Entretien entre Foucault et Deleuze

Par Michel Foucault

Les intel­lec­tuels et le pouvoir.

Michel Fou­cault : Un mao me disait : « Sartre, je com­prends bien pour­quoi il est avec nous, pour­quoi il fait de la poli­tique et dans quel sens il en fait ; toi, à la rigueur, je com­prends un peu, tu as tou­jours posé le pro­blème de l’enfermement. Mais Deleuze, vrai­ment, je ne com­prends pas. » Cette ques­tion m’a pro­di­gieu­se­ment éton­né, parce que moi, ça me paraît très clair.

Gilles Deleuze : C’est peut-être que nous sommes en train de vivre d’une nou­velle manière les rap­ports théo­rie-pra­tique. Tan­tôt on conce­vait la pra­tique comme une appli­ca­tion de la théo­rie, comme une consé­quence, tan­tôt, au contraire, comme devant ins­pi­rer la théo­rie, comme étant elle-même créa­trice pour une forme de théo­rie à venir. De toute façon, on conce­vait leurs rap­ports sous forme d’un pro­ces­sus de tota­li­sa­tion, dans un sens ou dans l’autre. Peut-être que, pour nous, la ques­tion se pose autre­ment. Les rap­ports théo­rie-pra­tique sont beau­coup plus par­tiels et frag­men­taires. D’une part, une théo­rie est tou­jours locale, rela­tive à un petit domaine, et elle peut avoir son appli­ca­tion dans un autre domaine, plus ou moins loin­tain. Le rap­port d’application n’est jamais de res­sem­blance. D’autre part, dès que la théo­rie s’enfonce dans son propre domaine, elle abou­tit à des obs­tacles, des murs, des heurts qui rendent néces­saire qu’elle soit relayée par un autre type de dis­cours (c’est cet autre type qui fait pas­ser éven­tuel­le­ment à un domaine dif­fé­rent). La pra­tique est un ensemble de relais d’un point théo­rique à un autre, et la théo­rie, un relais d’une pra­tique à une autre. Aucune théo­rie ne peut se déve­lop­per sans ren­con­trer une espèce de mur, et il faut la pra­tique pour per­cer le mur. Par exemple, vous, vous avez com­men­cé par ana­ly­ser théo­ri­que­ment un milieu d’enfermement comme l’asile psy­chia­trique au XIXe siècle dans la socié­té capi­ta­liste. Puis vous débou­chez sur la néces­si­té que des gens pré­ci­sé­ment enfer­més se mettent à par­ler pour leur compte, qu’ils opèrent un relais (ou bien, au contraire, c’est vous qui étiez déjà un relais par rap­port à eux), et ces gens se trouvent dans les pri­sons, ils sont dans les pri­sons. Quand vous avez orga­ni­sé le Groupe d’information sur les pri­sons, ç’a été sur cette base : ins­tau­rer les condi­tions où les pri­son­niers pour­raient eux-mêmes par­ler. Ce serait tout à fait faux de dire, comme sem­blait dire le mao, que vous pas­siez à la pra­tique en appli­quant vos théo­ries. Il n’y avait là ni appli­ca­tion, ni pro­jet de réforme, ni enquête au sens tra­di­tion­nel. Il y avait tout autre chose : un sys­tème de relais dans un ensemble, dans une mul­ti­pli­ci­té de pièces et de mor­ceaux à la fois théo­riques et pra­tiques. Pour nous, l’intellectuel théo­ri­cien a ces­sé d’être un sujet, une conscience repré­sen­tante ou repré­sen­ta­tive. Ceux qui agissent et qui luttent ont ces­sé d’être repré­sen­tés, fût-ce par un par­ti, un syn­di­cat qui s’arrogeraient à leur tour le droit d’être leur conscience. Qui parle et qui agit ? c’est tou­jours une mul­ti­pli­ci­té, même dans la per­sonne qui parle ou qui agit. Nous sommes tous des grou­pus­cules. Il n’y a plus de repré­sen­ta­tion, il n’y a que de l’action, de l’action de théo­rie, de l’action de pra­tique dans des rap­ports de relais ou de réseaux.

