dévoi­ler le vrai visage des immenses inéga­li­tés du « modèle » chi­lien, un troi­sième tour social peut-il mettre les alter­na­tives à l’ordre du jour ? Rien de sûr. Comme le décla­rait il y a peu l’historien Ser­gio Grez : « Il existe effec­ti­ve­ment un dan­ger que le gou­ver­ne­ment, et les par­tis qui le sou­tiennent, réus­sissent à dévier une par­tie de l’énergie sociale au moyen de réformes consti­tu­tion­nelles qui ne signi­fient pas un chan­ge­ment pro­fond. Néan­moins, avec le temps, les réformes révé­le­ront leur carac­tère véri­table, car elles ne résou­dront pas les pro­blèmes fon­da­men­taux. Si la future Consti­tu­tion, retou­chée dans quelques élé­ments secon­daires, n’établit pas que les res­sources stra­té­giques doivent être aux mains de l’ensemble de la socié­té, si elle ne déclare pas que l’Etat du Chi­li est plu­ri­na­tio­nal, plu­rieth­nique et plu­ri­cul­tu­rel, si elle ne garan­tit pas que l’éducation, la san­té publique et la pro­tec­tion sociale sont des droits sociaux qui doivent être garan­tis par l’Etat, et si les consé­quences pra­tiques de cela ne sont pas tirées, les causes fon­da­men­tales des pro­blèmes ne seront pas éli­mi­nées. Si la Consti­tu­tion ne sort pas l’Etat du rôle pure­ment sub­si­diaire qu’il a depuis qua­rante ans, alors cela signi­fie­rait que ce n’est qu’un maquillage juri­dique et poli­tique du modèle néo­li­bé­ral et que, par consé­quent, les pro­blèmes sociaux seront tou­jours là, avec les consé­quences que cela entraîne en termes de mécon­ten­te­ment, d’opposition au régime, de mobi­li­sa­tions sociales, d’explosions de colère et de malaise social»[[« Chi­li. Le nou­veau contexte poli­tique, les mou­ve­ments sociaux et la reven­di­ca­tion de l’Assemblée consti­tuante », http://alencontre.org/ameriques/amelat/chili/chili-le-nouveau-contexte-politique-les-mouvements-sociaux-et-la-revendication-de-lassemblee-constituante.html]]

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Entre­tiens « en bas », à gauche

Dans les lignes sui­vantes, nous avons don­né la parole à quelques-uns de celles et ceux qui cherchent à réor­ga­ni­ser la gauche anti­ca­pi­ta­liste chi­lienne, depuis dif­fé­rents espaces et col­lec­tifs mili­tants, ceci afin de faire un pre­mier diag­nos­tic plu­riel sur la conjonc­ture actuelle. Ces dif­fé­rentes voix ne pré­tendent aucu­ne­ment repré­sen­ter l’ensemble de sec­teurs de la gauche cri­tique au Chi­li, mais seule­ment de com­men­cer à faire dia­lo­guer plu­sieurs options poli­tiques et ana­lyses. Ces entre­tiens ont été réa­li­sés en jan­vier 2014. (FG)

1. Néo­li­bé­ra­lisme et luttes de classe aujourd’hui

Entre­tien avec Rafael Aga­ci­no[[Éco­no­miste mar­xiste chi­lien et cher­cheur au sein de la pla­te­forme Nexos : http://www.plataforma-nexos.cl/.]]

Franck Gau­di­chaud : Com­ment qua­li­fie­rais-tu le pro­gramme éco­no­mique de Bache­let, ses prin­ci­paux axes et les rela­tions de la can­di­date avec le patronat ?

Rafael Aga­ci­no : Pour ce qui est du conte­nu, le centre de gra­vi­té se trouve dans ce qui a été appe­lé « réformes de fond » : la réforme de l’éducation, la réforme des impôts et la nou­velle Consti­tu­tion. En ce qui concerne la pre­mière – et seule­ment à cause des mobi­li­sa­tions étu­diantes – le nou­veau bloc au pou­voir s’est vu obli­gé de céder et d’élargir le cadre social des consen­sus. Pour les deux autres, les désac­cords conti­nuent et il est pro­bable qu’il en résulte quelque chose comme une « poli­tique du spectacle ».

Si les gou­ver­ne­ments de la Concer­ta­tion ont pra­ti­qué une poli­tique oppor­tu­niste – rap­pe­lons la réforme consti­tu­tion­nelle de 2005 qui fut à l’origine de la « Consti­tu­tion Lagos-Pino­chet » [Ricar­do Lagos, pré­sident de mars 2000 à mars 2006] ou la nou­velle loi géné­rale de l’éducation de 2009 qui a rem­pla­cé la Loi orga­nique consti­tu­tion­nelle de l’enseignement de la dic­ta­ture – cette fois, les manœuvres se feront sur des bases moins solides. Cela pour deux rai­sons : pre­miè­re­ment parce que, au bout de 40 ans, le modèle impo­sé par la contre-révo­lu­tion néo­li­bé­rale a fait affleu­rer les contra­dic­tions nou­velles et propres à un modèle d’accumulation « mature ». Deuxiè­me­ment, parce que le pro­jet néo­li­bé­ral n’a pas réus­si à géné­rer une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion poli­tique, com­plé­men­taire au mar­ché, capable de trai­ter les contra­dic­tions en cours, dont la dimen­sion dépasse les pos­si­bi­li­tés d’arbitrage entre les prin­ci­paux acteurs du marché.

