Est-il utile d’avoir un ministère de la Culture ?

par Gabrie­la Montalvo
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La Bar­ra espa­cia­do­ra / Tra­duc­tion : ZIN TV

La par­ti­ci­pa­tion de l’É­tat est non seule­ment néces­saire pour garan­tir l’exer­cice des droits, mais peut éga­le­ment être un fac­teur clé dans la pro­mo­tion et le déve­lop­pe­ment de cer­taines activités.

Plus de onze ans après sa fon­da­tion, le minis­tère équa­to­rien de la Culture et du Patri­moine n’a pas été en mesure d’é­la­bo­rer des poli­tiques publiques solides. L’ins­ta­bi­li­té poli­tique, l’ab­sence de déci­sion et d’in­ci­dence dans l’ap­pa­reil d’É­tat et le manque de volon­té de mettre en pra­tique les dis­po­si­tions de la Consti­tu­tion de 2008, sous la direc­tion d’un sys­tème cultu­rel natio­nal, laissent beau­coup de mécon­ten­te­ment et de désa­gré­ments chez les acteurs et ges­tion­naires. Mais il est urgent pour le sec­teur cultu­rel de dis­cu­ter de la néces­si­té d’un cadre ins­ti­tu­tion­nel dans un scé­na­rio tel que celui d’aujourd’hui.

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J’ai lu récem­ment une publi­ca­tion de l’Arts Coun­cil England et de la Crea­tive Indus­tries Fede­ra­tion of the Uni­ted King­dom dans laquelle il est sou­li­gné le rôle fon­da­men­tal que l’É­tat a joué, à tra­vers diverses inter­ven­tions, dans le déve­lop­pe­ment et la très forte crois­sance (7,9% entre 2015 et 2016) de son sec­teur créa­tif, qui a éga­le­ment géné­ré plus de 363.000 emplois en 2016.

En plus de pré­sen­ter plu­sieurs chiffres sur l’ex­cel­lente per­for­mance macroé­co­no­mique du sec­teur dit cultu­rel et créa­tif au Royaume-Uni (dont la crois­sance est quatre fois supé­rieure à la moyenne de l’é­co­no­mie totale de ce pays), le docu­ment sou­ligne que rien de tout cela n’au­rait été pos­sible sans inves­tis­se­ment public.

Dans un docu­ment pré­pa­ré par des éco­no­mistes de la Divi­sion com­pé­ti­ti­vi­té, tech­no­lo­gie et inno­va­tion de la BID (Ban­co Inter­ame­ri­ca­no en Ecua­dor), une série de résul­tats de diverses études et modé­li­sa­tions sont pré­sen­tés qui, d’un point de vue de poli­tique éco­no­mique, sou­tiennent non seule­ment l’op­por­tu­ni­té mais aus­si la néces­si­té d’une inter­ven­tion éta­tique pour sou­te­nir, encou­ra­ger et pro­mou­voir l’ac­ti­vi­té cultu­relle du pays.

Outre les rai­sons quan­ti­ta­tives, qui sont diverses, il y a aus­si d’autres types de rai­sons, celles que les éco­no­mistes résument (comme si c’é­tait pos­sible) dans ce que Thros­by appelle la “valeur cultu­relle”. Ce texte pré­sente quelques exemples de poli­tiques publiques mises en œuvre par cer­tains pays qui com­mencent à don­ner des résul­tats remar­quables. Du moins au niveau macroéconomique.

Alors que cette ques­tion fait l’ob­jet de dis­cus­sions dans d’autres pays et ins­tances, en Équa­teur, à la veille de la confir­ma­tion du nom du dou­zième ministre de la Culture au cours des 11 années de vie de cette ins­ti­tu­tion, nous nous sommes à nou­veau deman­dé s’il est vrai­ment utile d’a­voir un minis­tère de la Culture.

Et il me semble que la bonne ques­tion n’est pas cela, mais plu­tôt si nous avons une poli­tique cultu­relle dans ce pays.

Qu’est-ce que le Pré­sident de la Répu­blique — ou l’un d’entre eux — entend par culture ? les diri­geants du moment se sont-ils fixé des objec­tifs dans ce domaine ? se sont-ils jamais deman­dé ce que le “sec­teur” cultu­rel attend de l’É­tat ? Il n’est pas néces­saire qu’ils répondent. Les actions ins­ti­tu­tion­nelles et leurs résul­tats jus­qu’à pré­sent sont la réponse la plus évidente.