MF : Il me semble que la poli­ti­sa­tion d’un intel­lec­tuel se fai­sait tra­di­tion­nel­le­ment à par­tir de deux choses : sa posi­tion d’intellectuel dans la socié­té bour­geoise, dans le sys­tème de la pro­duc­tion capi­ta­liste, dans l’idéologie qu’elle pro­duit ou impose (être exploi­té, réduit à la misère, reje­té, « mau­dit », accu­sé de sub­ver­sion, d’immoralité, etc.) ; son propre dis­cours en tant qu’il révé­lait une cer­taine véri­té, qu’il décou­vrait des rap­ports poli­tiques là où l’on n’en per­ce­vait pas. Ces deux formes de poli­ti­sa­tion n’étaient pas étran­gères l’une à l’autre, mais ne coïn­ci­daient pas non plus for­cé­ment. Il y avait le type du « mau­dit » et le type du « socia­liste ». Ces deux poli­ti­sa­tions se confon­dirent faci­le­ment en cer­tains moments de réac­tion vio­lente de la part du pou­voir, après 1848, après la Com­mune, après 1940 : l’intellectuel était reje­té, per­sé­cu­té au moment même où les « choses » appa­rais­saient dans leur « véri­té », au moment où il ne fal­lait pas dire que le roi était nu. L’intellectuel disait le vrai à ceux qui ne le voyaient pas encore et au nom de ceux qui ne pou­vaient pas le dire : conscience et élo­quence.
Or ce que les intel­lec­tuels ont décou­vert depuis la pous­sée récente, c’est que les masses n’ont pas besoin d’eux pour savoir ; elles savent par­fai­te­ment, clai­re­ment, beau­coup mieux qu’eux ; et elles le disent fort bien. Mais il existe un sys­tème de pou­voir qui barre, inter­dit, inva­lide ce dis­cours et ce savoir. Pou­voir qui n’est pas seule­ment dans les ins­tances supé­rieures de la cen­sure, mais qui s’enfonce très pro­fon­dé­ment, très sub­ti­le­ment dans tout le réseau de la socié­té. Eux-mêmes, intel­lec­tuels, font par­tie de ce sys­tème de pou­voir, l’idée qu’ils sont les agents de la « conscience » et du dis­cours fait elle-même par­tie de ce sys­tème. Le rôle de l’intellectuel n’est plus de se pla­cer « un peu en avant ou un peu à côté » pour dire la véri­té muette de tous ; c’est plu­tôt de lut­ter contre les formes de pou­voir là où il en est à la fois l’objet et l’instrument : dans l’ordre du « savoir », de la « véri­té », de la « conscience », du « dis­cours ».
C’est en cela que la théo­rie n’exprimera pas, ne tra­dui­ra pas, n’appliquera pas une pra­tique, elle est une pra­tique. Mais locale et régio­nale, comme vous le dites : non tota­li­sa­trice. Lutte contre le pou­voir, lutte pour le faire appa­raître et l’entamer là où il est le plus invi­sible et le plus insi­dieux. Lutte non pour une « prise de conscience » (il y a long­temps que la conscience comme savoir est acquise par les masses, et que la conscience comme sujet est prise, occu­pée par la bour­geoi­sie), mais pour la sape et la prise du pou­voir, à côté, avec tous ceux qui luttent pour elle, et non en retrait pour les éclai­rer. Une « théo­rie », c’est le sys­tème régio­nal de cette lutte.

