Colonie ou souveraineté technologique ?

Par Arís­tides Silvestris

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Estra­te­gia


Tra­duit par ZIN TV

Les illus­tra­tions sont de Bra­dy Izquierdo

EN LIEN :

Arís­tides Sil­ves­tris est ingé­nieur en télé­com­mu­ni­ca­tions et Mas­ter en sciences de l’in­gé­nieur (UNRC). Cher­cheur de l’Ob­ser­va­toire de l’éner­gie, de la science et de la tech­no­lo­gie asso­cié à la pla­te­forme People and Science et au Centre lati­no-amé­ri­cain d’a­na­lyse stra­té­gique (CLAE).

Au fil des ans, il est deve­nu évident que les chan­ge­ments cultu­rels et tech­no­lo­giques se pro­duisent en moins de temps. Nous sommes plon­gés dans un monde qui marche de plus en plus sur les bases de la numé­ri­sa­tion et de la vir­tua­li­sa­tion de l’économie.

La région lati­no-amé­ri­caine a besoin d’in­ves­tis­se­ments impor­tants pour garan­tir son inser­tion dans ce nou­veau monde. Dans le cadre de quel modèle d’in­ves­tis­se­ment et de déve­lop­pe­ment les nou­velles infra­struc­tures sont-elles déployées ? Sera-t-il pos­sible de pro­po­ser une approche dif­fé­rente, sans deve­nir otages des géants tech­no­lo­giques, en garan­tis­sant le droit à la vie pri­vée, la sou­ve­rai­ne­té sur les don­nées et l’ac­cès à la connectivité ?

Dans notre vie quo­ti­dienne, nous uti­li­sons constam­ment l’in­ter­net pour com­mu­ni­quer et obte­nir des infor­ma­tions, pour tra­vailler, pour nous édu­quer et nous dis­traire. L’in­ter­net est deve­nu plus qu’une tech­no­lo­gie, il est deve­nu un nou­veau mode de vie et de rela­tions entre les per­sonnes. De plus, le contexte de Covid-19 a appro­fon­di cette ten­dance, deve­nant ain­si un média­teur de notre vie quotidienne.

L’u­ti­li­sa­tion de réseaux sociaux tels que Face­book, Ins­ta­gram ou Twit­ter, l’é­coute de musique sur des pla­te­formes telles que Spo­ti­fy, Apple­Mu­sic, Dee­zer, Google Play Music, le vision­nage de films sur Ama­zon Prime Video, Net­flix et de vidéos sur You­tube, ou encore les paie­ments par banque numé­rique, entre autres, sont des opé­ra­tions sou­te­nues par de grands centres de trai­te­ment de don­nées ou aus­si appe­lés DC, “Data­Cen­ters” en anglais, dis­tri­bués dans le monde entier.

En d’autres termes, les DC sont deve­nus l’é­pine dor­sale de la révo­lu­tion technologique.

Le tra­fic Inter­net mon­dial a aug­men­té de près de 40 % entre février et la mi-avril 2020 et la demande de don­nées et de ser­vices numé­riques devrait pour­suivre sa crois­sance expo­nen­tielle dans les années à venir. Le tra­fic Inter­net mon­dial — dû aux nou­veaux déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques — devrait dou­bler d’i­ci 2022 pour atteindre 4,2 zet­ta­bytes par an, en consi­dé­rant qu’un zet­ta­byte équi­vaut à un mil­liard de gigabytes.

En ce sens, l’é­norme quan­ti­té de don­nées pro­duites entraîne des chan­ge­ments dans les infra­struc­tures, tant pour la trans­mis­sion que pour la capa­ci­té de sto­ckage et de trai­te­ment, ce qui s’ac­com­pagne d’une forte demande en énergie.

En ce qui concerne la trans­mis­sion, les entre­prises tech­no­lo­giques inves­tissent de plus en plus dans les infra­struc­tures et les four­nis­seurs de conte­nu tels que Micro­soft, Google, Face­book et Ama­zon pos­sèdent ou louent désor­mais plus de la moi­tié de la bande pas­sante sous-marine en fibre optique. On estime que 97 % des connexions mon­diales sont réa­li­sées par des câbles sous-marins à fibres optiques qui atteignent ensuite les villes par d’autres technologies.

En outre, de fortes avan­cées ont été consta­tées dans la région de l’A­mé­rique latine. Google a été à l’o­ri­gine du déve­lop­pe­ment des câbles sous-marins à fibres optiques Curie (reliant le Chi­li aux États-Unis), Monet (Bré­sil — États-Unis) et Junior (reliant les villes de Praia Grande et Rio de Janei­ro au Brésil).

