Des inégalités salariales aux violences sexuelles : le quotidien des femmes au travail

En 2008, les écarts salariaux moyens entre hommes et femmes sont de 23,6 % dans le secteur privé. Et à l’heure où sonne la retraite, les femmes perçoivent, en moyenne, 40 % de moins que les hommes

Par Nol­wenn Wei­ler (17 jan­vier 2012)

En France, la moi­tié des sala­riés sont des femmes. Aux inéga­li­tés de salaires et de car­rières per­sis­tantes, qui se réper­cutent au moment de la retraite, s’ajoutent des vio­lences sexistes et sexuelles : chaque année 3 000 viols sont per­pé­trés sur le lieu de tra­vail, sou­vent dans une qua­si-impu­ni­té. Des asso­cia­tions et des syn­di­ca­listes se mobi­lisent sur ce sujet encore tabou.

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Pho­to de Robert Dois­neau, 1936 à Renault

« À tra­vail égal, salaire égal ! » Le slo­gan date de… 1972. Qua­rante ans plus tard, on est évi­dem­ment loin du compte. En 2008, les écarts sala­riaux moyens entre hommes et femmes sont de 23,6 % dans le sec­teur pri­vé et de 17 % dans la fonc­tion publique d’État. Et à l’heure où sonne la retraite, les femmes per­çoivent, en moyenne, 40 % de moins que les hommes. La struc­ture même de l’emploi explique en grande par­tie ces dif­fé­rences de reve­nus. Puisque les mes­sieurs ont des car­rières plus com­plètes – les trois quarts des temps par­tiels sont occu­pés par des femmes – et davan­tage d’emplois qua­li­fiés, donc mieux payés.

La lutte contre les temps par­tiels impo­sés, dont le nombre a explo­sé depuis les années 1990, appa­raît cru­ciale. Les syn­di­cats doivent aus­si faire de la lutte contre les inéga­li­tés hommes/femmes une ques­tion prio­ri­taire. C’est loin d’être le cas aujourd’hui. « Il y a des accords de prin­cipe, mais peu de bagarres sont menées, sou­ligne Annick Cou­pé, de l’Union syn­di­cale Soli­daires. Il semble que ce soit tou­jours moins grave pour une femme d’avoir un salaire réduit. »

Des inéga­li­tés peu combattues

En 2008, au moment, où débute la crise, des négo­cia­tions sont menées entre les syn­di­cats et le patro­nat. Les mesures d’aides au chô­mage par­tiel sont acti­vées. « C’est très bien. Il fal­lait le faire, com­mente Annick Cou­pé. Mais qui s’est déjà posé la ques­tion des salaires ampu­tés des cais­sières, par exemple ? Qui s’est deman­dé com­ment, elles, bouclent leurs fins de mois ? Il est encore très ancré que les salaires des femmes viennent en appoint. »

Divers textes, arra­chés au fil des années, men­tionnent l’obligation pour les par­te­naires sociaux de négo­cier sur ces ques­tions. En 1983, est impo­sé le rap­port annuel de situa­tion com­pa­rée (RSC) entre les hommes et les femmes, pour les entre­prises de plus de 300 sala­riés du sec­teur pri­vé. À par­tir de 2001, direc­tion et syn­di­cats sont tenus de négo­cier sur l’égalité professionnelle.

Cinq ans plus tard, en 2006, appa­raît l’engagement de réduire les écarts sala­riaux. Des mesures per­met­tant de sup­pri­mer les écarts de rému­né­ra­tion doivent être prises avant le 31 décembre 2010. Et, depuis le 1er jan­vier der­nier, les entre­prises d’au moins 50 sala­riés doivent dis­po­ser d’un accord col­lec­tif sur l’égalité pro­fes­sion­nelle ou, au mini­mum, d’un plan d’action.

