Le feu de Forest

Le 10 mai 1991, le quar­tier Saint-Antoine, situé dans le bas de la com­mune de Forest, s’embrasait à la suite d’un contrôle de police sur un jeune du coin. « Les émeutes de Forest » dure­ront trois jours et mar­que­ront une prise de conscience de la situa­tion com­pli­quée qui régnait alors dans cer­tains quar­tiers « popu­laires » de Bruxelles. Récit.

Ali Bou­layoun se sou­vient bien de la soi­rée du 10 mai 1991. Alors âgé de 17 ans, il vient d’assister à une pièce de théâtre à laquelle par­ti­ci­paient quelques amis, du côté d’Ixelles. L’occasion de rigo­ler un coup en voyant l’un d’eux déam­bu­ler sur scène en cos­tume de Hulk, mais aus­si de se prendre une bonne dose d’émotions. « T’aurais vu com­ment ils se sont fait applau­dir », se remé­more celui qui est aujourd’hui coor­di­na­teur de la mai­son des jeunes de Forest.

Bar­dés de bou­quets de fleurs, lui et ses amis rentrent à pied en direc­tion du bas de Forest, où ils habitent. Ils tra­versent le parc, plon­gé dans l’obscurité. Au loin, des lumières bleues cli­gnotent. Des gyro­phares… Le groupe conti­nue mal­gré tout son che­min, des­cend « au quar­tier ». « À peine arri­vés, on a vu la police, ils ont crié ‘Hé !’ On a com­men­cé à cou­rir, sans même savoir ce qui se pas­sait », s’exclame Ali Boulayoun.

Alors qu’il détale, il ne se doute pas que les véhi­cules des forces de l’ordre sont pré­sents parce que, quelques ins­tants plus tôt, un contrôle sur un jeune du quar­tier Saint-Antoine a dégé­né­ré, met­tant toute la zone en ébul­li­tion. Ce qu’on fini­ra par appe­ler com­mu­né­ment « Les émeutes de Forest » (voir notre article dans ce dos­sier : « Com­ment s’écrivent les émeutes ? ») viennent de débu­ter. Les évé­ne­ments dure­ront plu­sieurs jours et agi­ront comme un révé­la­teur, sou­li­gnant l’existence de quar­tiers « popu­laires » de Bruxelles délais­sés par les pou­voirs publics et qui concentrent alors toutes sortes de problèmes.

Saint-Antoine style

« C’est pro­mis : bien­tôt l’été. » La rubrique météo du quo­ti­dien La Der­nière Heure a des allures de sup­plique en ce début de mois de mai 1991. On peut le com­prendre. Après une pre­mière moi­tié de prin­temps excep­tion­nel­le­ment chaude, la météo a tour­né. On a rele­vé des mini­males de ‑1,5 degré le 20 avril à Uccle. À Coxyde, le même jour, trois cen­ti­mètres de neige sont tom­bés sur la plage.

Quand le ther­mo­mètre remonte, tout le monde est donc de sor­tie du côté de Saint-Antoine. Le 10 mai 1991, les ter­rasses sont ouvertes, de nom­breux gamins jouent dans les rues de ce quar­tier du bas de Forest, den­sé­ment peu­plé par une forte com­mu­nau­té d’origine magh­ré­bine, mais aus­si des Ita­liens, des Grecs, et qui s’articule autour de l’église du même nom, tenue par le père Fer­nand, répu­té très proche des habi­tants. « C’était un vil­lage », com­mente Ali Bou­layoun. « On était heu­reux, se sou­vient Nadia El Yous­fi, 26 ans à l’époque et aujourd’hui élue socia­liste au par­le­ment bruxel­lois, en plus d’être conseillère com­mu­nale à Forest. Quand on quitte son pays, le quar­tier devient une deuxième famille. »