En novembre 2020, les opé­ra­tions ont com­men­cé pour pro­lon­ger le câble Tan­nat (qui relie le Bré­sil et l’U­ru­guay) jus­qu’à la côte de Las Toni­nas en Argen­tine, sur une lon­gueur de 400 kilo­mètres, une tâche mise en œuvre par la socié­té Alca­tel Sub­ma­rine Net­works (ASN). Le der­nier tron­çon com­prend 6 paires de fibres, dont 4 appar­tiennent à Google et 2 à l’AN­TEL (Admi­nis­tra­tion natio­nale des télé­com­mu­ni­ca­tions de l’Uruguay).

D’autres grandes entre­prises, telles que Face­book, s’at­taquent à un autre type de solu­tion, grâce à un accord avec la socié­té amé­ri­caine de satel­lites Hughes Com­mu­ni­ca­tions pour connec­ter les uti­li­sa­teurs au Bré­sil, en Colom­bie, au Mexique, au Pérou et au Chi­li. Hughes Com­mu­ni­ca­tions, qui appar­tient à EchoS­tar Cor­po­ra­tion, est sou­te­nue par plu­sieurs fonds finan­ciers anglo-américains.

En outre, un appel d’offres a été lan­cé pour l’ins­tal­la­tion de plu­sieurs DC dans la région, négo­ciant des exo­né­ra­tions fis­cales ou des rabais sur les tarifs d’élec­tri­ci­té aux États natio­naux. Ces der­nières années, Oracle et Micro­soft ont acquis une forte pré­sence au Chi­li, comme l’a décla­ré le pré­sident de Micro­soft, Brad Smith : “Tout comme les che­mins de fer, les cen­trales élec­triques, les routes et les aéro­ports ont aidé le Chi­li à se pro­je­ter dans l’a­ve­nir, les centres de don­nées sont deve­nus l’in­fra­struc­ture de pointe du XXIe siècle”.

Position dominante : États versus technologie

Les grandes entre­prises, appe­lées “Big Tech”, ont été mises en garde dans plu­sieurs pays en rai­son de leurs pra­tiques de posi­tion domi­nante, ce qui a sus­ci­té d’é­normes contro­verses. En juin 2019, une enquête a com­men­cé à cor­ro­bo­rer le mode de fonc­tion­ne­ment de plu­sieurs d’entre eux.

Le 29 juillet 2020, les PDG de Face­book, Google, Apple et Ama­zon, ont témoi­gné vir­tuel­le­ment devant une com­mis­sion du Congrès éta­su­nien lors d’une audi­tion anti­trust exa­mi­nant le pou­voir de mar­ché et les éven­tuels abus de concur­rence de ces entreprises.

Après 16 mois d’en­quête, en octobre 2020, la com­mis­sion anti­trust de la Chambre des repré­sen­tants éta­su­nienne a publié un rap­port concluant que les quatre géants tech­no­lo­giques se sont livrés à des tac­tiques anti­con­cur­ren­tielles et a recom­man­dé une restruc­tu­ra­tion pour pré­ve­nir les abus de pouvoir.

Cepen­dant, en conti­nuant avec les mêmes contour­ne­ments, le 12 décembre, la Com­mis­sion fédé­rale du com­merce des États-Unis a dépo­sé des accu­sa­tions d’an­ti­trust contre Face­book en rai­son de sa ges­tion d’Ins­ta­gram et de What­sApp.

L’U­nion euro­péenne et le Royaume-Uni ont pris des che­mins simi­laires au début du mois de juillet 2020, en enquê­tant sur leurs pra­tiques com­mer­ciales. Cette ques­tion s’est appro­fon­die dans plu­sieurs pays du vieux conti­nent : en juillet en Alle­magne et en octobre en France et au Dane­mark. Et le 10 novembre 2020, l’U­nion euro­péenne a por­té des accu­sa­tions contre Ama­zon.

Puis, le 27 novembre 2020, l’Au­to­ri­té bri­tan­nique de la concur­rence et des mar­chés (CMA) a annon­cé qu’elle impo­se­rait un nou­veau régime de concur­rence en 2021 pour empê­cher Google et Face­book d’u­ti­li­ser leur posi­tion domi­nante pour évin­cer les petites entre­prises et nuire aux consommateurs.

Enfin, en décembre 2020, un ensemble de pro­jets de poli­tiques a été publié qui obli­ge­rait ces entre­prises à modi­fier leurs pra­tiques commerciales.

Les chan­ge­ments de modèles éco­no­miques et de régle­men­ta­tions ont sou­vent d’im­menses réper­cus­sions, comme ce fut le cas en Aus­tra­lie le 18 février 2021. La loi aus­tra­lienne oblige Google et Face­book à payer les médias du pays pour la publi­ca­tion de leur conte­nu après que Face­book ait mené un black-out de l’in­for­ma­tion dans ce pays et dans d’autres pays où les gou­ver­ne­ments envi­sagent des lois similaires.

À leur tour, des géants finan­ciers mon­diaux tels que The Van­guard Group Inc, Bla­ckrock Inc, State Street Cor­po­ra­tion et Price (T.Rowe) Asso­ciates, détiennent une par­ti­ci­pa­tion de plus de 18 % dans cha­cune de ces sociétés.