La com­po­si­tion sociale des récentes luttes ain­si que le carac­tère des reven­di­ca­tions montrent qu’il s’agit de fis­sures dans le modèle exis­tant et non d’un modèle qui tra­verse une crise finan­cière ou éco­no­mique avec des taux éle­vés de chô­mage ou de pau­vre­té extrême. L’explosion sociale de ces der­nières années au Chi­li se dif­fé­ren­cie de l’explosion des masses en Argen­tine en 2001, elle ne res­semble pas non plus aux luttes mas­sives des tra­vailleurs d’une Grèce sou­mise aux ajus­te­ments struc­tu­rels de la crise actuelle. De la même façon, l’utopie néo­li­bé­rale extrême appli­quée au Chi­li sup­po­sait la dis­so­lu­tion de la poli­tique, du col­lec­tif ; de cette façon, elle a désar­mé et ren­du illé­gi­time le sys­tème des par­tis poli­tiques repré­sen­ta­tifs, capables d’anticiper et de trai­ter les malaises sociaux, avant qu’ils ne se trans­forment en reven­di­ca­tions col­lec­tives ; c’est le mar­ché qui était sup­po­sé jouer ce rôle. Le plus remar­quable de la situa­tion actuelle, c’est que pen­dant que les deux prin­ci­paux (et uniques) par­tis poli­tiques de droite tra­versent une crise poli­tique très grave, le patro­nat, « la droite éco­no­mique », conti­nue à fonc­tion­ner sans contre­temps, pac­ti­sant tan­tôt avec le gou­ver­ne­ment sor­tant, tan­tôt avec la coa­li­tion de Bachelet.

En même temps, bien qu’encore embryon­naires, des franges de plus en plus larges de tra­vailleurs et de sec­teurs popu­laires s’affrontent direc­te­ment au capi­tal, sans la média­tion des par­tis poli­tiques ou de l’État. Et le gou­ver­ne­ment – quand il inter­rompt sa fonc­tion de gen­darme répres­sif – joue plus un rôle idéo­lo­gique et n’est pas capable de réa­li­ser des accords selon les règles d’un sys­tème poli­tique conven­tion­nel. La poli­tique réelle, de fait, tant pour la bour­geoi­sie que pour les sec­teurs popu­laires et les tra­vailleurs orga­ni­sés – qui sont étran­gers au syn­di­ca­lisme clas­sique – semble s’éloigner des ins­ti­tu­tions et fait appel à la négo­cia­tion directe.

Ces deux carac­té­ris­tiques du modèle néo­li­bé­ral « trop mûr » créent un cadre d’incertitude, que l’intelligentsia du bloc au pou­voir n’arrive tou­jours pas à expli­quer, de façon à y répondre struc­tu­rel­le­ment. Il n’y a pas de pro­jet d’un Chi­li post-néo­li­bé­ral ou « néo-néo­li­bé­ral ». Il fau­dra donc ajou­ter le spec­tacle à la poli­tique du « tout chan­ger, pour ne rien chan­ger » : des effets de son et lumière et du pain et des jeux pour les masses, pen­dant qu’on ajuste le tir et qu’on défi­nit une stra­té­gie pour le nou­veau cycle qui s’ouvre. Le décor à cette occa­sion va être à la charge, en par­tie, de la direc­tion du PC, qui a réus­si à entrer dans la nou­velle coa­li­tion et au gouvernement.

FG : Quelle est la situa­tion des tra­vailleurs aujourd’hui au Chi­li, en par­ti­cu­lier celle de la CUT et du mou­ve­ment syndical ?

RA : Le syn­di­ca­lisme clas­sique, celui qui était né et s’était déve­lop­pé sous le modèle déve­lop­pe­men­tiste anté­rieur à la contre-révo­lu­tion néo­li­bé­rale, se heurte depuis des années à la réa­li­té d’une orga­ni­sa­tion indus­trielle et du mar­ché du tra­vail très différente.

La frag­men­ta­tion pro­duc­tive due à l’extension de la maqui­la[[NdT : ce terme désigne une usine qui béné­fi­cie d’une exo­né­ra­tion des droits de douane pour pou­voir pro­duire à un moindre coût des mar­chan­dises assem­blées, trans­for­mées, répa­rées ou éla­bo­rées à par­tir de com­po­sants impor­tés. La majeure par­tie de ces mar­chan­dises est ensuite expor­tée (sauf dans le cas des maqui­las orien­tées vers la pro­duc­tion natio­nale). Source : http://nopasaran.samizdat.net/spip.php?article1561]] et de la sous-trai­tance, d’une part, et, d’autre part, la flexi­bi­li­sa­tion du mar­ché du tra­vail (emploi, salaires, métiers), ont géné­ré une grande masse de force de tra­vail qui cir­cule, sans emploi fixe, entre des postes de tra­vail, des métiers, des entre­prises, des branches et même des ter­ri­toires comme jamais aupa­ra­vant. Cette forte mobi­li­té se tra­duit par une pré­ca­ri­té de l’emploi, par un emploi très dif­fé­rent de l’emploi autour duquel s’était déve­lop­pé durant le siècle der­nier, le syn­di­ca­lisme clas­sique sous la forme de syn­di­cats d’entreprise. Une des dif­fé­rences notoires est que le rap­port juri­dique au tra­vail a été sépa­ré du rap­port éco­no­mique d’exploitation, pro­vo­quant ain­si une qua­si-inuti­li­té des garan­ties que sup­pose le code du tra­vail. En effet, la sous-trai­tance implique que celui qui exploite la force de tra­vail n’est pas celui qui recrute, ni celui qui éta­blit le rap­port contrac­tuel, ce qui rend le droit du tra­vail pra­ti­que­ment inutile. Il en va de même pour la frag­men­ta­tion des entre­prises en dizaines d’unités juri­diques, qui agissent néan­moins de manière cen­tra­li­sée sous une même direc­tion éco­no­mique. Ain­si, le droit de se syn­di­quer et de négo­cier col­lec­ti­ve­ment ne sert plus à grand-chose aux tra­vailleurs sous-trai­tants ou contractuels.