Pour­tant, mal­gré cette image d’Épinal, Saint-Antoine col­lec­tionne aus­si les pro­blèmes. « C’était une époque où Forest avait vécu au-des­sus de ses moyens, les caisses étaient vides, explique Marc-Jean Ghys­sels, jeune (28 ans) éche­vin de l’Urbanisme et des Tra­vaux publics fraî­che­ment émou­lu en 1991 et qui devien­dra plus tard bourg­mestre de la com­mune. Il y avait un grand défi­cit dans la qua­li­té des voi­ries, de l’aménagement urbain, dans l’état des bâti­ments com­mu­naux, des écoles. »

Plus ima­gée, Myriem Amra­ni, aujourd’hui pré­si­dente du CPAS de Saint-Gilles, se sou­vient d’un quar­tier « com­plè­te­ment aban­don­né par les pou­voirs publics. Il n’y avait pas d’éclairage, la chaus­sée était cou­verte de trous béants, à tel point qu’on avait honte d’inviter des amis à la mai­son ». Quant à son école, l’Athénée royal de Forest, qu’elle fré­quente en tant que jeune ado de 15 ans, Myriem Amra­ni la décrit comme « une école pou­belle pilote ». « Une par­tie du bâti­ment était en déli­ques­cence. Un autre bâti­ment avait été détruit et la cour était cou­verte de bou­lons, de grosses pierres. Et puis, avec 99 % d’élèves d’origine maro­caine, sur le plan de la diver­si­té, on n’y était pas du tout. »

Pire, lorsque Myriem et ses amis sortent de l’école, les pos­si­bi­li­tés d’activités extra­s­co­laires finan­ciè­re­ment abor­dables pour leurs familles sont du même aca­bit : pas ou peu d’infrastructures col­lec­tives (ter­rains de sport, etc.), une seule mai­son de jeunes « avec une table de ping-pong », un maga­sin de loca­tion de cas­settes VHS. Le tableau n’est guère réjouis­sant. Il y a bien une boîte de nuit, les « Bains-Baden », ins­tal­lée depuis peu dans les anciens locaux de la pis­cine du coin. Mais, réser­vée à une clien­tèle hup­pée, « elle était com­plè­te­ment fer­mée aux jeunes du quar­tier, peste encore Nadia El Yous­fi. Par contre, le matin, les habi­tants se réveillaient avec une Fer­ra­ri col­lée contre leur porte et de la pisse dans les boîtes aux lettres ». « C’était un peu les riches qui viennent cra­cher à la gueule des pauvres », résume Marc-Jean Ghyssels.

Com­bi­né à des loge­ments sou­vent petits pour des familles par­fois nom­breuses, ce manque d’activités a un résul­tat : le soir tom­bé, bon nombre de jeunes sont dans la rue. « Il y avait pas mal d’enfants de moins de 12 ans dehors. Ce n’était pas tou­jours un pro­blème, mais, à une cer­taine heure, ça le deve­nait », témoigne Nor­din Bou­lah­moum, 21 ans en mai 1991 et aujourd’hui direc­teur de la mis­sion locale de Forest. C’est que l’ambiance dans le coin n’est pas tou­jours rose : tra­fic de drogue, inci­vi­li­tés, rela­tions par­fois com­pli­quées avec les vieux « Bel­go-Belges ». Nor­din Bou­lah­moum liste les pro­blèmes. « Le quar­tier fonc­tion­nait qua­si en vase clos et les familles magh­ré­bines avaient gar­dé un modèle com­mu­nau­taire où la rue n’est pas dan­ge­reuse. Elle était donc occu­pée par les jeunes, et de manière mas­sive. Or, la culture belge n’a pas l’habitude de voir 20 ou 30 per­sonnes qui se pro­mènent dans l’espace public sans objec­tif, même s’ils ne font rien de mal. Ça a pu être mal inter­pré­té. Et puis on retrou­vait le soir, en rue, des gens qui n’avaient aucune crainte de dea­ler et une cohorte de consom­ma­teurs, avec pré­sence d’enfants à côté. Tout ça cohabitait. »