GD : C’est ça, une théo­rie, c’est exac­te­ment comme une boîte à outils. Rien à voir avec le signi­fiant… Il faut que ça serve, il faut que ça fonc­tionne. Et pas pour soi-même. S’il n’y a pas des gens pour s’en ser­vir, à com­men­cer par le théo­ri­cien lui-même qui cesse alors d’être théo­ri­cien, c’est qu’elle ne vaut rien, ou que le moment n’est pas venu. On ne revient pas sur une théo­rie, on en fait d’autres, on en a d’autres à faire. C’est curieux que ce soit un auteur qui passe pour un pur intel­lec­tuel, Proust, qui l’ait dit si clai­re­ment : trai­tez mon livre comme une paire de lunettes diri­gée sur le dehors, eh bien, si elles ne vous vont pas, pre­nez-en d’autres, trou­vez vous-même votre appa­reil qui est for­cé­ment un appa­reil de com­bat. La théo­rie, ça ne se tota­lise pas, ça se mul­ti­plie et ça mul­ti­plie. C’est le pou­voir qui par nature opère des tota­li­sa­tions, et vous, vous dites exac­te­ment : la théo­rie par nature est contre le pou­voir. Dès qu’une théo­rie s’enfonce en tel ou tel point, elle se heurte à l’impossibilité d’avoir la moindre consé­quence pra­tique, sans que se fasse une explo­sion, au besoin à un tout autre point. C’est pour cette rai­son que la notion de réforme est si bête et hypo­crite. Ou bien la réforme est éla­bo­rée par des gens qui se pré­tendent repré­sen­ta­tifs et qui font pro­fes­sion de par­ler pour les autres, au nom des autres, et c’est un amé­na­ge­ment du pou­voir, une dis­tri­bu­tion de pou­voir qui se double d’une répres­sion accrue. Ou bien c’est une réforme récla­mée, exi­gée par ceux qu’elle concerne, et elle cesse d’être une réforme, c’est une action révo­lu­tion­naire qui, du fond de son carac­tère par­tiel, est déter­mi­née à mettre en ques­tion la tota­li­té du pou­voir et de sa hié­rar­chie. C’est évident dans les pri­sons : la plus minus­cule, la plus modeste reven­di­ca­tion des pri­son­niers suf­fit à dégon­fler la pseu­do-réforme Ple­ven. Si les petits enfants arri­vaient à faire entendre leurs pro­tes­ta­tions dans une mater­nelle, ou même sim­ple­ment leurs ques­tions, ça suf­fi­rait à faire une explo­sion dans l’ensemble du sys­tème de l’enseignement. En véri­té, ce sys­tème où nous vivons ne peut rien sup­por­ter : d’où sa fra­gi­li­té radi­cale en chaque point, en même temps que sa force de répres­sion glo­bale. À mon avis, vous avez été le pre­mier à nous apprendre quelque chose de fon­da­men­tal, à la fois dans vos livres et dans un domaine pra­tique : l’indignité de par­ler pour les autres. Je veux dire : on se moquait de la repré­sen­ta­tion, on disait que c’était fini, mais on ne tirait pas la consé­quence de cette conver­sion « théo­rique », à savoir que la théo­rie exi­geait que les gens concer­nés parlent enfin pra­ti­que­ment pour leur compte.