Mais ce der­nier impé­ra­tif n’est, pas plus que les pré­cé­dents, assor­ti de mesures réel­le­ment coer­ci­tives. « Si rien n’a été mise en place au moment où passe l’inspecteur du tra­vail, l’employeur a six mois pour remé­dier à la situa­tion. Au terme de ce délai, il peut-être condam­né à des péna­li­tés finan­cières d’un mon­tant maxi­mum de 1% de la masse sala­riale… mais cela reste à appré­cier par l’inspecteur », regrette Annick Coupé.

Décon­ta­mi­na­tion mentale

L’emploi des femmes pâtit aus­si de la très inégale répar­ti­tion de l’exercice des res­pon­sa­bi­li­tés fami­liales. « Les hommes n’assurent que 35 % des tâches domes­tiques, et cette pro­por­tion n’évolue que très len­te­ment : le ratio n’a aug­men­té que de 3 % entre 1986 et 1999 ! », rap­pelle Annick Cou­pé. Elle sou­hai­te­rait que syn­di­cats, patro­nat et pou­voirs publics encou­ragent davan­tage les hommes à prendre leurs congés pater­ni­té et paren­tal. « Alors que les hommes en couple res­tent, pour 90 % d’entre eux, à temps plein quel que soit le nombre de leurs enfants, les femmes ne sont plus que 68 % à tra­vailler à temps com­plet avec un enfant et seule­ment 39 % avec plu­sieurs enfants », détaille l’Observatoire des inégalités.

Selon Domi­nique Meda, socio­logue, inter­viewée par nos confrères d’Alter­na­tives éco­no­miques, il fau­drait aus­si « sou­mettre l’ensemble de la socié­té à une grande “décon­ta­mi­na­tion”, à une radio­gra­phie de tous les sté­réo­types de genre qui expliquent, de proche en proche, l’ensemble des inéga­li­tés : petites filles moins encou­ra­gées dans les petites classes, sté­réo­types sur les métiers “fémi­nins” et “mas­cu­lins” véhi­cu­lés par les familles, le corps ensei­gnant et les médias tout au long de la sco­la­ri­té, pré­ju­gés sur les rôles fami­liaux qui font obs­tacle à un par­tage égal des res­pon­sa­bi­li­tés pro­fes­sion­nelles… »

3 000 viols au tra­vail par an

Très répan­dues dans le monde du tra­vail, et le plus sou­vent impu­nies, les vio­lences sexistes et sexuelles par­ti­cipent elles aus­si à une per­sis­tance des inéga­li­tés, en même temps qu’elles les génèrent. Le seul son­dage natio­nal sur ce sujet date de 1991 [[Son­dage Louis Har­ris.]]. 19 % des femmes actives déclarent alors avoir été vic­times ou témoins de har­cè­le­ment sexuel au cours de leur vie. Seize ans plus tard, en 2007, une enquête de l’Insee montre que près de 5 % des viols dont les femmes sont vic­times se pro­duisent sur le lieu de tra­vail. Soit envi­ron 3 000 par an.

Sur les 400 dos­siers sui­vis en 2010 par l’Association euro­péenne de lutte contre les vio­lences sexuelles et sexistes au tra­vail (AVFT), on relève 37 % de har­cè­le­ment sexuel, 36 % d’agressions sexuelles et 17 % de viols. « Sachant que, dans la plu­part des cas, il y a cumul d’infractions », sou­ligne Mari­lyn Bal­deck, juriste et délé­guée géné­rale de l’association.

Dans 80 % des cas, l’agresseur est un supé­rieur hié­rar­chique. Les 20 % res­tant sont com­mis par des col­lègues. Tous les corps de métiers sont concer­nés : bâti­ment, biblio­thèque, consu­lat, groupe de cos­mé­tique, café, sec­teur aéro­nau­tique, armée, minis­tères… font par­tie des nom­breux sec­teurs réper­to­riés par l’association en 2011.

