Nous avons demandé à Rodrigo Torres, doctorant chilien qui conduit des recherches sur les mobilisations étudiantes et lycéennes, d’écrire un texte pour Dial sur le mouvement actuel et ses origines historiques.
Présentation
Les derniers mois de cet hiver chilien [1] ont été marqués par des mobilisations sociales massives. Même les inhabituelles chutes de neige à Santiago, pendant les jours de grève générale, n’ont pas pu arrêter les manifestations. Des centaines de milliers d’élèves et d’étudiants sont descendus dans les rues de la capitale pour manifester leur mécontentement vis-à-vis des politiques éducatives. Le gouvernement de Sebastián Piñera, premier président de droite élu depuis la fin de la dictature, a déjà dû faire cinq propositions de réformes du modèle éducatif pour stopper les mobilisations. Cependant, les propositions du gouvernement ne prennent pas en compte la demande la plus importante pour les élèves et les étudiants : mettre un terme à la recherche du profit dans le système éducatif chilien.
Le gouvernement de S. Piñera s’est défendu des critiques des différents secteurs sociaux en argumentant d’une part que les problèmes éducatifs au Chili sont de la responsabilité directe des gouvernements de la « Concertation » [2] et, d’autre part, que les autorités ne pouvaient pas prévoir cette explosion de mécontentement social. Mais ces deux arguments témoignent de la distance qui existe entre la représentation qu’ont les politiciens des mobilisations et la réalité sociopolitique des étudiants et lycéens.
À partir des années 2000, les lycéens et les étudiants chiliens ont commencé à se réorganiser d’une façon transversale et autonome vis-à-vis de la classe politique dirigeante. Le mouvement lycéen de 2006, surnommé « la révolte des pingouins », avait déjà révélé l’échec des politiques et réformes éducatives mises en place par la dictature et par la Concertation, en exigeant la fin de la Loi d’éducation chilienne, dernière loi promulguée par Augusto Pinochet [3]. En outre, la lutte des élèves et des étudiants n’est pas nouvelle, ses revendications actuelles et ses formes d’expression (grèves, occupations des établissements, actes culturels) sont le résultat des expériences acquises et transmises au cours des trois dernières décennies. La classe politique chilienne a qualifié les jeunes du pays de génération dépolitisée, mais ce que les politiciens n’ont pas perçu jusqu’à présent, c’est qu’il ne s’agit pas d’une dépolitisation sinon d’une profonde transformation sociale : les institutions politiques (les partis politiques, les pouvoirs exécutif et législatif, le système électoral binominal, etc.) ont perdu leur rôle représentatif pour ces jeunes, qui ont attendu 25 ans pour avoir une réponse concrète aux problèmes éducatifs et sociaux de la société chilienne. C’est dans ce contexte que nous voulons revenir sur l’histoire de cet acteur social qu’est le mouvement étudiant, en présentant en particulier les mobilisations des lycéens contre la dictature, processus qui constitue l’une des sources du conflit étudiant actuel.
Les dernières années de la dictature ont été caractérisées par de fortes mobilisations sociales pour mettre fin au régime. Parmi les différents acteurs politiques qui ont lutté contre Augusto Pinochet, les lycéens constituent l’un des mouvements les moins étudiés. Entre les années 1983 et 1989, la période la plus active de la mobilisation pour déstabiliser la dictature, une série de manifestations, grèves et occupations des établissements ont été menées par les lycéens. Cependant, depuis le retour de la démocratie au Chili, ce mouvement, qui pouvait convoquer des milliers de manifestants dans la rue, ne trouve plus sa place. La fin de la dictature a aussi marqué la fin des revendications. En outre, le gouvernement récemment élu de la Concertation a réalisé la cooptation du mouvement, afin de le dépolitiser.