Attention à la Volvo

Au milieu de ce jeu de quilles, il y a les forces de l’ordre. À l’époque, celles-ci sont encore divi­sées entre police et gen­dar­me­rie, tra­vaillées par une forte concur­rence. Dans les zones urbaines, la gen­dar­me­rie vient pour­tant en appui des polices com­mu­nales, via notam­ment des uni­tés affec­tées à l’anti-banditisme, au tra­fic de drogue. « Des rap­ports à la popu­la­tion plus rugueux », com­mente pudi­que­ment Fabien Houl­mont, pré­sident de la Fédé­ra­tion syn­di­cale de la gen­dar­me­rie belge de 1987 à 1991. Mais, au sein des polices com­mu­nales aus­si, cer­taines uni­tés sont spé­cia­li­sées dans ce genre d’interventions mus­clées. Et dans ce registre, la police de Forest est très répu­tée. « Emma­nuel Her­man, le com­mis­saire en chef de Forest de l’époque (aujourd’hui décé­dé, NDLR), disait qu’il fal­lait avoir une police com­mu­nale qui puisse mon­trer les muscles parce qu’il ne fal­lait pas lais­ser le ter­rain à la gen­dar­me­rie. Cela explique pour­quoi la police de Forest pos­sé­dait des sec­tions connues dans tout Bruxelles », explique l’ancien syn­di­ca­liste. Des sec­tions qui ne font pas dans la den­telle… « En 1991, la police se com­por­tait dif­fé­rem­ment d’aujourd’hui, resi­tue Marc-Jean Ghys­sels. Quand il y avait une bagarre dans un bis­tro, on attra­pait le type qui fou­tait la merde, on le met­tait au cachot, on lui fou­tait deux tartes. Mais c’est vrai qu’à Forest, nous avions une police qui avait une répu­ta­tion de cow-boy. »

« Les injures, le racisme, c’était au quo­ti­dien. On a gran­di dans la peur avec eux. »

Son action semble en tout cas avoir lais­sé un sou­ve­nir indé­lé­bile dans la mémoire des anciens « jeunes » du quar­tier ; une action faite selon eux de contrôles abu­sifs et répé­tés. « On les appe­lait les SS, affirme Ali Bou­layoun. Les injures, le racisme, c’était au quo­ti­dien. On a gran­di dans la peur avec eux. Le soir, on les recon­nais­sait au bruit du moteur de leur Vol­vo 240 et on plon­geait sous les voi­tures. » Face à cette situa­tion, beau­coup de gens du quar­tier finissent « par choi­sir leur camp par défaut. Tu voyais qu’ils arrê­taient un type, tu te disais ‘C’est peut-être une cra­pule, mais on ne sait jamais, on a toutes et tous été témoins de situa­tions où ce n’était pas le cas’ », explique Myriem Amra­ni. « C’était violent, de toute part, même entre nous, conti­nue Ali Bou­layoun. Les poli­ciers, ils en ont aus­si vu de toutes les cou­leurs. Mais on avait attra­pé ça de quelque part, la vraie vio­lence, elle venait de chez eux. »