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Cer­taines des carac­té­ris­tiques les plus notoires de la ges­tion cultu­relle de l’É­tat sont les suivantes :

Vision ins­tru­men­tale de la culture asso­ciée au spectacle

L’im­por­tance du spec­tacle dans la poli­tique cultu­relle actuelle est telle que les ins­ti­tu­tions publiques dans ce domaine ont un sens et jus­ti­fient publi­que­ment leur exis­tence dans la tenue de l’é­vé­ne­ment en ques­tion. Ain­si, alors que les secré­ta­riats et les direc­tions muni­ci­pales de la culture deviennent pro­duc­teurs et orga­ni­sa­teurs de fêtes et de spec­tacles de masse, le minis­tère de la Culture est deve­nu un orga­nisme contrac­tant pour les évé­ne­ments. Par­mi les plus impor­tants sont le Fes­ti­val des Arts Vivants de Loja et la Foire du Livre, Cromía (Foire et ren­contre de desi­gn), la tour­née de concerts Somos Cultu­ra en 2011.…

Ten­ta­tive infruc­tueuse de neu­tra­li­té et d’im­par­tia­li­té — Fonds concurrentiels

En plus d’or­ga­ni­ser ces évé­ne­ments, le minis­tère de la Culture est recon­nu pour son pro­gramme de fonds com­pé­ti­tifs. Il est para­doxal qu’un pro­gramme qu’on appelle concur­ren­tiel ait vu le jour pré­ci­sé­ment au cours d’un gou­ver­ne­ment qui s’est iden­ti­fié comme révo­lu­tion­naire. La même idée du com­pé­ti­tif se réfère à la concur­rence, et avec elle, à l’in­di­vi­dua­li­té, au prix, à la capa­ci­té. Toutes ces approches sont beau­coup plus proches d’un pro­gramme libé­ral que d’un plan qui par­lait du Bien Vivre, du col­lec­tif, de la coopé­ra­tion comme alter­na­tive à la compétitivité.

Bien que ce pro­gramme soit né avec la “bonne inten­tion” d’ap­por­ter une contri­bu­tion moné­taire de l’É­tat afin de sou­te­nir l’ac­ti­vi­té cultu­relle, avec l’i­dée d’être com­pé­ti­tif et avec l’ob­jec­tif, au moins expli­cite, d’é­vi­ter le clien­té­lisme et les allo­ca­tions dis­cré­tion­naires, cela ne suf­fit pas pour mettre en œuvre les poli­tiques publiques. Comme le sou­ligne Jaron Rowan dans un de ses articles, diverses mesures, pro­grammes et même poli­tiques pleines de nobles inten­tions finissent par repro­duire des pra­tiques et des modèles colo­niaux qui, loin d’en­cou­ra­ger et de sou­te­nir la pro­duc­tion popu­laire, peuvent finir par rendre la situa­tion des ges­tion­naires encore plus précaire.

Pour qu’un concours soit orga­ni­sé, il est sup­po­sé que des agents homo­gènes seront en concur­rence, au moins avec des carac­té­ris­tiques simi­laires et des pro­po­si­tions qui sont en concur­rence selon des cri­tères défi­nis. Cela ne s’est pas pro­duit. Des cen­taines de pro­po­si­tions abso­lu­ment hété­ro­gènes ont été pré­sen­tées, clas­sées du mieux qu’elles pou­vaient dans les caté­go­ries et domaines éta­blis, afin d’être sou­mises à la qua­li­fi­ca­tion tou­jours sub­jec­tive, aus­si trans­pa­rente soit-elle, d’un jury. De plus, en exi­geant une série d’exi­gences, comme un mon­tant mini­mum de contre­par­tie, qui consiste sou­vent à moné­ti­ser le tra­vail de ceux qui pré­sentent la demande, le concours entrave ou, en fait, exclut ceux qui ne démontrent pas cette capacité.