Le syn­di­ca­lisme clas­sique, que ce soit dans la Cen­trale Uni­taire de Tra­vailleurs (CUT), ou d’autres cen­trales syn­di­cales, a encore aujourd’hui des dif­fi­cul­tés à mettre en adé­qua­tion ses formes orga­ni­sa­tion­nelles, avec les nou­velles condi­tions struc­tu­relles du capi­ta­lisme chi­lien. La CUT a de ce fait per­du de son influence dans le monde du tra­vail et, para­doxa­le­ment, elle se main­tient sur­tout grâce aux asso­cia­tions de branches du sec­teur public, avec une faible pré­sence dans les sec­teurs de pro­duc­tion et des sec­teurs pri­vés qui concentrent l’emploi. Dans le sec­teur pri­vé, les franges les plus actives des tra­vailleurs, en géné­ral hors de la CUT, se sont consti­tuées en inno­vant dans les formes orga­ni­sa­tion­nelles, dans leurs tac­tiques de lutte. Elles se carac­té­risent aus­si par une pré­sence impor­tante des jeunes.

dockers.jpg Il y a un cas exem­plaire, celui des dockers orga­ni­sés en fédé­ra­tion, qui en dépas­sant toutes les dif­fi­cul­tés objec­tives par des grèves illé­gales et des appels à la négo­cia­tion, ont réus­si à obli­ger le grand capi­tal uti­li­sa­teur des ser­vices por­tuaires, sans être lui-même l’employeur direct, à inter­ve­nir dans la négo­cia­tion des condi­tions sala­riales et de tra­vail [voir à ce sujet l’article publié sur le site alencontre.org en date du 11 avril 2014 : http://alencontre.org/ameriques/amelat/chili/limportance-de-la-greve-portuaire-au-chili.html] Le grand capi­tal sou­mis à l’action intel­li­gente et déci­dée des orga­ni­sa­tions de ces tra­vailleurs, a don­né l’ordre aux entre­prises de négo­cier et de résoudre les conflits. Le gou­ver­ne­ment, en tant qu’entité admi­nis­tra­tive, n’a pu qu’entériner les accords signés. Ces pra­tiques — même si elles ont été favo­ri­sées par toute une série de condi­tions par­ti­cu­lières — tendent à se repro­duire dans d’autres sec­teurs et, sur­tout, sont deve­nues un exemple pour beau­coup de sec­teurs de tra­vailleurs, spé­cia­le­ment les plus précarisés.

Le syn­di­ca­lisme clas­sique chi­lien se carac­té­ri­sait jadis par une qua­si totale influence des par­tis poli­tiques sur leur vie interne. De tels rap­ports entre par­tis et syn­di­cats étaient fon­dés sur une sépa­ra­tion radi­cale entre le reven­di­ca­tif et le poli­tique, étant enten­du que les par­tis sont les repré­sen­tants des reven­di­ca­tions syn­di­cales dans la sphère poli­tique. Cepen­dant, cette sépa­ra­tion a été len­te­ment dépas­sée par la pra­tique de cer­taines franges de tra­vailleurs qui assument leur propre repré­sen­ta­ti­vi­té et évitent la médiation.

Nous pou­vons ain­si affir­mer que la situa­tion actuelle du mou­ve­ment de tra­vailleurs est un état de fai­blesse géné­rale pro­duit de qua­rante années de néo­li­bé­ra­lisme et de la per­sis­tance d’une vision erro­née de la direc­tion du syn­di­ca­lisme tra­di­tion­nel. Dans ce cadre géné­ral, com­mence tou­te­fois à émer­ger des sec­teurs de tra­vailleurs orga­ni­sés qui font l’essai de formes nou­velles d’organisation, de tac­tiques d’action directe et de négo­cia­tion qui pour­raient ouvrir un che­min pour un nou­veau mou­ve­ment de tra­vailleurs, adap­té aux condi­tions de la contre-révo­lu­tion néo­li­bé­rale mâture qu’a vécue le Chi­li. Dans ce pro­ces­sus, les direc­tions de la CUT ont joué un rôle secon­daire, quand elles n’ont pas joué un rôle de frein. C’est pour­quoi – à l’exception de l’inlassable lutte du peuple Mapuche – il n’est pas éton­nant que ce soient les étu­diants, les col­lec­tifs de lutte, et non pas la classe ouvrière, qui ont ouvert ce nou­veau cycle de mobi­li­sa­tion sociale.

FG : Quelles sont les luttes sociales les plus remar­quables, selon toi et qui pour­raient annon­cer un nou­veau cycle de conflit durant le man­dat du nou­veau gouvernement ?

RA : C’est ce que j’ai lais­sé entre­voir dans la réponse pré­cé­dente. Néan­moins, voi­ci quelques pré­ci­sions. Tout d’abord les luttes des étu­diants du secon­daire expriment une fis­sure beau­coup plus pro­fonde que ce qu’ils res­sentent eux-mêmes. Tan­dis que les étu­diants des uni­ver­si­tés réclament de meilleures condi­tions de finan­ce­ment et d’accès à l’enseignement supé­rieur, les lycéens reven­diquent la gra­tui­té et de meilleures condi­tions maté­rielles, et leur véri­table reven­di­ca­tion est contre la com­mu­nau­té sco­laire, contre l’école, un espace invi­vable parce que tous les jours dans leurs éta­blis­se­ments, ils affrontent l’autoritarisme, la médio­cri­té et bon nombre de pro­fes­seurs dépas­sés ; dans ces éta­blis­se­ments, c’est la pres­sion per­ma­nente pour la réus­site, la com­pé­ti­tion indi­vi­duelle, une voie obli­gée qui n’a d’autre sens que d’opposer les ado­les­cents les uns aux autres.

Nous ne pou­vons trop nous attar­der ici sur ce thème, mais c’est pour cela que c’est le mou­ve­ment des col­lé­giens et lycéens — et pas le mou­ve­ment étu­diant — qui a été à la base de cette explo­sion sociale, qui a réus­si à bri­ser les consen­sus des classes domi­nantes et la paix sociale que les gou­ver­ne­ments civils mon­traient au monde comme une réus­site du « modèle chilien ».

pinguino.jpg Il y a ici une contra­dic­tion pro­fonde : il s’agit des enfants d’un néo­li­bé­ra­lisme mâture qui ne reven­diquent pas contre des réformes gou­ver­ne­men­tales, mais jus­te­ment pour leur appli­ca­tion. Ils sont le résul­tat d’un modèle au bout du rou­leau et qui a géné­ré une pro­fonde crise de l’école, face à laquelle ils réagissent spon­ta­né­ment et sys­té­ma­ti­que­ment depuis le « mochi­la­zo » (« le mou­ve­ment du sac à dos ») de 2001 et la « revo­lu­ción pingüi­no » de 2006 [le terme de pin­gouin ren­voie à l’habit sco­laire des étu­diants du secon­daire]. Cette fis­sure va s’agrandir parce que le nou­veau pou­voir manque cruel­le­ment d’un pro­jet édu­ca­tif qui puisse résoudre cette crise.

