Lettre de Paranesti
vendredi 1er juin 2012, par Nicholas Bell
C’est à Paranesti, au nord de Drama, sur les contreforts des Rhodopes, la chaîne de montagnes qui longe les deux côtés de la frontière avec la Bulgarie, que commence notre voyage. C’est la municipalité la plus grande et la moins peuplée de la Grèce, riche en immenses étendues de forêt. Nous y sommes allés pour participer à une bourse aux semences et une rencontre internationale de trois jours organisées par Peliti, une association créée il y a dix ans par Panagiotis et Sonia Sainatoudis.
De ce séjour d’à peine deux semaines en Grèce, nous retiendrons à quel point ce pays correspond peu à l’image caricaturale largement projetée par nos médias. Je n’évoquerai pas ici la profonde crise économique, sociale et humaine, les dégâts causés par les diktats européens et par la tristement célèbre troïka [1], les réductions de salaires de 20 %, 30 %, parfois même de 50 % ou 70 %, les retraites sabrées de 20 %, les coupes drastiques dans les budgets de la santé, les chiffres astronomiques du chômage, les 40 000 nouveaux sans-abri, le million de repas distribués gratuitement chaque jour par différents organismes, dont l’Eglise [2]… C’est une autre réalité que j’ai envie d’évoquer, celle que nous avons découverte dans des zones fortement rurales.
Première surprise de taille : à Paranesti, nous nous sommes trouvés au cœur du plus grand événement lié aux semences en Europe, emportés par une énergie et un enthousiasme époustouflants. Environ sept mille personnes étaient venues d’un peu partout en Grèce, de plusieurs régions et îles, apportant (et surtout emportant) des sachets de semences de variétés anciennes ou locales de légumes ou de céréales.
Tout a commencé dans les années 1990 lorsque Panagiotis a décidé de parcourir son pays en stop, sans argent, allant d’une région rurale à l’autre, à la recherche de ces variétés traditionnelles qui étaient déjà en train de se perdre. Il en a réuni environ 1 200, et se trouva vite dépassé par la tâche de sauvegarder et multiplier cette immense richesse. D’où la mise en place d’un réseau, Peliti — du nom d’un chêne —, qui réunit une dizaine de groupes locaux : à Komitini près de la frontière turque, à Ioannina du côté de l’Albanie, sur des îles comme Egine et Lefkada… Elle mène une forte activité dans les écoles de plusieurs régions. Cette année, ce fut le dixième et plus grand rassemblement organisé par l’association.
Plus de 20 000 sachets de semences ont été distribués ou échangés, sur la base du don ; un repas a été proposé aux participants, également gratuitement, grâce à une tonne et demie de légumes fournis par une cinquantaine de paysans locaux. Cette année, Peliti a l’intention de construire un nouveau bâtiment pour sa banque de semences et elle continuera à étendre son activité partout dans le pays.
Au fil des conversations (et des entretiens enregistrés pour Radio Zinzine), nous avons commencé à cerner certains traits essentiels de la société grecque, surtout en ce qui concerne les campagnes.
Ce n’est que relativement récemment que la Grèce existe comme nation. De 1453 à 1828, elle faisait partie de l’Empire Ottoman. En 1828, elle est reconnue pour la première fois, comprenant l’Attique, Athènes, le Péloponnèse et les Cyclades. Entre 1828 et 1948, le pays a doublé de surface environ tous les trente ans [3]. Or, chez les Ottomans, il n’existait pas de propriété privée du foncier. Toutes les terres appartenaient au Sultan, qui accordait l’usufruit de grands domaines à ses fidèles serviteurs. Dans les provinces, les Ottomans ont privilégié les petits paysans, moins susceptibles de menacer leur domination que des grands propriétaires et les notables locaux. Petit à petit, suite au départ des Turcs, les Grecs ont occupé les terres, souvent sans titre officiel ; de son côté l’Etat aussi a récupéré des surfaces, surtout celles qui appartenaient à l’Empire Ottoman. Ce qui explique, par exemple, que 95 % de la forêt en Grèce soit publique.
En 1922, suite au très grand et traumatisant échange de populations turques et grecques qui a vu un million et demi de réfugiés quitter l’Asie mineure pour la Grèce, une importante réforme agraire a été menée, parmi les plus radicales en Europe de l’Ouest, qui a distribué des terres à ceux qui les travaillaient. Grâce à cette réforme, la distribution de terres est relativement égalitaire, avec en général de cinq à vingt hectares par ferme.
L’exode rural en Grèce date surtout de la période qui a suivi la seconde guerre mondiale, et la guerre civile féroce menée entre 1945 et 1949. Il est peu connu que les Allemands ont détruit la quasi-totalité des gros bourgs de montagne de plus de deux mille habitants, ce qui a porté un coup terrible au tissu rural. L’exode a aussi été favorisé par la politique, soutenue par les Etats-Unis, visant à accroître l’offre immobilière dans les villes. Il a continué après l’entrée de la Grèce dans la Communauté européenne en 1981.