Pour Bru­no Vini­kas, cette situa­tion fait écho à une ambiance plus géné­rale au sein du pays en cette fin de mil­lé­naire, sin­gu­liè­re­ment dans les quar­tiers dits « popu­laires ». En 1991, il est com­mis­saire royal adjoint à la poli­tique des immi­grés. Pau­la D’Hondt – la com­mis­saire royale – et lui sont char­gés depuis deux ans d’assister le gou­ver­ne­ment natio­nal dans la mise au point de dif­fé­rentes poli­tiques d’intégration. « Dans les années 50 et 60, la Bel­gique a pra­ti­qué une poli­tique d’immigration vou­lue, on a fait venir des tra­vailleurs ita­liens puis espa­gnols, por­tu­gais, grecs, maro­cains, turcs. Mais, après la crise éco­no­mique du début des années 70, leur pré­sence et celle de leur des­cen­dance ont géné­ré des sen­ti­ments xéno­phobes chez cer­tains res­pon­sables poli­tiques », explique-t-il. « Pire » : aus­si bien du côté des pou­voirs publics que chez beau­coup d’immigrés de « pre­mière géné­ra­tion », on a sou­vent pen­sé que les tra­vailleurs fini­raient par ren­trer dans leur pays d’origine. « Mon père nous disait : tra­vaille, gagne de l’argent, et on repart. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait », illustre Nor­din Boul­ha­moum. Résul­tat : on n’a pas « pen­sé » leur ins­tal­la­tion sur le ter­ri­toire sur le long terme, notam­ment en termes de poli­tiques sociales. Il y a bien eu la créa­tion des postes de Bru­no Vini­kas et Pau­la D’Hondt, signe d’un chan­ge­ment, mais pour Charles Pic­qué (PS), ministre-pré­sident de la Région de Bruxelles-Capi­tale en 1991, l’absence de moyens finan­ciers pour mettre en place ces poli­tiques était criante. « On a acti­vé des flux migra­toires sans aucune mesure d’accompagnement, que ce soit au niveau des dis­po­si­tifs sco­laires, fami­liaux, de la jeu­nesse. Il était très com­pli­qué de trou­ver des bud­gets pour cela, les pro­blèmes de la ville n’étaient per­çus que dans les centres urbains et pas par les autres. Les effets de cette absence ne se sont pas fait sen­tir pour les ‘pre­mières géné­ra­tions’ parce qu’elles avaient trou­vé leur place au niveau pro­fes­sion­nel et qu’on était dans une conjonc­ture éco­no­mique favo­rable. Mais vers la fin des années 80 et au début des années 90, les pre­miers signes de frac­ture sociale sont appa­rus pour les deuxièmes géné­ra­tions. » Des pro­pos qui font écho aux sen­ti­ments qui habitent alors les jeunes habi­tants du quar­tier Saint-Antoine. « Pour nous, les ‘deuxièmes géné­ra­tions’, il n’y avait pas de retour ‘au pays’ pos­sible, nous étions d’ici. Et nous ne com­pre­nions pas pour­quoi nous devions vivre dans ces condi­tions-là. Nous avions l’impression qu’on ne nous consi­dé­rait pas comme par­tie pre­nante à la socié­té, que nous devions qué­man­der des droits fon­da­men­taux en termes d’emploi, de loge­ment, de pro­pre­té publique, d’écoles », explique Myriem Amrani.

Le 10 mai 1991, le quar­tier est donc une « mar­mite sous pres­sion » pour Marc-Jean Ghys­sels, ce dont cer­tains élus locaux ne semblent pas avoir conscience. « Il n’y avait pas d’élus issus de ces com­mu­nau­tés pour faire le relais, il y avait un manque de proxi­mi­té avec le ter­rain », conti­nue l’ancien éche­vin. À l’échelon de la toute nou­velle Région de Bruxelles-Capi­tale, par contre, Charles Pic­qué « n’est pas trop sur­pris. Nous n’ignorions pas qu’une dua­li­té sociale cou­vait dans la ville. C’était LE grand chan­tier ». Nadia El Yous­fi affirme avoir pré­ve­nu les auto­ri­tés com­mu­nales que « ça allait péter ». Sans suc­cès. Ce soir de prin­temps, « il se fait qu’il ne fai­sait pas mau­vais, qu’il y avait du monde dehors, et que c’est par­ti en couilles », résume Fabien Houlmont.