MF : Et quand les pri­son­niers se sont mis à par­ler, ils avaient eux-mêmes une théo­rie de la pri­son, de la péna­li­té, de la jus­tice. Cette espèce de dis­cours contre le pou­voir, ce contre-dis­cours tenu par les pri­son­niers ou ceux qu’on appelle les délin­quants, c’est ça qui compte, et non une théo­rie sur la délin­quance. Ce pro­blème de la pri­son est un pro­blème local et mar­gi­nal, parce qu’il ne passe pas plus de 100 000 per­sonnes par an dans les pri­sons ; en tout aujourd’hui en France, il y a peut-être 300 000 ou 400 000 per­sonnes qui sont pas­sées par la pri­son. Or ce pro­blème mar­gi­nal secoue les gens. J’ai été sur­pris de voir qu’on pou­vait inté­res­ser au pro­blème des pri­sons tant de gens qui n’étaient pas en pri­son, sur­pris de voir tant de gens qui n’étaient pas pré­des­ti­nés à entendre ce dis­cours des déte­nus, et com­ment fina­le­ment ils l’entendaient. Com­ment l’expliquer ? N’est-ce pas que, d’une façon géné­rale, le sys­tème pénal est la forme où le pou­voir comme pou­voir se montre de la façon la plus mani­feste ? Mettre quelqu’un en pri­son, le gar­der en pri­son, le pri­ver de nour­ri­ture, de chauf­fage, l’empêcher de sor­tir, de faire l’amour, etc., c’est bien là la mani­fes­ta­tion de pou­voir la plus déli­rante qu’on puisse ima­gi­ner. L’autre jour, je par­lais avec une femme qui a été en pri­son, et elle disait : « Quand on pense que moi qui ai qua­rante ans, on m’a punie un jour en pri­son en me met­tant au pain sec. » Ce qui frappe dans cette his­toire, c’est non seule­ment la pué­ri­li­té de l’exercice du pou­voir, mais aus­si le cynisme avec lequel il s’exerce comme pou­voir, sous la forme la plus archaïque, la plus pué­rile, la plus infan­tile. Réduire quelqu’un au pain et à l’eau, enfin, on nous apprend ça quand on est gosse. La pri­son est le seul endroit où le pou­voir peut se mani­fes­ter à l’état nu dans ses dimen­sions les plus exces­sives, et se jus­ti­fier comme pou­voir moral. « J’ai bien rai­son de punir, puisque vous savez qu’il est vilain de voler, de tuer… » C’est ça qui est fas­ci­nant dans les pri­sons, que pour une fois le pou­voir ne se cache pas, qu’il ne se masque pas, qu’il se montre comme tyran­nie pous­sée dans les plus infimes détails, cyni­que­ment lui-même, et en même temps il est pur, il est entiè­re­ment « jus­ti­fié », puisqu’il peut se for­mu­ler entiè­re­ment à l’intérieur d’une morale qui encadre son exer­cice : sa tyran­nie brute appa­raît alors comme domi­na­tion sereine du Bien sur le Mal, de l’ordre sur le désordre.

GD : Du coup, l’inverse est éga­le­ment vrai. Ce ne sont pas seule­ment les pri­son­niers qui sont trai­tés comme des enfants, mais les enfants comme des pri­son­niers. Les enfants subissent une infan­ti­li­sa­tion qui n’est pas la leur. En ce sens, il est vrai que les écoles sont un peu des pri­sons, les usines sont beau­coup des pri­sons. Il suf­fit de voir l’entrée chez Renault. Ou ailleurs : trois bons pour faire pipi dans la jour­née. Vous avez trou­vé un texte de Jere­my Ben­tham du XVIIIe siècle, qui pro­pose pré­ci­sé­ment une réforme des pri­sons : au nom de cette haute réforme, il éta­blit un sys­tème cir­cu­laire où à la fois la pri­son réno­vée sert de modèle et où l’on passe insen­si­ble­ment de l’école à la manu­fac­ture, de la manu­fac­ture à la pri­son, et inver­se­ment. C’est cela, l’essence du réfor­misme, de la repré­sen­ta­tion réfor­mée. Au contraire, quand les gens se mettent à par­ler et à agir en leur nom, ils n’opposent pas une repré­sen­ta­tion même ren­ver­sée à une autre, ils n’opposent pas une autre repré­sen­ta­ti­vi­té à la fausse repré­sen­ta­ti­vi­té du pou­voir. Par exemple, je me rap­pelle que vous disiez qu’il n’y a pas de jus­tice popu­laire contre la jus­tice, ça se passe à un autre niveau.