1.- Les élèves du lycée comme un acteur politique pendant la dictature
À partir des années 80, les lycéens se constituent en acteur politique dans le processus d’articulation des partis et mouvements politiques qui luttaient contre la dictature. La recherche des instances de lutte contre le régime a permis un retour des jeunes vers les partis politiques. Ce fut principalement le retour de militants jeunes vers les partis de gauche (Parti communiste, Parti socialiste et le Mouvement d’action populaire unitaire) et vers les groupes de lutte armée contre le régime, le Front patriotique Manuel Rodríguez (FPMR) et le Mouvement de jeunes Lautaro (MJL).
Ce phénomène de repolitisation de la jeunesse a eu des prolongements au niveau des lycées avec la création de diverses organisations politiques dans les établissements. Quatre grandes organisations zonales ont été créées dans le « grand Santiago » [4] et elles ont rejoint l’Union des organisations d’enseignement secondaire (« Coordinadora de Organizaciones de Enseñanza Media », COEM en espagnol), une organisation représentative des forces de gauche au niveau lycéen. La repolitisation des jeunes touche aussi les lycéens militants de la Gauche chrétienne et de la Démocratie chrétienne, qui ont créé le Groupe du secondaire des étudiants chrétiens (« Agrupación Secundaria de Estudiantes Cristianos », ASEC en espagnol). Les deux coalitions ont uni leurs forces pour créer le Comité pro FESES, un comité pour le renouveau de la Fédération d’étudiants du secondaire de Santiago (FESES), une organisation transversale à toutes les forces politiques du monde lycéen et interdite par la dictature depuis 1973.
Avec l’appel à une « politique de révolte de masses », la mobilisation sociale a été perçue comme le moyen de déstabiliser le régime. Dans toutes ces organisations lycéennes, où coexistaient des positions allant du « militantisme social » à « la lutte armée », ces logiques de mobilisation ont conduit à l’occupation d’établissements, à des manifestations et des combats de rue contre la police.
Une des caractéristiques du développement de ces formes de mobilisation dans la rue a été l’appropriation du centre de Santiago comme un espace public pour la manifestation politico-protestataire. D’autres acteurs importants à l’époque se sont battus contre le régime, comme les habitants de la périphérie de Santiago et les étudiants universitaires. Alors que les premiers s’exprimaient par des mobilisations locales dans la périphérie de Santiago et que les seconds bénéficiaient d’une certaine protection au sein de leurs campus universitaires, les lycéens occupaient les principales avenues de la capitale dont ils faisaient un espace de résistance, devenant ainsi l’un des acteurs le plus visibles de la lutte contre la dictature.
Ce caractère totalement « urbain » de la lutte des élèves et étudiants a permis une forte action des organismes de répression de la dictature, comme le Centre national d’intelligence (« Central Nacional de Inteligencia » en espagnol, CNI) ou la Direction de communications des carabiniers (DICOMCAR), contre le mouvement lycéen. C’est une des manifestations du terrorisme d’État, avec la mort de 27 élèves du « Liceo de Aplicación » durant la dictature. Chaque 29 mars, la Journée du jeune combattant commémore la mort de Rafael Vergara Toledo, élève du Liceo de Aplicación et militant du Mouvement de gauche révolutionnaire (« Movimiento de Izquierda Revolucionaria », MIR en espagnol)
2.- Du « rôle historique » assumé à la défaite dans la nouvelle démocratie
De nombreux secteurs de la gauche définirent que 1986 serait l’année « décisive » pour renverser la dictature. Diverses organisations opposées au régime formèrent ainsi l’« Assemblée de la civilité », qui convoqua les principales mobilisations sociales contre Pinochet. Les lycéens ont aussi fait partie de ce mouvement, principalement en luttant contre la mise en œuvre de la décentralisation des écoles publiques. Cette mesure fut vivement rejetée par le mouvement lycéen, qui a effectué pendant les mois de mai, avril et juin une série de grèves, d’occupations d’établissements et de manifestations mobilisant des milliers de manifestants dans les rues.