Ambiance territoires occupés

C’est par Rachid Redouane que tout est arri­vé. Dans ses pages du 13 mai 1991, le quo­ti­dien La Der­nière Heure livre le témoi­gnage du jeune homme, âgé de 21 ans. À moto, il se fait contrô­ler par une patrouille de police « parce que la plaque (de la moto, NDLR) était un peu pliée. […] C’est alors que le chauf­feur, d’un signe, m’a dit ‘Viens’. Je me suis donc appro­ché et c’est alors qu’il m’a vio­lem­ment pris par le tee-shirt en disant ‘Ici, la loi, c’est moi’. » La suite est connue : la famille de Rachid Redouane inter­vient, son père finit par terre, traî­né sur plu­sieurs mètres. L’une de ses sœurs est mal­me­née. Le quar­tier s’embrase. Cer­tains chiffres font état de 200 per­sonnes se ras­sem­blant. Des voi­tures sont endom­ma­gées, les vitres des « Bains-Baden » sont bri­sées, la gen­dar­me­rie inter­vient à l’aide d’une auto­pompe. Les parents du quar­tier, eux, tentent d’empêcher leurs enfants de sor­tir, allant jusqu’à les enfermer.

Le len­de­main, le 11 mai, un nou­veau ras­sem­ble­ment a lieu place Saint-Antoine. Des cock­tails Molo­tov sont lan­cés, des cabines télé­pho­niques détruites, des jour­na­listes pris à par­tie. « Ça fai­sait ter­ri­toires occu­pés », se sou­vient Ali Bou­layoun. Cour­sé par les forces de l’ordre, il se sou­vient s’être caché dans une mai­son. « On était 100 ou 120 à l’intérieur. » Bru­no Vini­kas, lui, est aus­si sur le ter­rain. Le com­mis­saire royal adjoint est « catas­tro­phé ». « Ce genre d’événement ris­quait d’aller à rebours du tra­vail que nous avions com­men­cé à faire », situe-t-il. Pour évi­ter « une bavure ou quelque chose d’irréversible », il décide d’aller se pos­ter dans les locaux du com­mis­sa­riat de Forest. Son objec­tif : « Être pré­sent comme un pou­voir moral d’apaisement. » En gros, mettre la pédale douce aux forces de l’ordre.

Tout au long des pages des quo­ti­diens de l’époque (La Der­nière Heure, Le Soir et La Libre Bel­gique), on sent les res­pon­sables poli­tiques, Charles Pic­qué en tête, hési­ter entre deux approches : le répres­sif ou la com­pré­hen­sion face aux condi­tions de vie qui ont ame­né ces évé­ne­ments. « Il y avait bien sûr les impé­ra­tifs réga­liens, mais il fal­lait aus­si inté­grer les ques­tions cultu­relles et sociales », syn­thé­tise l’ancien ministre-pré­sident de la Région de Bruxelles-Capi­tale. À la gen­dar­me­rie, d’après Fabien Houl­mont, la situa­tion est com­pa­rable, illus­trant en cela une lutte plus géné­rale au sein de ce corps. « En tant que res­pon­sable d’un syn­di­cat dit pro­gres­siste et de gauche, j’étais pris entre deux feux. J’avais des col­lègues qui disaient ‘Il faut ren­trer dedans’ et d’autres qui défen­daient des posi­tions pro­gres­sistes. » Fina­le­ment, d’après l’ex-syndicaliste, c’est l’option « pro­gres­siste » qui pren­dra le des­sus. « Cinq ans aupa­ra­vant, c’étaient les gros bras qui seraient des­cen­dus et ça aurait fla­shé un peu dans tous les sens… Ici, s’il y a eu de la vio­lence, des arres­ta­tions, il n’y a pas eu de bles­sés graves, de morts. Les men­ta­li­tés com­men­çaient déjà à évo­luer à la gen­dar­me­rie, mais aus­si à la police. » En 1991, un tra­vail de sen­si­bi­li­sa­tion est en effet déjà enta­mé avec cer­taines uni­tés de police et un « Plan de la Pen­te­côte » a été annon­cé par le gou­ver­ne­ment natio­nal le 5 juin 1990. Son objec­tif, notam­ment : tendre vers la sau­ve­garde et le res­pect des droits et liber­tés démocratiques.