MF : Je pense que, sous la haine que le peuple a de la jus­tice, des juges, des tri­bu­naux, des pri­sons, il ne faut pas voir seule­ment l’idée d’une autre jus­tice meilleure et plus juste, mais d’abord et avant tout la per­cep­tion d’un point sin­gu­lier où le pou­voir s’exerce aux dépens du peuple. La lutte anti­ju­di­ciaire est une lutte contre le pou­voir, et je ne crois pas que ce soit une lutte contre les injus­tices, contre les injus­tices de la jus­tice et pour un meilleur fonc­tion­ne­ment de l’institution judi­ciaire. Il est tout de même frap­pant que chaque fois qu’il y a eu des émeutes, révoltes et sédi­tions, l’appareil judi­ciaire a été la cible, en même temps et au même titre que l’appareil fis­cal, l’armée et les autres formes du pou­voir. Mon hypo­thèse, mais ce n’est qu’une hypo­thèse, est que les tri­bu­naux popu­laires, par exemple au moment de la Révo­lu­tion, ont été une manière pour la petite bour­geoi­sie alliée aux masses de récu­pé­rer, de rat­tra­per le mou­ve­ment de lutte contre la jus­tice. Et, pour le rat­tra­per, on a pro­po­sé ce sys­tème du tri­bu­nal qui se réfère à une jus­tice qui pour­rait être juste, à un juge qui pour­rait rendre une sen­tence juste. La forme même du tri­bu­nal appar­tient à une idéo­lo­gie de la jus­tice qui est celle de la bourgeoisie.

GD : Si l’on consi­dère la situa­tion actuelle, le pou­voir a for­cé­ment une vision totale ou glo­bale. Je veux dire que toutes les formes de répres­sion actuelles, qui sont mul­tiples, se tota­lisent faci­le­ment du point de vue du pou­voir : la répres­sion raciste contre les immi­grés, la répres­sion dans les usines, la répres­sion dans l’enseignement, la répres­sion contre les jeunes en géné­ral. Il ne faut pas cher­cher seule­ment l’unité de toutes ces formes dans une réac­tion à Mai 68, mais beau­coup plus dans une pré­pa­ra­tion et une orga­ni­sa­tion concer­tées de notre ave­nir pro­chain. Le capi­ta­lisme fran­çais a grand besoin d’un « volant » de chô­mage, et aban­donne le masque libé­ral et pater­nel du plein emploi. C’est de ce point de vue que trouvent leur uni­té : la limi­ta­tion de l’immigration, une fois dit qu’on confiait aux émi­grés les tra­vaux les plus durs et ingrats, la répres­sion dans les usines, puisqu’il s’agit de redon­ner au Fran­çais le « goût » d’un tra­vail de plus en plus dur, la lutte contre les jeunes et la répres­sion dans l’enseignement, puisque la répres­sion poli­cière est d’autant plus vive qu’on a moins besoin de jeunes sur le mar­ché du tra­vail. Toutes sortes de caté­go­ries pro­fes­sion­nelles vont être conviées à exer­cer des fonc­tions poli­cières de plus en plus pré­cises : pro­fes­seurs, psy­chiatres, édu­ca­teurs en tout genre, etc. Il y a là quelque chose que vous annon­cez depuis long­temps, et qu’on pen­sait ne pas pou­voir se pro­duire : le ren­for­ce­ment de toutes les struc­tures d’enfermement. Alors, face à cette poli­tique glo­bale du pou­voir, on fait des ripostes locales, des contre-feux, des défenses actives et par­fois pré­ven­tives. Nous n’avons pas à tota­li­ser ce qui ne se tota­lise que du côté du pou­voir et que nous ne pour­rions tota­li­ser de notre côté qu’en res­tau­rant des formes repré­sen­ta­tives de cen­tra­lisme et de hié­rar­chie. En revanche, ce que nous avons à faire, c’est arri­ver à ins­tau­rer des liai­sons laté­rales, tout un sys­tème de réseaux, de bases popu­laires. Et c’est ça qui est dif­fi­cile. En tout cas, la réa­li­té pour nous ne passe pas du tout par la poli­tique au sens tra­di­tion­nel de com­pé­ti­tion et de dis­tri­bu­tion de pou­voir, d’instances dites repré­sen­ta­tives à la PC ou à la CGT La réa­li­té, c’est ce qui se passe effec­ti­ve­ment aujourd’hui dans une usine, dans une école, dans une caserne, dans une pri­son, dans un com­mis­sa­riat. Si bien que l’action com­porte un type d’information d’une nature toute dif­fé­rente des infor­ma­tions des jour­naux (ain­si le type d’information de l’Agence de presse Libération).