Impu­ni­té pour tous, ou presque

« Je savais que ça exis­tait, mais quand ça m’est tom­bé des­sus, je n’ai rien com­pris », raconte Julie, 27 ans, secré­taire dans un hôpi­tal. « Un soir, alors que je m’apprêtais à quit­ter le bou­lot, mon supé­rieur hié­rar­chique m’a pas­sé la main sous le tee-shirt, il m’a tou­ché les seins, et le bas du ventre. » Très en colère, et déci­dée à faire res­pec­ter ses droits, elle est allée por­ter plainte au com­mis­sa­riat, où elle a été très bien reçue. « Mieux que par ma direc­tion, note-elle, qui m’a dit que j’avais sans doute mal inter­pré­té son geste et qu’il valait mieux que je me taise. »

Convo­quée à plu­sieurs reprises au com­mis­sa­riat, puis sou­mise à une exper­tise psy­cho­lo­gique, Julie a fina­le­ment reçu, huit mois après avoir por­té plainte, la noti­fi­ca­tion de clas­se­ment sans suite de sa plainte, pour « preuves insuf­fi­santes ». Pour le moment, son agres­seur conti­nue tran­quille­ment d’aller au tra­vail. Alors qu’elle a été arrê­tée plu­sieurs mois, et a subi, à la suite de cette agres­sion, divers sou­cis fami­liaux. Bien sou­vent, quand les vio­lences sont des agres­sions ou des viols, les femmes quittent leur emploi, en démis­sion­nant ou en étant licen­ciées en rai­son d’une décla­ra­tion d’inaptitude par la méde­cine du travail.

« Les har­ce­leurs agissent parce qu’ils ont une qua­si-cer­ti­tude d’impunité, regrette Mari­lyn Bal­deck. En 2009, il y a eu 78 condam­na­tions pour har­cè­le­ment sexuel. Dont 25 % cumu­lés avec des agres­sions sexuelles. » Et selon les juristes de l’AVFT, ce très faible pour­cen­tage de condam­na­tions est direc­te­ment lié à la défi­ni­tion même de l’infraction, trop éva­sive. « La loi ne dit pas ce qu’est le har­cè­le­ment. Il est écrit : “Le fait de har­ce­ler autrui dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle.” Mais les vio­lences sont beau­coup plus larges que les com­por­te­ments visant à cou­cher. Ce devrait être tout ce qui gâche la vie des vic­times, peu importe l’intention du har­ce­leur ! » Dans la légis­la­tion euro­péenne, dont l’AVFT aime­rait que la France s’inspire, l’intentionnalité de l’auteur n’est pas requise. Les effets du com­por­te­ment dénon­cé peuvent suf­fire à carac­té­ri­ser l’infraction.

Des délits qui ne sont pas des blagues

Attou­che­ments, obli­ga­tion à regar­der des sites por­no­gra­phiques, confi­dences intimes, blagues qui ne font rire que ceux qui les for­mulent, agres­sions, viols… Les com­por­te­ments pou­vant plom­ber la vie des femmes au tra­vail sont divers et variés. « Mais le mal-être géné­ré n’est pas expri­mé par les femmes, constate Annick Cou­pé. Elles sont convain­cues de ne pas être nor­males. Elles se débrouillent avec ce qui leur arrive. »

Et les syn­di­cats ne sont pas assez pré­sents à leurs côtés. « Nous avons trop sou­vent ten­dance à ren­voyer les per­sonnes qui s’adressent à nous vers des asso­cia­tions. Ou, pire, à mini­mi­ser le pro­blème. Ce qui nous décré­di­bi­lise tota­le­ment », ajoute Chris­tophe Dague, de la CFDT, en charge du pro­gramme Res­pec­tées. Ins­tau­ré en 2009, le dis­po­si­tif pro­pose for­ma­tions et sen­si­bi­li­sa­tions des mili­tants : délé­gués syn­di­caux, délé­gués du per­son­nel, conseillers prud’hommes, conseillers du salarié…