La proposition de mobilisation de rue contre Pinochet s’inscrivait dans un imaginaire politique partagé par la plus grande partie de mouvement lycéen. Une grande partie des lycéens répond même à l’appel de la lutte armée comme moyen de lutte contre la dictature. Avec cet imaginaire, le mouvement lycéen s’est proposé d’assumer la tâche « historique » de la lutte contre le régime et de faire valoir la proposition utopique de la société du début des années 70 : « convertir la défaite en un horizon culturel d’espoir et cet horizon en un nouveau projet de société » (Salazar et Pinto, 2002 : 234).
Cependant, l’imaginaire utopique qui a guidé la lutte lycéenne sera sérieusement ébranlé par deux événements. Tout d’abord, la défaite de la lutte armée contre le régime : l’échec de l’attentat contre Pinochet réalisé par le FPMR en 1986 a eu comme conséquences la paralysie de la mobilisation sociale et le début des divisions des opposants à la dictature. Ensuite, l’ouverture d’un processus de négociation dans lequel les anciens dirigeants des secteurs politiques centriste et socialiste ont fait un pacte avec la dictature. Il s’agissait d’un arrangement qui a légitimé la Constitution proposée par Augusto Pinochet en 1980, avec l’organisation d’un référendum pour dire oui ou non à la continuation de la dictature ; un pacte dans lequel les lycéens, comme tous les autres acteurs sociaux qui se sont battus par « le bas » contre la dictature, ont été exclus.
En 1988, la plus grande partie de l’opposition au régime accepta l’itinéraire constitutionnel de Pinochet, en appelant à voter pour le « Non » à la dictature lors du référendum de 1988, et en orientant leurs mobilisations vers des revendications sectorielles et électorales. La gauche, qui se méfia du plébiscite négocié avec la dictature, ne participe pas à ce processus. Le mouvement lycéen, où coexistent les positions pro « négociation » et pro « lutte armée », oriente ses activités de mobilisation vers des revendications corporatives comme l’exigence du tarif réduit dans le métro de Santiago. Une partie des lycéens appelle à voter Non au référendum par le biais d’occupations d’établissements et de manifestations de rue.
En 1989, les dirigeants de la « Concertation » dominaient la FESES. Il s’agissait de dirigeants qui n’avaient pas une trajectoire longue dans le mouvement lycéen, mais qui étaient nommés par les partis politiques du futur gouvernement. C’étaient principalement des militants de centre-gauche ou des socialistes qui avaient rompu avec le PC et qui avaient choisi l’option du référendum.
À la fin de la dictature, la plus grande partie du mouvement lycéen commence à ressentir un sentiment de « défaite », dissimulée par le triomphe de l’alternative démocratique proposée par la Concertation. La logique du nouveau gouvernement fut en outre de réduire la capacité politique que le mouvement lycéen avait acquise au cours des années de la dictature. De nombreux dirigeants emblématiques de la FESES, qui avaient contribué de manière exceptionnelle à la conduite du mouvement lycéen, ont été réduit au rang de militants de base et sans disposer d’une structure politique qui les rassemble.