Ensuite, il faut suivre de près l’émergence d’un nou­veau mou­ve­ment de tra­vailleurs, que nous avons déjà signa­lé. Ce mou­ve­ment est encore bal­bu­tiant. S’il arrive à s’affirmer, ce sera sur des bases tota­le­ment dif­fé­rentes de celles du syn­di­ca­lisme clas­sique. L’une d’elle sera la prise en compte que le mou­ve­ment des tra­vailleurs ne se limite pas au mou­ve­ment syn­di­cal. En effet, le syn­di­ca­lisme, les syn­di­cats de branche ou d’entreprise ont été et sont une forme spé­ci­fique d’organisation typique de l’ère indus­trielle déve­lop­pe­men­tisme. Dans le pas­sé, il y a eu des formes mutua­listes, des socié­tés en résis­tance, etc. qui en l’absence d’une quel­conque légis­la­tion du tra­vail ont orga­ni­sé de grandes masses de tra­vailleurs et ont fait face au capi­tal en éta­blis­sant les bases de droits qui ont été ins­crits dans la légis­la­tion du tra­vail, avec le déve­lop­pe­ment du syn­di­ca­lisme classique.

Une autre base impor­tante est que face à un « capi­tal éten­du », c’est-à-dire qui a péné­tré et sou­mis à sa ratio­na­li­té aux acti­vi­tés qui avant se trou­vaient hors de la pro­duc­tion capi­ta­liste, appa­raît la néces­si­té de conce­voir aus­si une « classe ouvrière éten­due ». Cela implique que ni les formes de salaire, ni les formes de contrat — direct ou indi­rect, à temps par­tiel ou à temps com­plet, tem­po­raire ou per­ma­nent — ou le carac­tère maté­riel ou imma­té­riel du tra­vail ou de son résul­tat, peuvent être un cri­tère pour défi­nir la classe ouvrière. Ce qui est impor­tant, c’est la rela­tion sociale. Si le capi­tal a trans­for­mé les ser­vices jusque-là publics en acti­vi­té pro­duc­tives, ou sou­mis d’autres acti­vi­tés à la logique d’accumulation, alors tous ceux qui vendent leur tra­vail au capi­tal dans ses acti­vi­tés font par­tie de la classe ouvrière.

Cela a été refu­sé par le syn­di­ca­lisme clas­sique, agrip­pé à la figure des ouvriers des mines et des indus­tries du XXe siècle. Néan­moins, les pra­tiques d’organisation et de lutte des franges pré­ca­ri­sées, dont nous avons par­lé, ont avan­cé en bri­sant des bar­rières dis­cri­mi­na­toires à l’intérieur de la classe ouvrière. Nous savons que ceci est un long pro­ces­sus, mais cette ten­dance à la recons­ti­tu­tion objec­tive, et sub­jec­tive, d’un nou­veau mou­ve­ment de tra­vailleurs sur ces bases va conti­nuer, et peut-être même s’accélérer, soit grâce aux suc­cès des luttes, soit par l’aggravation des condi­tions de pré­ca­ri­sa­tion d’un modèle éco­no­mique qui fait face à des coûts en constante aug­men­ta­tion pour main­te­nir sa dyna­mique expansive. ?

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2. Bilan cri­tique de l’élection de Bache­let et pers­pec­tives anticapitalistes
Entre­tien avec Mar­co Alva­rez
[[Mar­co Alva­rez est mili­tant et coor­di­na­teur du col­lec­tif Libres del Sur (https://www.facebook.com/libresdelsurchile).]]

Franck Gau­di­chaud : Peux-tu pré­sen­ter en quelques mots Libres del Sur et son histoire ?

MA : Le mou­ve­ment Libres del Sur est une orga­ni­sa­tion qui appa­raît publi­que­ment la pre­mière semaine d’avril de l’année 2012. C’est un outil anti­ca­pi­ta­liste en construc­tion, qui a pour hori­zon la révo­lu­tion socia­liste. Durant sa courte exis­tence il a, tour à tour, abor­dé la lutte éco­so­cia­liste, fémi­niste et inter­na­tio­na­liste. Il se situe au sein des com­bats du pou­voir popu­laire, impul­sant « l’autre édu­ca­tion », pour for­ger par en bas une autre socié­té. En moins de deux ans, Libres del Sur a gran­di au niveau natio­nal se trou­vant pré­sent dans une grande par­tie des régions du pays. Aujourd’hui, il va vers son pre­mier congrès national.

FG : Com­ment com­prendre l’importance de l’abstention élec­to­rale lors des der­nières élec­tions et com­ment défendre, depuis la gauche, ce que tu as appe­lé « l’abstention tumultueuse » ?

MA : Les forts niveaux d’abstention aux élec­tions de 2012 et 2013 sont une expres­sion de plus de la crise de légi­ti­mi­té du modèle actuel de socié­té et de sa démo­cra­tie néo­li­bé­rale. Plus de 56 % des Chi­liens et des Chi­liennes ont déci­dé de ne pas par­ti­ci­per aux deux der­nières élec­tions, une grande par­tie cor­res­pon­dant à une abs­ten­tion pas­sive et silen­cieuse très dif­fi­cile à inter­pré­ter, au-delà du mécon­ten­te­ment évident de la socié­té contre une classe poli­tique natio­nale dis­cré­di­tée. Pour ma part, j’ai par­lé à deux reprises d’une néces­saire « abs­ten­tion tumul­tueuse » à des moments bien par­ti­cu­liers : juste avant les élec­tions pri­maires du 30 juin 2013 et lors du deuxième tour des pré­si­den­tielles le 15 décembre 2013.

Le déno­mi­na­teur com­mun de ces deux élec­tions a été la par­ti­ci­pa­tion exclu­sive des deux faces du tan­dem poli­tique chi­lien : la droite et la « Nou­velle majo­ri­té » (ex-Concer­ta­ción). Pour autant, l’abstention en elle-même est un simple reflet de la crise poli­tique actuelle, qui devient fina­le­ment une don­née sta­tis­tique par­mi d’autres. Cepen­dant, l’appel à une « abs­ten­tion tumul­tueuse » aux élec­tions où il n’y a que des can­di­da­tures qui sou­tiennent le modèle néo­li­bé­ral est un acte poli­tique de pro­po­si­tion-pro­tes­ta­tion. Il s’agit de ne pas attendre les résul­tats de la « fête démo­cra­tique libé­rale » à la mai­son, et d’utiliser ce moment pour aug­men­ter les niveaux d’illégitimité de notre « démo­cra­tie », à tra­vers des actions directes tumul­tueuses et médiatiques.