MF : Cette dif­fi­cul­té, notre embar­ras à trou­ver les formes de lutte adé­quates ne viennent-ils pas de ce que nous igno­rons encore ce que c’est que le pou­voir ? Après tout, il a fal­lu attendre le XIXe siècle pour savoir ce que c’était que l’exploitation, mais on ne sait peut-être tou­jours pas ce qu’est le pou­voir. Et Marx et Freud ne sont peut-être pas suf­fi­sants pour nous aider à connaître cette chose si énig­ma­tique, à la fois visible et invi­sible, pré­sente et cachée, inves­tie par­tout, qu’on appelle le pou­voir. La théo­rie de l’État, l’analyse tra­di­tion­nelle des appa­reils d’État n’épuisent sans doute pas le champ d’exercice et de fonc­tion­ne­ment du pou­voir. C’est le grand incon­nu actuel­le­ment : qui exerce le pou­voir ? et où l’exerce-t-il ? Actuel­le­ment, on sait à peu près qui exploite, où va le pro­fit, entre les mains de qui il passe et où il se réin­ves­tit, tan­dis que le pou­voir… On sait bien que ce ne sont pas les gou­ver­nants qui détiennent le pou­voir. Mais la notion de « classe diri­geante » n’est ni très claire ni très éla­bo­rée. « Domi­ner », « diri­ger », « gou­ver­ner », « groupe au pou­voir », « appa­reil d’État », etc., il y a là tout un jeu de notions qui demandent à être ana­ly­sées. De même, il fau­drait bien savoir jusqu’où s’exerce le pou­voir, par quels relais et jusqu’à quelles ins­tances sou­vent infimes, de hié­rar­chie, de contrôle, de sur­veillance, d’interdictions, de contraintes. Par­tout où il ya du pou­voir, le pou­voir s’exerce. Per­sonne à pro­pre­ment par­ler n’en est le titu­laire ; et, pour­tant, il s’exerce tou­jours dans une cer­taine direc­tion, avec les uns d’un côté et les autres de l’autre ; on ne sait pas qui l’a au juste ; mais on sait qui ne l’a pas. Si la lec­ture de vos livres (depuis le Nietzsche jusqu’à ce que je pres­sens de Capi­ta­lisme et Schi­zo­phré­nie) a été pour moi si essen­tielle, c’est qu’ils me paraissent aller très loin dans la posi­tion de ce pro­blème : sous ce vieux thème du sens, signi­fié, signi­fiant, etc., enfin la ques­tion du pou­voir, de l’inégalité des pou­voirs, de leurs luttes. Chaque lutte se déve­loppe autour d’un foyer par­ti­cu­lier de pou­voir (l’un de ces innom­brables petits foyers que peuvent être un petit chef, un gar­dien de HLM, un direc­teur de pri­son, un juge, un res­pon­sable syn­di­cal, un rédac­teur en chef de jour­nal). Et si dési­gner les foyers, les dénon­cer, en par­ler publi­que­ment, c’est une lutte, ce n’est pas parce que per­sonne n’en avait encore conscience, mais c’est parce que prendre la parole à ce sujet, for­cer le réseau de l’information ins­ti­tu­tion­nelle, nom­mer, dire qui a fait quoi, dési­gner la cible, c’est un pre­mier retour­ne­ment du pou­voir, c’est un pre­mier pas pour d’autres luttes contre le pou­voir. Si des dis­cours comme ceux, par exemple, des déte­nus ou des méde­cins de pri­son sont des luttes, c’est parce qu’ils confisquent au moins un ins­tant le pou­voir de par­ler de la pri­son, actuel­le­ment occu­pé par la seule admi­nis­tra­tion et ses com­pères réfor­ma­teurs. Le dis­cours de lutte ne s’oppose pas à l’inconscient : il s’oppose au secret. Ça a l’air d’être beau­coup moins. Et si c’était beau­coup plus ? Il y a toute une série d’équivoques à pro­pos du « caché », du « refou­lé », du « non-dit », qui per­mettent de « psy­cha­na­ly­ser » à bas prix ce qui doit être l’objet d’une lutte. Le secret est peut-être plus dif­fi­cile à lever que l’inconscient. Les deux thèmes qu’on ren­con­trait fré­quem­ment hier encore, « L’écriture, c’est le refou­lé » et « L’écriture est de plein droit sub­ver­sive », me semblent bien tra­hir un cer­tain nombre d’opérations qu’il faut dénon­cer sévèrement.