Mais le fait que ce fort mouvement de population vers les villes soit relativement récent a comme conséquence que les liens villes-campagnes restent très vivaces. La grande majorité des Grecs ont une partie de leur famille en ville et une autre dans un village. De toute façon, la famille reste une unité centrale très forte dans la vie hellénique. Les citadins gardent une relation affective et constante avec « leur » village, s’y rendant régulièrement pour des fêtes. Il existe, en plus, un phénomène très répandu, celui des associations au sein de la diaspora qui réunissent les ressortissants de tel village ou telle province.
Tout cela favorise fortement l’actuel mouvement dans l’autre sens, des villes vers la campagne. Certaines enquêtes évoquent le chiffre surprenant (et difficile à vérifier) d’un million et demi de Grecs qui seraient tentés par une telle démarche. Environ 50 000 l’auraient déjà entreprise.
Dimitris Goussios, professeur de géographie à l’université de Thessalie, évoque Ellinopyrgos, un petit village des contreforts qui entourent la plaine de Thessalie, peuplé aujourd’hui d’une centaine de personnes, presque toutes âgées. Peu de perspectives, on dirait. Faux : il existe depuis longtemps six associations créées par la diaspora originaire de ce village, en Australie, en Allemagne, aux Etats-Unis, à Athènes… qui regroupent 2 500 personnes. Plusieurs jeunes, toujours de familles originaires d’Ellinopyrgos, veulent y démarrer des activités agricoles ou maraîchères. Organisée avec l’aide du laboratoire dirigé par Dimitris Goussios, une conférence par satellite a pu réunir des habitants du village, les jeunes et des membres des six associations de la diaspora pour déterminer précisément comment le retour à la terre pourra être effectué et accompagné de la meilleure manière possible. De plus, ces associations citadines étroitement liées au village constituent un marché privilégié et très motivé pour les produits qui y seront fabriqués. C’est ainsi que ces associations sont en train de dépasser leur caractère traditionnel festif, culturel et patrimonial pour s’emparer de questions économiques et de l’installation de nouveaux paysans. Elles viennent de signer une charte de gouvernance territoriale avec comme objectif l’intégration de la diaspora au développement de la commune.
L’un de ces jeunes citadins a expliqué à Dimitris Goussios : « Je ne veux pas venir pour gagner de l’argent. Si je travaille dans une entreprise à Athènes, je vais gagner 400 euros ou 500 euros. C’est de l’esclavage pour moi. Ici, même si je gagne autant, c’est surtout la liberté que je retrouve. » Selon Goussios, « c’est la mentalité qui change vers le qualitatif, vers la qualité avec le collectif. L’individualisation n’est pas finie, mais elle n’est pas aussi forte qu’avant ».
Interrogé sur l’étonnant esprit de don au cœur du travail de Peliti, il poursuit : « Au moins pour la Grèce, après trois décennies d’hyperconsommation, la crise aidant, on fait une sorte de réévaluation de ce qu’on avait, de ce qu’on n’a plus. Il n’y a pas si longtemps, on n’avait pas seulement le don, mais aussi la réciprocité. Par exemple, ici, quand on construisait une maison, tout le monde au village y participait. Donc la solidarité, la réciprocité, le don, nous sommes en train de revoir tout ça. Ce qui est positif en Grèce c’est que ça existe encore, au moins dans les mémoires des gens, tandis qu’en France, comme l’exode date surtout du XIX siècle, il y a une coupure. Il n’y a plus de ponts, de passages, tandis qu’ici, même si c’est quelqu’un de la troisième génération, il a participé aux fêtes au village, il est venu rester dix ou quinze jours, le grand-père l’amenait voir les bêtes à l’étable. Il a donc un contact, même si c’est faible, et la démarche sera plus facile. »
Lors de notre passage à Thessalonique, la deuxième ville grecque, nous avons visité un jardin créé par deux cents citadins de différentes générations et professions sur un terrain militaire qu’ils ont occupé. Les légumes poussent, les jardiniers font les plans des plantations, et pour le moment personne ne les en empêche. Mais ils devront sans doute se battre pour pouvoir y rester. Depuis le début de la crise, de nombreux jardins collectifs ont ainsi poussé dans les villes grecques.
Un autre phénomène nouveau s’est développé très rapidement, largement connu aujourd’hui comme la « révolution des patates ». Au début de cette année, les producteurs de pommes de terre de la région de Nevrokopi, dans le nord du pays, se sont retrouvés avec une grosse récolte qu’ils n’arrivaient pas à vendre à un prix correct. Les supermarchés proposaient 15 centimes le kilo, ce qui ne couvre pas les coûts de production, et les revendaient à plus de 70 centimes. Ils ont réagi en distribuant des tonnes de patates gratuitement sur les places de grandes villes. Voyant cela, un professeur de sport à Katerini, Elias Tsolakidis, s’est mis en contact avec eux et a mis en place un système de commandes directes de consommateurs sur Internet. Désormais, les producteurs descendent dans de nombreuses villes, s’installent avec leurs camions sur des parkings et vendent les pommes de terre au prix de 25 centimes le kilo. Tout le monde y gagne, sauf les supermarchés bien évidemment, qui ont dû baisser leur prix de vente, même s’il reste encore trop élevé. Ce système a progressivement été étendu à d’autres produits, comme l’huile d’olive, la farine et le riz. L’opération, coordonnée par des bénévoles, a permis aux producteurs de Nevrokopi de vendre 17 000 tonnes de patates en quatre semaines. Plus de trois mille familles y participent déjà à Katerini, une ville de 60 000 habitants. Récemment, plus de 2 500 citoyens de Katerini ont goûté les différentes huiles d’olive et fait leur choix — un « exercice de démocratie », selon Tsolakidis.
