par Badi Baltazar
Hier, j’ai décidé de faire un arrêt du côté du carré de Moscou à Saint-Gilles dans l’idée de rencontrer des membres de ce mouvement dit des Indignés. Comme la plupart d’entre vous j’imagine, je me suis posé pas mal de questions sur cet étrange phénomène. Qui sont ces gens ? Pourquoi se sont-ils délibérément installés sur une place au beau milieu de la capitale de l’Europe ? Que veulent-ils ? Quelles sont leurs intentions ? Quels sont les intérêts qu’ils défendent ? Est-ce un groupe, une organisation de militants ? Quelles sont leurs revendications ?
Arrivé sur les lieux, j’ai d’abord constaté que l’endroit avait des airs de festival d’été, avec ses chapiteaux et ses stands. Mais au fur et à mesure que je me rapprochais du coeur de la place, je ressentais le genre d’impression de découverte et d’étonnement que l’on peut avoir lorsque l’on pose le premier pas dans un univers nouveau. La place était littéralement occupée, mais pas seulement. Une société parallèle semblait s’y être formé au sein même de la cité. Des tentes, des tables, des chaises, des fauteuils, des matelas, des échoppes, un potager. Une cuisine au centre, avec une pancarte indiquant que le prix de la nourriture est celui que décidera de lui accorder l’acheteur. Des activités ludiques, des ateliers divers, des jeunes femmes sur des échasses, une bibliothèque à ciel ouvert, des groupes de citoyens formés un peu partout sur la place, qui échangent activement, dans une ambiance cordiale, décontractée mais sérieuse. Des notes se prennent, des coordonnées s’échangent, des solutions s’inventent. C’est le royaume de la débrouille, une espèce de laboratoire où les chercheurs ne sont autres que les citoyens qui s’y retrouvent, se rencontrent, s’écoutent et se parlent. Inutile de préciser que j’ai vite compris qu’il y planait autre chose qu’une simple brise de printemps.
Sous le plus grand des chapiteaux se tenait une assemblée composée d’une cinquantaine de personnes de tout âge, de toutes origines, des chômeurs, des enfants avec leurs parents, des étudiants, des employés, des ouvriers, des fonctionnaires, des retraités, des gens du voisinage. Du bobo à l’altermondialiste, tous semblaient être intéressés par ce qui se déroulait. Symboliquement, ils se passaient la parole en faisant circuler un bout de bois, en guise de micro. Au choix, chacun avait l’opportunité de s’exprimer, de faire part des raisons de ses indignations et de ses réflexions. Des valves avaient été installées et le procès-verbal de la précédente Assemblée Générale y avait été affiché. La tendance m’a semblé être à la création de structures spécifiques aux divers domaines qu’ils souhaitent couvrir. Ces dernières se matérialisent sous la forme de commissions. A ce jour, ont commencés à être formés des cellules de communication, un site web ainsi qu’une logistique opérationnelle et sanitaire appréciable. Par ailleurs, les décisions prises par les activistes sont actées et les potentiels de coordinations nationales et internationales sont envisagés et commentés.
J’en profite donc pour rassurer la bourgmestre de la commune, qui d’après certaines sources serait inquiète quant aux conséquences d’un tel rassemblement et je tiens à lui adresser les salutations les plus pacifiques que les débats auxquels j’ai assisté m’obligent à relayer. Une multitude de messages et de banderoles ont d’ailleurs été accrochés partout sur la place. Ils invitent à l’éveil des consciences et à la mobilisation citoyenne. A noter que plusieurs d’entre elles sont en espagnol ou en anglais.
J’avoue que plongé dans ce microcosme bouillant d’énergie positive, j’étais quelque peu intrigué. Faut dire que ce genre d’espace de partage spontané n’est pas courant. Personnellement, je n’ai jamais vu ça de ma vie en Belgique. Ces gens — venus de partout, partout en Europe et ailleurs dans le monde — qui délibérément se réunissent sur des places, les occupent jour et nuit et y réorganisent une vie sociale, embryonnaire certes mais effective. C’est absolument remarquable. Ce que je veux exprimer c’est que le fait même que ces gens agissent de la sorte — s’inscrivant dans une démarche constamment en mouvement vu que telle est sa raison d’être — est une révolution en soi. Ce sont avant tous les mentalités et les modes de vie en société qui sont ici repensés.
J’insiste cependant sur le fait qu’il faut raison garder et éviter de se laisser happer par je ne sais quelle tentation passionnée. Selon moi, dans l’état actuel, le mouvement naissant dont je témoigne n’est qu’un vecteur de prise de conscience pour les citoyens qui s’y identifient et y contribuent. Néanmoins, leurs intentions et leurs actions n’en sont pas moins profondes et sincères. Ce que ces gens ressentent, l’énergie qu’ils investissent, leurs idées, leur créativité et leurs rêves d’équité sont tout sauf anodins et peu en parle, voire pas du tout. Les quelques journalistes qui ont daigné faire référence à ces mouvements jaillissants sous la bannière d’une démocratie réelle un peu partout dans le monde, oublient ou taisent l’essentiel. Au-delà de la finalité, du potentiel d’expansion et de réalisation de ces mouvements, le fait que ces gens en arrivent à descendre dans les rues et les places et à les occuper pour pouvoir exister et avoir la possibilité de s’exprimer et de se faire entendre, est une illustration grandeur nature du constat d’échec permanent de nos sociétés actuelles. Et vouloir présenter cette réalité comme une simple grogne de chômeurs ou de jeunes en situation de précarité est d’autant plus réducteur et intellectuellement malhonnête.