FG : Com­ment ana­ly­ser l’intégration du Par­ti Com­mu­niste à la Nou­velle majo­ri­té et ses effets poli­tiques à court et à long terme ?

MA : L’intégration de l’organisation poli­tique la plus ancienne du Chi­li à « la nou­velle majo­ri­té » peut être ana­ly­sée à par­tir de trois points de vue. Un point de vue his­to­rique : à dif­fé­rents moments de l’histoire, les com­mu­nistes chi­liens ont fait par­tie de coa­li­tions larges coha­bi­tant avec des sec­teurs situés hors de la gauche. Cela cor­res­pon­dait à leur poli­tique clas­sique de « révo­lu­tion démo­cra­tique bour­geoise » et « par étapes ». Un autre point de vue est celui de la « solu­tion prag­ma­tique » don­née à l’ostracisme poli­tique ins­ti­tu­tion­nel qu’ils ont subi pen­dant 36 ans. Pour les com­mu­nistes, l’action par­le­men­taire est fon­da­men­tale et ils ont parié sur la négo­cia­tion avec l’ex-Concertation et la Nou­velle majo­ri­té en 2013 pour avoir des sièges assu­rés au Par­le­ment. Aujourd’hui, ils ont ain­si obte­nu 6 dépu­tés. Le troi­sième point de vue est l’affinité réelle qu’ils ont avec l’offre pro­gres­siste pro­gram­ma­tique du nou­veau gou­ver­ne­ment Bache­let, qui s’adapte assez bien à leur style conser­va­teur de gauche.

Le PC chi­lien dans sa poli­tique his­to­rique de col­la­bo­ra­tion est tou­jours sor­ti per­dant. Son prag­ma­tisme poli­tique lui a déjà appor­té une perte de pres­tige dans le monde social et sa récente déci­sion de par­ti­ci­per au gou­ver­ne­ment néo­li­bé­ral de Michelle Bache­let l’empêche de faire par­tie des luttes popu­laires et citoyennes à venir. Cala le des­tine à être la queue de la comète de la Nou­velle Majo­ri­té, tout en étant insé­ré dans un appa­reil ins­ti­tu­tion­nel (le par­le­ment) assez lucratif.

À court terme, ces effets ont été d’abandonner aux der­nières élec­tions l’espace qu’il occu­pait dans la gauche. Un autre effet a été la perte de pres­tige dans le monde social, avec pour prin­ci­pal exemple le fait que les Jeu­nesses com­mu­nistes ont per­du la tota­li­té des fédé­ra­tions syn­di­cales étu­diantes qu’elles diri­geaient en 2011. L’effet le plus impor­tant à mon avis est que l’intégration du PC au nou­veau gou­ver­ne­ment lui a enle­vé le mono­pole de la gauche et on a com­men­cé à voir sur­gir des alter­na­tives anti­ca­pi­ta­listes de façon plus claire. Les effets à long terme dépen­dront de son action dans le gou­ver­ne­ment Bache­let. Ce qui est cer­tain, c’est que son tour­nant « à droite » –alors qu’il était fon­da­men­tal de tour­ner à gauche – signi­fie­ra une perte de ter­rain au sein des sec­teurs qu’il pré­tend représenter.

FG : Quelles sont les pers­pec­tives pour la réor­ga­ni­sa­tion d’une gauche anti­ca­pi­ta­liste large au Chi­li, alors que ce qui prime appa­rem­ment c’est encore la frag­men­ta­tion et la mar­gi­na­li­té de la gauche radicale ?

MA : La recons­truc­tion du mou­ve­ment popu­laire et la construc­tion d’alternatives anti­ca­pi­ta­listes sérieuses sont le grand défi pour la gauche enga­gée dans des trans­for­ma­tions radi­cales au Chi­li. Ce défi n’est pas facile étant don­né le niveau d’atomisation et de défiance à l’intérieur de la gauche chi­lienne. Dans le cas par­ti­cu­lier de la gauche anti­ca­pi­ta­liste, cela passe aus­si par la trans­mis­sion des « ran­cœurs », de géné­ra­tion en géné­ra­tion, entre les dif­fé­rentes matrices poli­tiques cultu­relles qui la com­pose et à l’intérieur de ces der­nières. Les pers­pec­tives doivent donc consis­ter à trou­ver les points de conver­gence pour arti­cu­ler nos luttes mul­ti­sec­to­rielles. Plus il y aura d’organisation et de militant·e·s de gauche anti­ca­pi­ta­liste, plus il y aura pos­si­bi­li­té de dépas­ser l’atomisation actuelle. Cette uni­té doit se for­ger hors période élec­to­rale, à par­tir des luttes concrètes. Les confiances poli­tiques y trou­ve­ront un espace pour créer des liens plus importants.

Une autre grande tâche à l’intérieur de la gauche anti­ca­pi­ta­liste est de sus­ci­ter le débat théo­rique entre les orga­ni­sa­tions et leurs militant·e·s. Un débat fra­ter­nel autour des ques­tions stra­té­giques. Un débat d’idées qui a man­qué dans les deux der­nières décen­nies. Un débat qui, à l’avenir, ouvre les pos­si­bi­li­tés de débattre col­lec­ti­ve­ment. La frag­men­ta­tion et la mar­gi­na­li­té poli­tique sont l’héritage de la gauche du XXe siècle. La grande tâche est la construc­tion d’une gauche anti­ca­pi­ta­liste pour le XXIe siècle, avec voca­tion d’unité dans la diver­si­té, voca­tion à être majo­ri­taire et à exer­cer le pou­voir, pas seule­ment dans les dis­cours, mais de manière intel­li­gente et déci­dée à abattre le capi­ta­lisme et ses soutiens. ?