Le même Minis­tère, dans une étude réa­li­sée par la Direc­tion du Sys­tème d’In­for­ma­tion Cultu­relle qui éva­lue ce pro­gramme jus­qu’en 2017, sou­ligne que “mal­gré la per­ti­nence du pro­jet, il est néces­saire de sou­li­gner qu’en rai­son d’as­pects dif­fé­rents, il n’a pas main­te­nu la régu­la­ri­té atten­due ni été géré avec un cri­tère défi­ni. Ain­si, cha­cun des appels a varié en termes de dates, de métho­do­lo­gie, de stra­té­gie de sélec­tion des pro­jets et de mon­tants défi­nis pour cha­cun d’entre eux” (sic).

Jus­qu’à pré­sent, ce manque d’o­rien­ta­tion n’a pas chan­gé. Les appels, leurs chro­no­grammes, leur métho­do­lo­gie, leurs méca­nismes de sélec­tion et leurs mon­tants ne répondent pas à un objec­tif stra­té­gique préa­la­ble­ment fixé, mais plu­tôt à la dis­po­ni­bi­li­té bud­gé­taire du moment.

Depuis sa créa­tion, le pro­gramme de fonds com­pé­ti­tifs a consa­cré au moins 15 mil­lions de dol­lars à la “pro­mo­tion de la créa­tion”. Après cet inves­tis­se­ment consi­dé­rable, on peut s’at­tendre à un impact mini­mal sur les dif­fé­rents sec­teurs. Tou­te­fois, dans l’en­semble de ce bud­get, il n’a pas été consi­dé­ré comme un élé­ment à éva­luer. Avoir une étude appro­fon­die de cet impact n’est pas seule­ment une néces­si­té, mais aus­si une dette de trans­pa­rence envers les citoyens.

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Oublier la mémoire sociale

Pen­dant de longues périodes, deux des trois dépôts les plus impor­tants de l’É­qua­teur ont été fer­més : le Musée natio­nal — MUNA et la Biblio­thèque natio­nale. Après plu­sieurs années d’ef­forts admi­nis­tra­tifs et tech­niques, avec l’en­ga­ge­ment sur­tout de l’é­quipe du Sous-secré­taire à la mémoire sociale, il a été pos­sible de rou­vrir le Musée, ain­si que d’a­dap­ter et d’é­qui­per d’autres. Avec toutes les obser­va­tions que le nou­veau MUNA peut avoir, c’est main­te­nant un espace ouvert au public, avec une pro­gram­ma­tion, une per­son­na­li­té. Le Minis­tère a pris tant de soin dans l’é­clai­rage de la MUNA, que ses lumières contrastent, lit­té­ra­le­ment, visuel­le­ment, avec l’obs­cu­ri­té de la Mai­son de la Culture Écua­to­rienne (Casa de la Cultu­ra Ecua­to­ria­na). On dirait un mor­ceau qui ne va pas avec les autres. Comme si quelque chose n’é­tait pas à sa place.

En ce qui concerne la Biblio­thèque, nous savons seule­ment qu’on s’at­tend à ce qu’elle soit rou­verte dans un nou­vel endroit et que ses col­lec­tions sont en sécu­ri­té, sto­ckées dans un équi­pe­ment adé­quat dans les locaux de cette même Mai­son de la Culture. Pen­dant ce temps, les Archives natio­nales sur­vivent dans des condi­tions qui ne cor­res­pondent pas à la sau­ve­garde de la mémoire sociale, dans l’es­poir qu’au cours des sept pro­chains mois, le délai fixé par la loi sur la culture pour son empla­ce­ment défi­ni­tif sera res­pec­té. Sans par­ler de la dou­lou­reuse ten­ta­tive, en 2016, de le trans­fé­rer au Centre Civique Eloy Alfa­ro, à Mon­te­cris­ti, par ordre présidentiel.…

L’in­for­ma­tion cultu­relle, un rêve qui a conduit à la loi organique

Dis­po­ser d’in­for­ma­tions et de don­nées fait par­tie de la pre­mière étape du cycle de toute poli­tique publique. Il s’a­gis­sait pen­dant long­temps d’une fai­blesse struc­tu­relle du sec­teur cultu­rel. En Équa­teur, l’in­for­ma­tion est rela­ti­ve­ment rare, hété­ro­gène, dis­con­ti­nue et dis­per­sée. D’au­tant plus que c’est en rap­port avec l’é­co­no­mie de la culture. Afin de com­bler défi­ni­ti­ve­ment cette lacune, la mise en œuvre du Sys­tème d’in­for­ma­tion cultu­relle, en col­la­bo­ra­tion avec le RUAC (Regis­tro Úni­co de Actores Cultu­rales), fait par­tie des pre­mières dis­po­si­tions de la Loi orga­nique de la culture. Dans une autre action qui cor­res­pond beau­coup plus aux efforts tech­niques de l’é­quipe de tra­vail (parce que dis­po­ser de ces don­nées était une aspi­ra­tion, un rêve, un objec­tif deve­nu per­son­nel), qu’à une déci­sion au plus haut niveau d’au­to­ri­té, il y a main­te­nant, avec d’autres études, les pre­miers indi­ca­teurs du Compte satel­lite de la culture pour huit secteurs.

