par Sami Naïr
Gérer l’islamisme tunisien
par Sami Naïr. Ancien député européen, professeur à l’université Pablo de Olavide, Séville
Les Tunisiens le savent : maintenant que la dictature a été chassée, le plus dur reste à faire. La situation dans le pays est incertaine, des troubles continuent d’éclater un peu partout, favorisés surtout par les partisans de l’ancien régime — qui ont intérêt au chaos -, mais aussi par les populations déshéritées qui attendent impatiemment un changement de leur situation sociale. Derrière ce décor, il y a également des choix de fond relatifs à l’organisation du pluralisme politique. Au cœur des débats, la question de l’islamisme : faut-il légaliser le parti Ennahdha de Rachid Ghanouchi, soupçonné par beaucoup, s’il arrive au pouvoir, de vouloir imposer une dictature intégriste ? Le régime déchu trouvait dans la répression de ce parti une belle excuse aux yeux des Occidentaux pour légitimer sa dictature. Mais, en Tunisie, personne n’était dupe.
Reste que l’épreuve de vérité est arrivée : il faut trancher démocratiquement la question de la gestion politique de l’islamisme. En dehors de quelques associations de femmes démocrates — qui ne font aucune confiance aux islamistes -, il semble que toutes les forces politiques soient d’accord pour légaliser le parti religieux et lui permettre de participer au processus démocratique. L’argument principal avancé est que l’on ne peut exclure de la représentation nationale une organisation qui représente entre 15 et 25% de l’électorat.
Par ailleurs, le chef de ce parti, Rachid Ghanouchi, dans une interview au journal Le Temps (6 février 2011), a mis l’accent sur plusieurs points destinés à rassurer sur ses intentions. Les islamistes, précise-t-il, ne remettront pas en question le code de statut personnel sur les femmes, le plus avancé du monde musulman, puisque celui-ci « repose déjà sur la charia » ; ils ne toucheront pas aux rapports entre la religion et l’Etat, puisque « la Tunisie est un Etat « islamique » selon sa Constitution » ; tout en rejetant la polygamie, et en faisant du port du voile une question de choix personnel, il refuse les mesures les plus aberrantes du droit musulman pour réprimer les délits (lapidation de la femme adultère ou amputation des mains des voleurs) qui sont des « pratiques aujourd’hui impraticables ». Mais il proclame aussi ouvertement qu’il est « contre la laïcité, qui ne veut pas dire démocratie ». Il ajoute : « La laïcité veut qu’on soit attaché aux choses du monde d’ici-bas, et appelle à un développement économique et à une équité qui ne prennent pas en compte la religion ». Les laïques trouveront curieuse une telle définition de la laïcité, mais telle est la vision du leader islamiste…
Si ces propositions de Rachid Ghanouchi impliquent toujours en creux une interprétation très particulière de ce qu’il accepte ou feint d’accepter, il avoue cependant clairement l’objectif à long terme de son parti : « Notre but, dit-il, est d’apporter une réforme au regard de la religion, mais en douce ».
Pour l’instant, la stratégie des islamistes semble donc fondée sur cinq axes :
1. Comme ils n’ont été ni à l’origine ni au cœur de la révolution démocratique, et qu’ils en furent rejetés chaque fois qu’ils tentèrent d’apparaître de façon autonome, ils font preuve d’humilité pour entrer dans le mouvement en cours.
2. Ils ont même récemment signé, preuve de leur largesse d’esprit, des textes avec le Parti communiste ouvrier de Tunisie, parti supposé athée, dans lesquels ils proclament leur attachement à la citoyenneté (madanya ) et à l’Etat « civil ».
3. Ils veulent éviter d’apparaître comme des adversaires de la tradition séculière tunisienne, profondément enracinée dans les élites, mais aussi dans de larges parties de la population.
4. Ils savent que les femmes, et pas seulement celles qui militent dans des organisations démocratiques, ne renonceront pas à leurs acquis en matière de statut personnel. Ils évitent donc de poser dès maintenant la « question » féminine.
5. Conscients que les autres forces politiques ne leur font pas confiance, ils sont en revanche convaincus que le régime démocratique ne pourra pas répondre rapidement aux attentes sociales de la population. Le temps joue donc pour eux.
Pour toutes ces raisons, les islamistes ont décidé de ne pas présenter de candidat aux élections présidentielles : ils préfèrent d’abord mesurer leur force lors des prochaines élections municipales. Chacun est cependant conscient de l’enjeu : la place qu’occupera l’islamisme dans l’échiquier politique aura des conséquences vitales pour l’avenir de la démocratie en Tunisie.
Source : http://www.medelu.org/spip.php?article729