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3. Le mou­ve­ment social et les futures conver­gences par en bas
Entre­tien avec Roxa­na Miran­da et Cris­tián Cepe­da
[[Roxa­na Miran­da, can­di­date à la pré­si­dence de la Répu­blique lors des élec­tions de 2013, est pré­si­dente du par­ti Igual­dad (Éga­li­té) ; Cris­tián Cepe­da, est mili­tant du par­ti Igual­dad : http://partidoigualdad.cl/]]

Franck Gau­di­chaud : Pou­vez-vous pré­sen­ter en quelques mots le par­ti Igual­dad (Éga­li­té) et son histoire ?

Roxa­na Miran­da et Cris­tián Cepe­da : Le par­ti Igual­dad entame son pro­ces­sus de léga­li­sa­tion en 2010 et se trans­forme en par­ti à carac­tère natio­nal en mai 2013. Il est pré­sent dans huit régions : Ari­ca, Iquique, Anto­fa­gas­ta, Coquim­bo, Région Métro­po­li­taine, Val­pa­raí­so, Concep­ción, Coy­haique. Il a par­ti­ci­pé aux élec­tions muni­ci­pales de 2012 et à l’élection pré­si­den­tielle de 2013. Le par­ti Igual­dad se défi­nit lui-même comme un ins­tru­ment des mou­ve­ments sociaux pour impul­ser une trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire par en bas. Il est anti­ca­pi­ta­liste et son mot d’ordre est « Que el pue­blo mande » (Que le peuple décide).

FG : Quel bilan faites-vous de la can­di­da­ture et des résul­tats de Roxa­na Miranda ?

RM et CP : Tout d’abord, il faut dire que, depuis le début, nous pen­sons que la pré­sen­ta­tion de notre can­di­da­ture n’entrait pas dans une logique élec­to­ra­liste. C’est-à-dire que le suc­cès ou l’échec de la cam­pagne ne pou­vait pas se mesu­rer en nombre de voix. Mais nous ne vou­lions pas non plus d’un acte sym­bo­lique ou d’une can­di­da­ture de témoi­gnage. Notre objec­tif poli­tique, dans ce contexte élec­to­ral, était d’utiliser la conjonc­ture pour pou­voir pro­je­ter au niveau natio­nal une alter­na­tive poli­tique révo­lu­tion­naire, qui rompe autant avec les dis­cours qu’avec les pra­tiques de la gauche tra­di­tion­nelle. Pro­po­ser et sou­te­nir la can­di­da­ture de Roxa­na Miran­da avait pour objec­tif de poser l’action popu­laire col­lec­tive et indé­pen­dante, comme un des élé­ments struc­tu­rels de cette nou­velle période. C’est pour cela qu’en termes de bilan, si nous sommes abso­lu­ment conscients qu’un résul­tat de 1,3 % est bas et mar­gi­nal, comme le voient ceux qui déchiffrent la poli­tique avec les yeux du pou­voir, nous pen­sons aus­si que l’accueil de notre pro­po­si­tion a été bien au-delà de ce que nous attendions.

Le dis­cours de Roxa­na Miran­da a tou­ché par sa sim­pli­ci­té et sa sin­cé­ri­té, en bri­sant les cadres « tech­no­cra­tiques » du club très res­treint de celles et ceux qui sont auto­ri­sés à par­ler et à faire de la poli­tique au Chi­li. Elle a bra­vé les puis­sants et dévoi­lé la cruau­té avec laquelle ce sys­tème éco­no­mique traite des mil­lions de Chi­liens. On n’a pas cher­ché à théo­ri­ser, ni à tem­pé­rer, les dis­cours, mais à révé­ler qu’une par­tie de cette popu­la­tion est fati­guée du sys­tème de par­tis poli­tiques et de son rôle ser­vile face aux grandes entre­prises. La sim­pli­ci­té, mais aus­si la force, de la can­di­da­ture a per­mis de faire entrer dans la tête et dans le cœur de cen­taines de mil­liers de Chi­liens, la « folle » idée que peut-être le peuple pour­rait déci­der dans ce pays. Un germe de rébel­lion qui doit encore se déve­lop­per, mais dans lequel – dès main­te­nant — le par­ti Igual­dad est consi­dé­ré comme un acteur important.

En néga­tif, un des objec­tifs poli­tiques du par­ti Igual­dad était de faire par­tie de cette conjonc­ture élec­to­rale, dans le cadre d’une conver­gence poli­tique avec tous les acteurs anti­ca­pi­ta­listes qui se situaient hors de l’axe ex-Concer­ta­ción plus le Par­ti com­mu­niste. Cet objec­tif n’a pas pu se réa­li­ser, parce que l’ensemble des forces anti­ca­pi­ta­listes porte le lourd poids du manque de confiance et aus­si des objec­tifs propres à cha­cun. Le par­ti pris de l’action popu­laire col­lec­tive et indé­pen­dante n’a pas été accep­té par beau­coup de col­lec­tifs et de mou­ve­ments de la gauche anti­ca­pi­ta­liste, qui ont pré­fé­ré les vieilles concep­tions de la poli­tique et se sont enga­gés dans des paris élec­to­ra­listes. Un autre élé­ment néga­tif a été l’incapacité de la struc­ture du par­ti Igual­dad à engran­ger l’immense impact média­tique de la can­di­da­ture au niveau natio­nal. Igual­dad, qui n’a pas encore ter­mi­né son pro­ces­sus d’implantation natio­nale, n’a pu se pro­je­ter comme une force poli­tique réelle que dans quelques endroits et il lui reste encore à déve­lop­per une vraie ossa­ture nationale.

FG : Quel est le rôle que pour­rait jouer, dans les pro­chains mois, le mou­ve­ment pobla­dores (habi­tants pauvres de la ville) pour la réac­ti­va­tion des luttes sociales, mais aus­si en vue de la consti­tu­tion d’un mou­ve­ment anti­ca­pi­ta­liste au Chili ?

RM et CP : Le tout récent pro­ces­sus élec­to­ral nous a don­né des clefs sur ce qu’il faut dépas­ser pour arri­ver à une conver­gence entre les dif­fé­rents col­lec­tifs anti­ca­pi­ta­listes. Et sans aucun doute il nous faut, en pre­mier lieu, nous mettre d’accord sur quelques élé­ments essen­tiels pour la pro­chaine période. Nous pen­sons que dans la période à venir le rôle des mou­ve­ments sociaux est cen­tral. Les pro­messes de Bache­let et de la Nou­velle majo­ri­té (Nue­va Mayo­ria) ne seront pas tenues.