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Cepen­dant, il reste encore un long che­min à par­cou­rir. Des enquêtes sur la consom­ma­tion et la pro­duc­tion cultu­relles sont en cours, ain­si que l’exa­men de diverses don­nées par la Banque centrale.

Nous savons que le domaine cultu­rel néces­site des recherches plus appro­fon­dies pour com­plé­ter ce que la sim­pli­fi­ca­tion quan­ti­ta­tive ne peut réa­li­ser. En outre, il ne s’a­git pas d’une éva­lua­tion exhaus­tive, mais d’un exa­men de cer­tains des points qui semblent les plus per­ti­nents, étant don­né le revi­re­ment immi­nent de l’ad­mi­nis­tra­tion de l’or­ga­nisme res­pon­sable de la poli­tique cultu­relle. Il serait inté­res­sant de réflé­chir à la (qua­trième) place que la struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle accorde à ce sujet, qui en est la rai­son fondamentale.

Mal­gré tout, pour ceux d’entre nous qui croient en la ges­tion publique et au rôle de l’É­tat dans la socié­té, le fait d’a­voir une ins­ti­tu­tion qui se consacre à la ques­tion cultu­relle dans la sphère publique demeure un pas en avant. Avoir un minis­tère de la Culture est tou­jours une pos­si­bi­li­té. Nous savons qu’elle consti­tue, avec le cadre juri­dique, l’un des élé­ments les plus impor­tants de la poli­tique publique.

Non sans rai­son, beau­coup ont per­du espoir et, logi­que­ment, pensent que le che­min par­cou­ru par le minis­tère au cours de ces 11 années mar­que­ra défi­ni­ti­ve­ment son des­tin. Cepen­dant, ce n’est pas la seule possibilité.

La par­ti­ci­pa­tion de l’É­tat est non seule­ment néces­saire pour garan­tir l’exer­cice des droits, mais peut éga­le­ment être un fac­teur clé dans la pro­mo­tion et le déve­lop­pe­ment de cer­taines acti­vi­tés. Comme le montre le cas bri­tan­nique sus­men­tion­né, cette inter­ven­tion dans le cas de l’art et de la culture a été fon­da­men­tale. Plus encore dans un pays comme l’E­qua­teur, avec une Consti­tu­tion et une Loi orga­nique de la culture qui parlent de droits, d’ac­cès, de pro­duc­tion et d’in­dus­trie. Dans un pays plu­ri­na­tio­nal, diver­si­fié, qui se déve­loppe non seule­ment avec des retards, mais avec des échan­tillons forts à carac­tère colo­nial, raciste et patriar­cal. En d’autres termes, un pays avec un contexte cultu­rel com­plexe qui va bien au-delà des beaux-arts et des expres­sions folk­lo­riques, dans lequel se déve­loppent de nom­breuses acti­vi­tés qui ne sont pas des entre­prises mais des fon­da­tions, qui a plu­sieurs logiques diverses à orga­ni­ser, à créer et à pro­duire, qui vont au-delà du concours, de l’é­vé­ne­ment et du spectaculaire.

Ce n’est pas seule­ment un minis­tère, mais toute une ins­ti­tu­tion­na­li­té qui part de cette com­pré­hen­sion mini­male et qui a la capa­ci­té de posi­tion­ner la culture comme une prio­ri­té et d’af­fir­mer clai­re­ment qu’elle n’est pas un sec­teur sub­si­diaire, acces­soire, mar­gi­nal, ni un axe de déve­lop­pe­ment, mais la base fon­da­men­tale de la société.

Par Gabrie­la Mon­tal­vo / @mgmontalvo
Source de l’ar­ticle : La Bar­ra espa­cia­do­ra / Tra­duc­tion : ZIN TV