« L’objectif est que ces mili­tants soient iden­ti­fiés comme aidants par les vic­times et qu’ils fassent de la pré­ven­tion », explique Chris­tophe Dague. À Soli­daires, la for­ma­tion des délé­gués syn­di­caux devrait com­men­cer cette année. « Il s’agit de rap­pe­ler que cela existe et dire que ce n’est pas extra-syn­di­cal. Seule la vigi­lance col­lec­tive peut être effi­cace. C’est trop com­pli­qué pour les vic­times de se défendre seules, explique Annick Cou­pé. Mais cette pre­mière prise de conscience ren­contre beau­coup de résis­tance. Trop d’entre nous res­tent per­sua­dés qu’il s’agit d’une affaire pri­vée. »

Res­pon­sa­bi­li­té de l’employeur

Au sein des comi­tés d’hygiène, de sécu­ri­té et des condi­tions de tra­vail (CHSCT), dans les com­mis­sions éga­li­té, en tant que délé­gués syn­di­caux ou délé­gués du per­son­nel, cha­cun peut, à son échelle, faire de la pré­ven­tion. « Nom­mer les infrac­tions est un préa­lable indis­pen­sable », explique Frank Miku­la, pré­sident de l’Union des navi­gants de l’aviation civile (Unac). C’est l’objet du bul­le­tin édi­té par le syn­di­cat et qui a été dis­tri­bué en 2011 aux 15 000 ste­wards et hôtesses de l’air d’Air France. « Avec, en plus, la for­ma­tion de nos délé­gués, nous espé­rons agir en amont des vio­lences, en plus de pou­voir accueillir les vic­times. »

« Nous enten­dons aus­si mettre les employeurs face à leurs res­pon­sa­bi­li­tés, insiste Frank Miku­la. Une hôtesse de l’air d’une cin­quan­taine d’années est venue me racon­ter il y a peu qu’elle s’était plainte à son mana­ger du fait que son com­man­dant de bord lui avait posé la main sur les cuisses. “ À ton âge, du devrais être flat­tée”, lui a‑t-il rétor­qué. C’est abso­lu­ment scan­da­leux ! Je suis allée voir la direc­tion des res­sources humaines pour qu’ils se rendent compte que le défaut de for­ma­tion et d’information de leurs équipes est grave, et qu’il faut y remé­dier ! »

Dans le code du tra­vail, il est pré­ci­sé que l’employeur doit prendre des mesures pour pré­ve­nir le har­cè­le­ment et les agres­sions sexuelles et sexistes. « Et tout le monde a des pré­ro­ga­tives sta­tu­taires et légales sur ces ques­tions, reprend Mari­lyn Bal­deck. Le méde­cin du tra­vail peut exi­ger de l’employeur qu’il trouve une solu­tion. L’inspecteur du tra­vail peut sai­sir le pro­cu­reur et dili­gen­ter une enquête. Mais cela n’a jamais été une prio­ri­té et, en plus, ces deux corps sont en train de dis­pa­raître pure­ment et sim­ple­ment. »

Tolé­rance zéro

Pour Annick Cou­pé, il est impor­tant de « rap­pe­ler les souf­frances vécues » pour éclai­rer les uns et les autres. L’instauration de la tolé­rance zéro semble aus­si indis­pen­sable. « Il faut faire des rap­pels à la règle régu­liers, reprend Chris­tophe Dague. Les agres­seurs savent mesu­rer leurs risques. Si le cadre d’équipe dit et répète que ce ne sera pas tolé­ré. S’il pré­cise que les sanc­tions seront immé­diates, licen­cie­ment inclus, les gars ont – curieu­se­ment – moins de pul­sions sexuelles irré­pres­sibles… »

« Le monde du tra­vail doit par­ti­ci­per à la trans­for­ma­tion de notre socié­té vers plus d’égalité entre les hommes et les femmes », insiste Annick Cou­pé. Les acteurs asso­cia­tifs et syn­di­caux qui ont enta­mé ce long mais indis­pen­sable tra­vail concèdent que cela prend du temps… et que ce n’est jamais gagné. Rai­son de plus pour s’y mettre au plus vite.

Nol­wenn Wei­ler pour Bas­ta­mag