Notre rôle sera donc d’être le moteur du mécon­ten­te­ment et de délé­gi­ti­mer non seule­ment un gou­ver­ne­ment, mais aus­si tout le sys­tème poli­tique. C’est dans la pra­tique concrète de la mobi­li­sa­tion qu’on trou­ve­ra la confiance néces­saire pour la créa­tion d’alliances avec les sec­teurs en lutte : le peuple Mapuche, les lycéens, les tra­vailleurs, les habi­tants des quar­tiers pauvres. Nous avons besoin d’un pro­jet com­mun qui sur­gisse de ces pro­ces­sus de lutte et que ce soit là que se construisent les lea­der­ships et les légi­ti­mi­tés. Les futures conver­gences doivent se construire en ayant pour base tous les sec­teurs en lutte. Le pari du par­ti Igual­dad, et des mou­ve­ments qui le com­posent, est de se trou­ver à leurs côtés. ?

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4. Les défis du mou­ve­ment étu­diant et la lutte pour la recons­truc­tion de la gauche radicale

Entre­tien avec Sebas­tián Farfán Sali­nas et Car­la Amt­mann Fec­ci [[Sebas­tián Farfán Sali­nas, ex-membre de l’exécutif (la “Mesa eje­cu­ti­va”) de la Confé­dé­ra­tion des étu­diants du Chi­li (Confech) et res­pon­sable natio­nal de l’Union natio­nale étu­diante (UNE), a été can­di­dat à la dépu­ta­tion pour le mou­ve­ment « Todos a la Mone­da » (Tous à la Mone­da) ; Car­la Amt­mann Fec­ci, ex-pré­si­dente de la Fédé­ra­tion des étu­diants de l’Université catho­lique de Val­pa­raí­so (2008 – 2009), a été porte-parole de Mar­cel Claude pen­dant la cam­pagne pré­si­den­tielle. http://www.adelantechile.cl]]

Franck Gau­di­chaud : Quel bilan tirez-vous de la can­di­da­ture et des résul­tats de Mar­cel Claude et du mou­ve­ment « Todos a la Mone­da » ?

Sebas­tián Farfán Sali­nas et Car­la Amt­mann Fec­ci : Le mou­ve­ment « Todos a la Mone­da » a été un grand appren­tis­sage poli­tique. Les condi­tions de ce pro­jet ont été par­ti­cu­lières étant don­né qu’il a sur­gi à un moment où les mou­ve­ments sociaux com­men­çaient à rele­ver la tête et avec un pro­gramme, et des conte­nus, en rup­ture avec le modèle néo­li­bé­ral ins­tal­lé dans notre pays. Dans cette optique, il exis­tait la pos­si­bi­li­té de mettre en avant nos réfé­rences poli­tiques avec pour objet de pro­je­ter une gauche de com­bat en vue du nou­veau scé­na­rio qui se des­si­nait avec le nou­veau gou­ver­ne­ment à par­tir de 2014. Nos objec­tifs étaient donc très concrets, sur­tout si on consi­dère que ce pro­jet est mené sans le Par­ti com­mu­niste, après son virage vers la Concer­ta­ción.

Pre­miè­re­ment, nous avons cher­ché à rendre visible un pro­gramme de trans­for­ma­tions sociales pro­fondes, qui mette en évi­dence le fait que ce qui s’est expri­mé ces der­nières années dans les rues était en rup­ture avec le sys­tème. Deuxiè­me­ment, nous avons vou­lu mon­trer une alter­na­tive sur la scène poli­tique natio­nale. Troi­siè­me­ment, nous avons cher­ché un espace de construc­tion pour la gauche révo­lu­tion­naire chi­lienne, qui nous per­mette de ren­for­cer des liens et des pro­jets. Comme pro­ces­sus poli­tique, nous pen­sons que les objec­tifs ont été rem­plis dans la mesure où cela a signi­fié un grand appren­tis­sage, la construc­tion d’un pro­gramme, la pos­si­bi­li­té de déga­ger des leaderships…

Néan­moins, ces avan­cées ont été occul­tées par les résul­tats élec­to­raux qui à notre avis ont été un échec. Les 2,8 % ont été une dure confron­ta­tion avec la réa­li­té, sur­tout si l’on consi­dère que les attentes de tous les sec­teurs poli­tiques, des médias et de nous-mêmes étaient beau­coup plus éle­vées. Dans tout cela, il y a un impor­tant pro­ces­sus d’évaluation que nous devons réa­li­ser pour com­prendre les causes de ce pour­cen­tage si bas. Pour nous, il est pri­mor­dial de ne pas se foca­li­ser sur des res­pon­sa­bi­li­tés externes – les condi­tions objec­tives seront tou­jours défa­vo­rables face aux can­di­da­tures du bloc domi­nant – et nous devons sur­tout nous pen­cher sur ce que nous avons mal fait. Il nous reste beau­coup à apprendre sur ce plan, ce pro­jet ayant été mis sur pied par des orga­ni­sa­tions sans expé­rience élec­to­rale ou avec des résul­tats bien plus bas que ceux obte­nus aujourd’hui.

Cela nous laisse la tâche dif­fi­cile de nous rele­ver, en cher­chant à construire une gauche de com­bat, sur­tout à la lumière des luttes sociales à venir. Nous avons acquis aujourd’hui quan­ti­té d’expériences, ain­si que de nou­veaux lea­ders comme notre cama­rade Sebas­tián Farfán ou Luis Soto (mili­tant pour l’eau) qui, dans les scru­tins par­le­men­taires, ont obte­nu de bons résultats.

FG : Après l’intense cycle de luttes étu­diantes en 2011 – 2012, com­ment voyez-vous le pro­gramme de réforme « pro­fonde » de l’éducation pro­mise par Bache­let et l’arrivée au Par­le­ment de plu­sieurs lea­ders du mouvement ?