Pour­tant, le 12 mai, la gen­dar­me­rie n’hésite pas à embar­quer de 100 à 200 per­sonnes, dont des parents, jusqu’aux casernes d’Etterbeek. S’ensuivra le fameux épi­sode des sand­wichs au jam­bon dis­tri­bués par la gen­dar­me­rie à ces per­sonnes en majo­ri­té musul­manes… Un évé­ne­ment inter­pré­té comme une pro­vo­ca­tion. Or, d’après Fabien Houl­mont, il s’agissait d’une erreur. « Ils ont fait comme avec les métal­los : tar­tines au fro­mage, confi­ture et… jam­bon. La Ligue des droits de l’homme m’a appe­lé le len­de­main. Je leur ai répon­du que c’était peut-être de la bêtise, de la mécon­nais­sance, mais que ça par­tait d’une bonne inten­tion. » Une hypo­thèse que Sofiane (nom d’emprunt), qui fai­sait par­tie des per­sonnes enfer­mées dans les casernes ce jour-là, appuie aus­si. « On a vu leur tête après, quand les gens ont com­men­cé à leur ren­voyer les sacs en plas­tique des sand­wichs, rem­plis de sable. 50 % des gen­darmes étaient mal à l’aise, des mecs de Gand qui ne pigeaient même pas ce qu’ils fai­saient là. Ils ne pen­saient qu’à une chose : nous libé­rer. Je ne suis pas en train de les dédoua­ner, mais humai­ne­ment c’était plus nuan­cé que ‘50 gen­darmes qui vous foncent des­sus avec le même regard’. »

Des lendemains qui chantent ?

Le 13 mai 1991, après un long week-end qui n’a pas per­mis aux quo­ti­diens de paraître, la Bel­gique découvre les titres de la presse. « Immi­grés : la capi­tale tou­chée par la rébel­lion », titre La Libre Bel­gique. « Émeutes : 200 à 300 jeunes appré­hen­dés à Forest », affiche Le Soir. Quant à la Der­nière Heure, elle affirme en pre­mière page que « Bruxelles a peur ». Il y aura encore des étin­celles pen­dant plu­sieurs jours, par­fois dans d’autres com­munes comme Molen­beek, Schaer­beek, Saint-Gilles ou Saint-Josse. Puis le calme reviendra.

Trente ans après, on peut dire beau­coup de ces « émeutes ». Pour nombre d’intervenants à qui nous avons par­lé, elles ont consti­tué un bas­cu­le­ment. De nom­breux outils, comme les contrats de quar­tier ont depuis vu le jour. Des média­teurs sociaux ont fait leur appa­ri­tion dans les rues. « Il y a eu de l’investissement lourd, des mil­lions. Aujourd’hui, si tu veux rêver, tu peux, » sou­ligne Ali Bou­layoun. A contra­rio, pour Charles Pic­qué, « on a réno­vé, on a payé des équi­pe­ments publics, mais le sta­tut des per­sonnes ne s’est pas amé­lio­ré dans la même pro­por­tion que l’image des quar­tiers, il y a tou­jours des pro­blèmes sociaux ». Nor­din Bou­lah­moum, lui, regrette que la dimen­sion sym­bo­lique ait peut-être aus­si été négli­gée. « Il y a trente ans, il y avait une volon­té de par­ti­ci­per à la socié­té, d’être dans des zones plus mixtes sur un plan citoyen. Aujourd’hui, vous n’aurez plus vrai­ment de reven­di­ca­tions de ce type-là, on va plu­tôt vous par­ler de halal, etc. » Les rela­tions avec la police res­tent éga­le­ment ten­dues… Mais ça, c’est une autre his­toire (voir nos articles dans ce dos­sier : « En 91, on par­lait d’intégration. Aujourd’hui, de dis­cri­mi­na­tion » et « Saint-Antoine : quar­tier sous tension »).