A Thessalonique nous avons aussi assisté à un rassemblement public contre le projet d’une immense mine d’or à ciel ouvert dans la région de Halkidiki qui détruirait plusieurs villages et la forêt de Skouries, l’une des forêts les plus riches en biodiversité d’Europe. Les projets miniers semblent en recrudescence — on évoque notamment la présence d’uranium dans le Nord, près de la frontière bulgare. Lors de cette manifestation, nous avons rencontré Alexis Benos, professeur de médecine, qui se dit effrayé par les conséquences inévitables pour la santé publique, celle des ouvriers de la mine, de la population environnante et même plus lointaine, à cause de la poussière très volatile qu’elle générerait. De graves problèmes de pollution des nappes phréatiques sont à prévoir, à cause de l’utilisation massive de cyanure pour extraire l’or du minerai.
De nombreux Grecs craignent que l’Etat, sous pression, brade les richesses minérales de son sous-sol. D’autant que, dans une époque de crise profonde, les mouvements écologistes ont bien du mal à mobiliser la population. On peut aussi se faire du souci pour les forêts grecques, quasiment toutes publiques et peu exploitées.
Alexis Benos : « C’est vrai que c’est le désastre, comme une calamité naturelle qui s’abattrait dans les îles, partout. En tant que médecin, il faut vous dire que ces deux dernières années nous voyons une importante augmentation des suicides, et aussi des problèmes de santé, des problèmes psychologiques. En même temps, le gouvernement coupe, détruit le système public de santé.
Comment réagir ? Un mouvement de solidarité se développe ici, à Thessalonique, où nous avons créé un centre médical de solidarité. Nous sommes plus de soixante personnes qui travaillent dans le secteur de la santé, des médecins, des infirmières, des psychiatres. Nous allons au centre en dehors de nos heures de travail et nous prenons des rendez-vous avec des gens qui n’ont plus aucun accès aux soins parce qu’il n’y a plus de services publics ou qu’ils n’ont plus d’assurance. Auparavant, lorsque tu étais au chômage, tu avais une assurance ; maintenant c’est fini. Beaucoup de monde se retrouve dans cette situation-là. C’est vraiment une crise brutale pour ces gens qui n’étaient pas pauvres auparavant. Ils avaient un emploi ou un commerce, et brusquement ils ont tout perdu. Ce sont eux nos clients. Quand nous avons commencé notre centre médical solidaire nous pensions que la majorité des gens qui viendraient chez nous seraient des immigrés. Mais aujourd’hui 70 % sont des Grecs.
Ce qui rend optimiste, c’est que nous avons un mouvement avec diverses expressions de solidarité, comme vous avez vu aujourd’hui lors du rassemblement contre la mine d’or. C’est un mouvement qui s’agrandit, de solidarité mais aussi de résistance bien sûr. Nous avons un slogan essentiel : “Il ne faut laisser personne seul face à la crise”. »
Dimitris Goussios : « Je pense que la grande découverte, depuis les trois ou quatre ans que la crise domine, c’est que les gens commencent de plus en plus à comprendre et accepter que dans ce qu’on a rejeté dans les années 1970, il y a des choses qui sont comme des diamants. Ça peut être la solidarité, ça peut être la fête. De ce point de vue, je pense que la crise a des côtés positifs ; le plus positif de tout, c’est que les gens sont capables de chercher une voie alternative.
Dans un café, il y avait récemment une discussion pour savoir si on allait passer de la viande aux pois chiches. Dans les cafés ici c’est aussi la rigolade, c’est le théâtre de la Grèce antique, donc on ne sait pas quand on parle sérieusement ou quand on raconte des blagues. Un vieux a dit : “Ecoutez, moi j’ai fait de grandes fêtes dans ma jeunesse avec des pois chiches et après j’ai vu que de plus en plus de viande occupait la table. Donc faites attention, le vrai problème ce n’est pas si on va manger de la viande ou des pois chiches, le vrai problème, c’est de ne pas perdre la fête !” »
Notes
[1] La troïka désigne les représentants de la Commission européenne, du Fonds Monétaire International et de la Banque centrale européenne qui sont aujourd’hui les principaux bailleurs de fonds publics de la Grèce. En échange de leurs crédits ils imposent des plans d’austérité draconiens et la mise sous tutelle du pays.
[2] Sur une population totale de 10,5 millions.
[3] Il a obtenu les Iles Ioniennes en 1862, la Thessalie en 1881, la Macédoine et la Thrace en 1912 et enfin les Dodécanèses en 1948.
Source de l’article : Blog du diplo