SFS et CAF : Pour ce qui est des réformes de Bache­let, nous pen­sons que le nou­veau gou­ver­ne­ment de l’ex-Concertación, aujourd’hui bap­ti­sé « Nou­velle majo­ri­té », repré­sente une ten­ta­tive de coop­ta­tion des mou­ve­ments sociaux par une par­tie de l’élite. Fon­da­men­ta­le­ment ce qu’ils cherchent, c’est de se « mettre dans la poche » les mou­ve­ments sociaux, iso­ler la gauche et faire bais­ser les niveaux de conflit social dans le pays. En conclu­sion, le prin­ci­pal objec­tif de Bache­let est de récu­pé­rer le consen­sus de l’élite. Pour cette rai­son aus­si, le gou­ver­ne­ment de la Nou­velle majo­ri­té est celui qui cor­res­pond le mieux aux attentes des grands patrons et c’est pour cela que nombre d’entre eux l’ont sou­te­nu. On com­prend pour­quoi les pro­po­si­tions de Bache­let sont pleines de titres pom­peux, mais avec peu de conte­nu, quelque chose que la Confech (Confé­dé­ra­tion des étu­diants du Chi­li) a déjà dénon­cé. Nous ne nous fai­sons aucune illu­sion sur le gou­ver­ne­ment de Bache­let et nous disons clai­re­ment que le gou­ver­ne­ment de la Nou­velle majo­ri­té n’est pas notre gouvernement.

Par exemple, la réforme de l’éducation est sur­tout un mot d’ordre car elle ne s’attaque pas au pro­blème cen­tral qu’on dénonce depuis le mou­ve­ment étu­diant et qui est la pré­va­lence du sys­tème pri­vé et lucra­tif sur le sys­tème public. Avec la réforme, on pour­ra certes atteindre un cer­tain pour­cen­tage d’éducation gra­tuite mais, si cela ne s’accompagne pas d’une poli­tique de ren­for­ce­ment du sys­tème public avec l’attribution des res­sources néces­saires à ces ins­ti­tu­tions, sans fuite vers le sys­tème pri­vé, la gra­tui­té fini­ra par être une for­ma­li­té et un nou­veau mode de trans­fert d’argent vers le pri­vé. Le pro­gramme de Bache­let ne sera alors qu’une dis­tor­sion mal inten­tion­née des reven­di­ca­tions de la rue et des universités.

Giorgio.jpg Quant à l’arrivée de plu­sieurs ex-diri­geants étu­diants au Par­le­ment, ce n’est pas non plus la garan­tie d’avancées, étant don­né que Cami­la Val­le­jo tout comme Gior­gio Jack­son sont arri­vés dans un Par­le­ment tenu par la Nou­velle majo­ri­té, avec un sou­tien expli­cite à Bache­let. Seul Gabriel Boric (mou­ve­ment Izquier­da Auto­no­ma) est arri­vé de manière indé­pen­dante au Par­le­ment, mais sa soli­tude sera dif­fi­cile à gérer et son rôle sera sur­tout essen­tiel pour le lien qu’il fera avec le mou­ve­ment étu­diant. Dans ce sens, le fait de par­ler d’un « bloc étu­diant » sur les bancs du Par­le­ment est une illu­sion – et le PC lui-même a fer­mé la porte à cette pos­sible arti­cu­la­tion – étant don­né qu’ils dépendent de leurs groupes res­pec­tifs. Si aujourd’hui tout va bien pour eux, demain ils devront payer la note. Néan­moins, nous pen­sons que leur arri­vée au Par­le­ment, et l’appui citoyen qu’ils ont obte­nu, est un signe d’un vent nou­veau qui par­court le Chi­li. Impli­ci­te­ment, les gens ont voté pour eux dans l’illusion de chan­ge­ments, c’est donc aus­si un signe politique.

FG : Quel rôle pour­rait jouer, dans les pro­chains mois, le mou­ve­ment étu­diant pour réac­ti­ver les luttes sociales ?

SFS et CAF : Inévi­ta­ble­ment, en 2013, la bataille élec­to­rale « a englou­ti » l’agenda poli­tique, et nous avions annon­cé que cela arri­ve­rait, ren­dant encore plus impor­tant, et néces­saire, le fait de par­ti­ci­per à cette bataille en bran­dis­sant nos dra­peaux de gauche, conjonc­ture qu’on ne peut com­prendre sans le cycle de mobi­li­sa­tions anté­rieures. En 2011, nous avons été capables de chan­ger l’axe des débats de notre pays et, après la recom­po­si­tion de forces poli­tiques dans les hautes sphères de l’Etat avec l’arrivée de Bache­let au gou­ver­ne­ment, c’est le moment pour les mou­ve­ments sociaux de reprendre la parole. Et pour cela le mou­ve­ment étu­diant sera essentiel.

Nous avons comme pers­pec­tive que, dans les pro­chaines années, les mou­ve­ments sociaux et les tra­vailleurs reprennent la parole. Nous devrons lever beau­coup plus haut le dra­peau de l’éducation en tant que droit, en cher­chant à être celles et ceux qui décident de l’agenda poli­tique et ne pas le lais­ser au gou­ver­ne­ment. Il fau­dra aus­si avoir de meilleurs rap­ports avec dif­fé­rents mou­ve­ments sociaux qui se déve­loppent dans le pays et qui vont com­men­cer à sor­tir dans la rue avec force. Le mou­ve­ment pour la récu­pé­ra­tion de l’eau (comme bien public), sous l’impulsion de Rodri­go Mun­da­ca, a annon­cé une pre­mière mobi­li­sa­tion pour avril 2014. Le mou­ve­ment étu­diant doit être pré­sent. Les tra­vailleurs du cuivre et les dockers se sont consti­tués en force poli­tique, avec un grand niveau d’organisation et de pres­sion sur les patrons. Les étu­diants devront aus­si être avec eux.

Enfin, le rap­port de forces interne pour 2014 dans la prin­ci­pale orga­ni­sa­tion étu­diante – la Confech – per­met de signa­ler qu’une orien­ta­tion de lutte contre le gou­ver­ne­ment de Bache­let est pos­sible. Dans cette tâche, l’Union natio­nale étu­diante devra jouer un rôle impor­tant au sein de la Confech. Nous devons mettre toutes nos forces dans les luttes étu­diantes et, par là même, ren­for­cer la lutte popu­laire, ce qui faci­li­te­ra la construc­tion d’une alter­na­tive anti­ca­pi­ta­liste mieux conso­li­dée et au centre de la scène poli­tique du Chili. ?