D’un point de vue factuel, les systèmes économiques, politiques et institutionnels ne répondent plus aux attentes des populations et ont, je le répète, prouvé leurs incompétences. La confiance dans la classe politique en place est à son plus bas niveau et ce qui rend ce phénomène citoyen d’autant plus important selon moi, c’est paradoxalement sa mondialisation. Ces citoyens qui se mobilisent sont tout sauf des illuminés. Ils ont toute leur raison et leurs raisons et ils tendent à porter la voix de Monsieur Tout Le Monde. Et ce qui me touche profondément, c’est l’idée qu’ils le fassent vraiment dans l’intérêt de Monsieur Tout Le Monde. D’après les discussions que j’ai pu avoir avec certains activistes, l’unique prétention qui les anime à ce stade est de créer et de développer cet espace de dialogue, d’expression et de débat. Toutes les pensées, toutes les tendances de la population sont amenées à y être représentées. En un mot, c’est un mouvement qui s’ouvre à tous et qui constitue une possibilité pour tout un chacun de prendre part aux activités ou de prendre l’initiative d’en élaborer. C’est une plate-forme de libre choix et de libre pensée, ce que les institutions aux commandes sont manifestement incapables de proposer.
Vous serez sans doute tous d’accord avec ce constat : tous les indicateurs sont au rouge. Signal que nous sommes arrivés à une étape charnière dans l’évolution du déséquilibre mondial. Les fossés dont nous avons criblé notre espace de vie sont devenus tellement grands que l’émergence de mouvements citoyens deviendra de plus en plus difficile à contenir. Je pense donc que comme toute manipulation, l’aliénation et l’injustice démontreront leurs limites elles aussi, ce qui m’oblige à saluer tous les hommes et toutes les femmes qui ont décidé que leur destin était entre leurs mains, que le monde peut être autre chose qu’un espace de concurrences féroces et immorales et qu’en face des politiques et de la finance privée il y des êtres humains qui ont en commun les mêmes volontés de pacification de la planète. Nul doute que les efforts soient à fournir sur les plans du fond et du long terme, mais le défi en vaut la chandelle. Je souhaite de ce fait aux indignés d’ici et d’ailleurs d’avoir la force de garder l’espoir que je partage avec eux de reconquérir notre souveraineté populaire. Gardons à l’esprit que chacun de nous est une énergie potentielle et chaque particule d’énergie positive, d’intelligence, d’expertise et de force de travail que nous pourrons canaliser seront bénéfiques.
Je tiens également à souligner que bien que la naissance du mouvement des Indignés bruxellois soit survenue dans la foulée de ses voisines européennes, sa particularité me semble être à l’image de ces citoyens : positifs, bon vivants et à des années lumières de tous les clichés de violence ou de désordre que certains oiseaux de mauvais augures colportent. Le besoin qu’ils ont de tout remettre à plat et de vouloir refondre les bases d’une nouvelle vie en société devrait, il me semble, être encouragé, soutenu et renforcé. Contrairement à ce qui se lit dans la presse ou sur les prompteurs, leur démarche n’est pas apolitique, au contraire elle est pleinement politique : se réunir, débattre, échanger, se mobiliser et agir pour le bien de la cité et de ses habitants, n’est-ce pas l’essence même de l’acte politique ?
Ce soir, je suis retourné au campement pour assister à l’Assemblée Générale qui s’y tient quotidiennement. Je fus à la fois surpris et excité de m’apercevoir que le nombre des participants avait quasiment triplé depuis la veille. D’ailleurs, pour répondre au succès des débats, le petit bout de bois qui servait de micro avait entre-temps été troqué contre un mégaphone. Je tiens à témoigner que j’y ai rencontré des gens exceptionnels, des citoyens conscients et pleinement en accord avec eux-mêmes. L’émotion que j’y ai ressentie et la sincérité de leurs actions auront, quoi qu’il arrive, marquer mon esprit. Assister à une telle manifestation d’humanité et de partage est tout simplement bon pour le moral. Il est rassurant et réconfortant de se dire qu’il existe encore des êtres humains si fortement attachés à leurs idéaux de liberté et de solidarité.
Néanmoins, il faut aussi reconnaître que la survie de cet élan de citoyenneté dépendra de sa capacité à occuper l’espace, à mobiliser les masses et à démultiplier les initiatives intelligentes. Par le biais de ce libre buvard, je ne peux que vous inviter à vous joindre à cette merveilleuse aventure humaine, qui je l’espère, n’en est qu’à ses balbutiements. L’idée débattue ce soir de former un campement itinérant de commune en commune semble suivre son petit bonhomme de chemin. Et de nombreuses activités sont prévues sur la place du carré de Moscou tout au long du week-end, n’hésitez donc pas à y faire un saut pour vous faire votre propre idée de ce qu’est cette communion de citoyens dont le rêve à partager est de contribuer à la construction d’un monde dans lequel les gouvernements représenteraient et défendraient réellement les intérêts des électeurs, d’un monde moderne où l’humain pourrait enfin être au centre des préoccupations.
A bon entendeur,
Badi BALTAZAR
Vous pouvez suivre l’actualité du mouvement des Indignés de Bruxelles sur le site :
http://www.indignes.be/