GD : Quant à ce pro­blème que vous posez : on voit bien qui exploite, qui pro­fite, qui gou­verne, mais le pou­voir est encore quelque chose de plus dif­fus, je ferai l’hypothèse sui­vante : même et sur­tout le mar­xisme a déter­mi­né le pro­blème en termes d’intérêt (le pou­voir est déte­nu par une classe domi­nante défi­nie par ses inté­rêts). Du coup, on se heurte à la ques­tion : com­ment se fait-il que des gens qui n’y ont pas tel­le­ment inté­rêt suivent, épousent étroi­te­ment le pou­voir, en qué­mandent une par­celle ? C’est peut-être que, en termes d’investissements, aus­si bien éco­no­miques qu’inconscients, l’intérêt n’est pas le der­nier mot, il y a des inves­tis­se­ments de désir qui expliquent qu’on puisse au besoin dési­rer, non pas contre son inté­rêt, puisque l’intérêt suit tou­jours et se trouve là où le désir le met, mais dési­rer d’une manière plus pro­fonde et dif­fuse que son inté­rêt. Il faut accep­ter d’entendre le cri de Reich : non, les masses n’ont pas été trom­pées, elles ont dési­ré le fas­cisme à tel moment ! Il y a des inves­tis­se­ments de désir qui modèlent le pou­voir et le dif­fusent, et qui font que le pou­voir se trouve aus­si bien au niveau du flic que du Pre­mier ministre, et qu’il n’y a pas dif­fé­rence de nature abso­lu­ment entre le pou­voir qu’exerce un petit flic et le pou­voir qu’exerce un ministre. C’est la nature des inves­tis­se­ments de désir sur un corps social qui explique pour­quoi des par­tis ou des syn­di­cats, qui auraient ou devraient avoir des inves­tis­se­ments révo­lu­tion­naires au nom des inté­rêts de classe, peuvent avoir des inves­tis­se­ments réfor­mistes ou par­fai­te­ment réac­tion­naires au niveau du désir.

MF : Comme vous dites, les rap­ports entre désir, pou­voir et inté­rêt sont plus com­plexes qu’on ne le croit d’ordinaire, et ce n’est pas for­cé­ment ceux qui exercent le pou­voir qui ont inté­rêt à l’exercer ; ceux qui ont inté­rêt à l’exercer ne l’exercent pas, et le désir du pou­voir joue entre le pou­voir et l’intérêt un jeu qui est encore sin­gu­lier. Il arrive que les masses, au moment du fas­cisme, dési­rent que cer­tains exercent le pou­voir, cer­tains qui ne se confondent pas avec elles pour­tant, puisque le pou­voir s’exercera sur elles et à leurs dépens, jusqu’à leur mort, leur sacri­fice, leur mas­sacre, et elles dési­rent pour­tant ce pou­voir, elles dési­rent que ce pou­voir soit exer­cé. Ce jeu du désir, du pou­voir et de l’intérêt est encore peu connu. Il a fal­lu long­temps pour savoir ce que c’était que l’exploitation. Et le désir, ç’a été et c’est encore une longue affaire. Il est pos­sible que main­te­nant les luttes qui se mènent, et puis ces théo­ries locales, régio­nales, dis­con­ti­nues qui sont en train de s’élaborer dans ces luttes et font abso­lu­ment corps avec elles, ce soit le début d’une décou­verte de la manière dont s’exerce le pouvoir.