Ces pour­cen­tages assurent leur posi­tion domi­nante sur le mar­ché et garan­tissent leur influence sur les actifs tech­no­lo­giques de der­nière géné­ra­tion liés à la numé­ri­sa­tion et à la vir­tua­li­sa­tion de l’é­co­no­mie, ayant la capa­ci­té d’im­po­ser des condi­tions fortes aux autres, même aux États-nations.

Traitement souverain des données

Au XXIe siècle, le sto­ckage des don­nées est un fac­teur cru­cial. Nous nous deman­dons sou­vent à qui appar­tiennent les don­nées, les méta­don­nées et leurs déri­vés, ain­si que la vie pri­vée de chaque uti­li­sa­teur : com­bien d’in­for­ma­tions pri­vées par­tage-je sans le savoir, et à quoi servent-elles ? Ces ques­tions res­tent sou­vent sans réponse et font de nous les otages de ces grandes entreprises.

De plus, en rai­son de la dis­tri­bu­tion mon­diale des DC, il est très dif­fi­cile d’a­voir un contrôle ter­ri­to­rial des infor­ma­tions sur les utilisateurs.

Dans ce sens, l’Ar­gen­tine et l’U­ru­guay ont des DC publiques natio­nales (ARSAT et ANTEL res­pec­ti­ve­ment) avec des cer­ti­fi­ca­tions inter­na­tio­nales (Tier III) et des poli­tiques publiques de trans­pa­rence. Cela pré­sente de grands avan­tages pour ces pays, puisque les infor­ma­tions qui y sont héber­gées leur confèrent une cer­taine sou­ve­rai­ne­té et un cadre régle­men­taire sur les données.

Les deux pays dis­posent éga­le­ment d’un réseau de fibres optiques déployé sur leur ter­ri­toire. Le réseau fédé­ral de fibre optique (Refe­fo) est né en 2010 dans le cadre du plan “Argen­ti­na Conec­ta­da”, afin de four­nir un ser­vice Inter­net à tous les coins du pays à un prix rai­son­nable, avec son ensemble de satel­lites géostationnaires.

Pour sa part, l’ANTEL a com­men­cé sa pose en décembre 2011 dans le but de posi­tion­ner l’U­ru­guay comme une réfé­rence dans la région en inté­grant des tech­no­lo­gies avan­cées. Jus­qu’à pré­sent, plus d’un mil­lion de foyers sont connectés.

La mise en œuvre de nou­velles tech­no­lo­gies, telles que les ser­vices Cloud et les plates-formes d’a­na­lyse de don­nées volu­mi­neuses — qui tirent par­ti des infra­struc­tures déjà ins­tal­lées — peut être un vec­teur de déve­lop­pe­ment pour la région.

À cette fin, il convient d’en­cou­ra­ger et de pro­mou­voir l’ar­ti­cu­la­tion avec d’autres sec­teurs, en faci­li­tant l’u­ti­li­sa­tion de ces ser­vices aux PME, aux coopé­ra­tives, aux orga­ni­sa­tions sociales, aux syn­di­cats, aux uni­ver­si­tés, aux admi­nis­tra­tions natio­nales, pro­vin­ciales et muni­ci­pales, à des prix acces­sibles et compétitifs.

En bref, l’ère numé­rique exige et exi­ge­ra une infra­struc­ture dyna­mique et robuste pour se main­te­nir, et les pays ou régions qui n’ont pas la ges­tion et l’ad­mi­nis­tra­tion de ces tech­no­lo­gies seront subor­don­nés aux grands acteurs qui ont ten­dance à impo­ser des pra­tiques de posi­tion domi­nante comme cela s’est pro­duit dans d’autres par­ties du monde.

Et c’est pour­quoi nous nous deman­dons quelle serait la meilleure façon d’a­bor­der ce grand pro­blème que le 21e siècle nous réserve. Pour­rions-nous envi­sa­ger un pro­gramme d’au­to­no­mi­sa­tion pour pro­mou­voir le déve­lop­pe­ment des nou­velles tech­no­lo­gies dans les PME, les coopé­ra­tives, les uni­ver­si­tés, les orga­ni­sa­tions sociales, les agences gou­ver­ne­men­tales de manière articulée ?

Le déve­lop­pe­ment de mul­tiples centres de don­nées natio­naux répar­tis dans les pays nous rap­pro­che­rait-il d’une amé­lio­ra­tion de la sou­ve­rai­ne­té sur les don­nées ? Est-il pos­sible de pro­po­ser des accords et des cadres régle­men­taires entre plu­sieurs pays favo­ri­sant l’in­té­gra­tion régio­nale, comme l’a fait l’U­nion euro­péenne ? C’est ce que pense l’Ob­ser­va­toire argen­tin de l’éner­gie, des sciences et des tech­no­lo­gies (OECYT).