3.- Le retour de la démocratie et la réarticulation du mouvement comme acteur social
La plus grande partie des militants lycéens était dans une position éloignée vis-à-vis de la classe politique qui a commencé à gouverner le pays. En outre, l’option de lutte armée choisie par certains élèves et étudiants fut rapidement stigmatisée par les autorités et les médias, sous les qualificatifs de « terrorisme » ou de « délinquance ». Ces éléments provoquèrent dans le mouvement lycéen la sensation d’avoir été « utilisé » par les forces politiques traditionnelles afin de déstabiliser le régime. Et, par conséquent, le sentiment d’une « déloyauté » de la nouvelle démocratie envers eux :
« D’une façon ou d’une autre, on a fait sentir aux jeunes qu’ils s’étaient ridiculisés. On n’a pas tenu compte du fait que, afin de lutter contre la dictature, beaucoup d’entre eux avaient abandonné études, carrière, famille, amour et avaient dû affronter la violence, les arrestations, la torture et la mort aux mains de “l’ennemi”. » (Ibid. : 249)
Pendant les années 90, la jeunesse du moment, surnommée la génération du « no estoy ni ahí » (un équivalent chilien de « je m’en fous ») répondit au modèle démocratique post-Pinochet par une indifférence aux formes de participation politique traditionnelles. Les lycéens s’inscrivent dans ce contexte social de « désenchantement » vis-à-vis de ces formes de participation politique. Mais ce désenchantement concerne les institutions politiques et non eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’une crise d’identité. Et cela n’implique ni regret ni culpabilité. On peut dire que « la jeunesse des années 80 n’était pas, au début des années 90, ni historique ni civiquement “endommagée”, bien au contraire. Parce qu’elle n’a pas été endommagée, mais trompée, ce qui n’est pas la même chose. » (Ibid. : 260)
De fait, les jeunes qui gardent un silence indifférent envers la participation politico-électorale, ont accompli un retour vers des formes horizontales d’organisation et d’expression, opérant ainsi une reconstruction et une réappropriation de sa propre définition comme acteur juvénile :
« Le nouvel acteur juvénile apparaît comme une “masse” anonyme, mais avec un “haut” niveau d’éducation ; avec quelques “leaders nationaux”, mais plusieurs “moniteurs locaux” ; avec des organisations de représentativité douteuse, mais des milliers de “réseaux locaux” difficiles à identifier et à réprimer, sans aucune “idéologie générale reconnue” et avec “une diversité des expressions culturelles”. » (Ibid. : 234)
Ce processus a eu pour conséquence la disparition des lycéens comme acteur politique pendant la première décennie post-dictature. Mais, bien que les années 90 aient été caractérisées par le retrait des jeunes de la politique traditionnelle, cela ne signifie pas qu’ils ont arrêté de penser et d’agir politiquement. Cette jeunesse commence en effet à s’organiser et à agir de façon autonome vis-à-vis des institutions et des classes dirigeantes. Depuis le retour de la démocratie, on a assisté à l’augmentation et à la structuration de différents groupes, réseaux, collectifs et mouvements, parmi d’autres expressions de l’action collective, qui auront une grande influence sur la réarticulation politique des lycéens à partir de l’année 2000.
Références
ALVAREZ, Rolando, « Las Juventudes comunistas de Chile y el movimiento estudiantil secundario : un caso de radicalización política de masas (1983 – 1988) », Alternativa, n° 23. ICAL, Chile : http://www.ical.cl/?option=com_docman&task=doc_download&gid=12&Itemid=33
GUILLAUDAT, Patrick et MOUTERDE, Pierre, Les mouvements sociaux au Chili : 1973 – 1993, Paris, l’Harmattan, 1995.
SALAZAR, Gabriel et PINTO, Julio, Historia contemporánea de Chile V. Niñez y Juventud, Santiago de Chile, LOM, 2002.
Source de l’article : [Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3034.
->http://www.alterinfos.org/spip.php?article5179]
Notes
[1] Dans l’hémisphère sud, les saisons sont inversées par rapport à celles de l’hémisphère nord – note DIAL.
[2] Coalition politique de centre-gauche, composée principalement des partis suivants : Démocratie chrétienne (DC), Parti pour la démocratie (PPD), Parti radical (PR) et Parti socialiste (PS). Depuis 1990, la Concertation a été au pouvoir pendant quatre mandats présidentiels. Michelle Bachelet, qui a été la quatrième présidente de la coalition, a fini son mandat en mars 2010.
[3] Le 7 mars 1990 – note DIAL.
[4] Les organisations zonales correspondent à la division nord, sud, est et ouest du « Grand Santiago ». C’était le Front unitaire démocratique d’enseignement secondaire (« Frente Unitario Democrático de Enseñanza Media » en espagnol, FUDEM), l’Union d’étudiants du secondaire (UES), le Mouvement des étudiants démocratiques (MED) et l’Organisation démocratique des étudiants du secondaire (ODES).