GD : Alors, je reviens à la ques­tion : le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire actuel est à mul­tiples foyers, et ce n’est pas fai­blesse et insuf­fi­sance, puisqu’une cer­taine tota­li­sa­tion appar­tient plu­tôt au pou­voir et à la réac­tion. Par exemple le Viêt-nam, c’est une for­mi­dable riposte locale. Mais com­ment conce­voir les réseaux, les liai­sons trans­ver­sales entre ces points actifs dis­con­ti­nus, d’un pays à un autre ou à l’intérieur d’un même pays ?

MF : Cette dis­con­ti­nui­té géo­gra­phique dont vous par­lez signi­fie peut-être ceci : du moment qu’on lutte contre l’exploitation, c’est le pro­lé­ta­riat qui non seule­ment mène la lutte, mais défi­nit les cibles, les méthodes, les lieux et les ins­tru­ments de lutte ; s’allier au pro­lé­ta­riat, c’est le rejoindre sur ses posi­tions, sur son idéo­lo­gie, c’est reprendre les motifs de son com­bat. C’est se fondre. Mais si c’est contre le pou­voir qu’on lutte, alors tous ceux sur qui s’exerce le pou­voir comme abus, tous ceux qui le recon­naissent comme into­lé­rable peuvent enga­ger la lutte là où ils se trouvent et à par­tir de leur acti­vi­té (ou pas­si­vi­té) propre. En enga­geant cette lutte qui est la leur, dont ils connaissent par­fai­te­ment la cible et dont ils peuvent déter­mi­ner la méthode, ils entrent dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire. Comme alliés bien sûr du pro­lé­ta­riat, puisque, si le pou­voir s’exerce comme il s’exerce, c’est bien pour main­te­nir l’exploitation capi­ta­liste. Ils servent réel­le­ment la cause de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne en lut­tant pré­ci­sé­ment là où l’oppression s’exerce sur eux. Les femmes, les pri­son­niers, les sol­dats du contin­gent, les malades dans les hôpi­taux, les homo­sexuels ont enta­mé en ce moment une lutte spé­ci­fique contre la forme par­ti­cu­lière de pou­voir, de contrainte, de contrôle qui s’exerce sur eux. De telles luttes font par­tie actuel­le­ment du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire, à condi­tion qu’elles soient radi­cales, sans com­pro­mis ni réfor­misme, sans ten­ta­tive pour amé­na­ger le même pou­voir avec tout au plus un chan­ge­ment de titu­laire. Et ces mou­ve­ments sont liés au mou­ve­ment révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat lui-même dans la mesure où il a à com­battre tous les contrôles et contraintes qui recon­duisent par­tout le même pou­voir.
C’est-à-dire que la géné­ra­li­té de la lutte ne se fait cer­tai­ne­ment pas dans la forme de cette tota­li­sa­tion dont vous par­liez tout à l’heure, cette tota­li­sa­tion théo­rique, dans la forme de la « véri­té ». Ce qui fait la géné­ra­li­té de la lutte, c’est le sys­tème même du pou­voir, toutes les formes d’exercice et d’application du pouvoir.

GD : Et qu’on ne peut rien tou­cher à un point quel­conque d’application sans qu’on se trouve confron­té à cet ensemble dif­fus, que dès lors on est for­cé­ment ame­né à vou­loir faire sau­ter, à par­tir de la plus petite reven­di­ca­tion qui soit. Toute défense ou toute attaque révo­lu­tion­naire par­tielle rejoint de cette façon la lutte ouvrière.