Lettre de Martine Wijckaert, artiste associée à la Balsamine au Ministre de la culture, Fadila Laanan, suite à l’annonce d’une coupe de 45‰ dans le budget des aides ponctuelles théâtrales.
Madame la Ministre,
Je n’ai jamais partagé les visions de votre famille politique et ce jour encore, je mesure à quel point il eût été dangereux, voire délétère de les partager.
Sans même m’étendre sur la place et la fonction de l’art, sujet sur lequel il est certain que déjà nous serions non pas en désaccord mais en divergence galactique, je me contente de me pencher sur l’équitable (je vous cite) décision des 45% venant décapiter la capt.
Elle dénote tout d’abord d’une profonde et inquiétante méconnaissance des mécanismes de travail à l’action dans le métier. Tout simplement parce qu’elle divise ce qui est intimement mêlé dans la pratique, je veux parler des créateurs indépendants et des institutions. Pour l’exprimer platement, sans doute escomptez-vous faire rouler la machine sans carburant et l’on est donc en droit de se demander comment… Je pense toutefois qu’à cet endroit vous devez avoir votre petite idée si je m’en tiens à vos propos télévisés de ce jour où vous dites que « l’aide à la création est un budget facultatif ».
Cette citation digne de Bouvard et Pécuchet se passe de commentaire s’il fallait se contenter d’en rire ; dans le droit fil de cette fine plaisanterie, on est cependant légitimement en droit de se demander à quoi vont bien pouvoir servir « les salaires — que — vous ‑avez- à‑tout-prix ‑voulu-maintenir-dans- les- institutions » sinon à rappeler que oui, résolument, votre famille politique sait bien se tenir. Car enfin, Madame, à moins de doubler d’un coup le financement de ces institutions, je ne vois pas bien ce qu’elles pourront offrir d’autre aux créateurs que les fiches de paye de leurs emplois sans emploi.
S’il faut analyser plus sérieusement le bien fondé de cette « décision équitable », il n’y a rien d’autre à y trouver qu’un cynisme stratégique qui va s’opérer en deux temps. Je crois en effet que vous avez bien été conseillée en vous attaquant d’abord à un grand nombre d’individus isolés et qu’il aurait de fait été plus complexe de commencer par les institutions, instantanément plus réactives. Comme il va sans dire que les institutions en question seront à leur tour en ligne de mire dès 2014, vos conseils ont agi avec pertinence en vous suggérant cet ordre de bataille qui achève de conforter ma posture méfiante à l’endroit d’une famille politique aussi peu inspirée que la vôtre.
Nous avions déjà dû essuyer l’égarement de votre rapport bilan/rentabilité. Oser avancer pareil critère était (et reste) évidemment une aberration profonde car on sait bien que c’est précisément parce qu’un petit nombre de personnes s’intéressent par exemple à la musique contemporaine et qu’un autre petit nombre de personnes s’intéressent au théâtre d’art que le maillage dans le temps de tous ces fragments d’intérêts divers construit progressivement ce qu’il est convenu d’appeler la toile de l’imaginaire collectif sans lequel il n’y a pas de civilisation tout court.
Je vois donc dans cette nouvelle charge inspirée cette fois par la méthode de la division et de la mise en opposition, le plaquage aussi forcené que déplacé d’un schéma de type libéral d’entreprise sur une industrie strictement humaine qui se doit, pour bien fonctionner, d’œuvrer à l’échange et au mélange.
Ces notions sont naturellement aux antipodes des nouvelles mœurs du tricot rétréci dit de crise que l’on veut nous faire endosser à tout prix.
Mais en définitive, tout cela n’est qu’un choix de société et sur cette matière, votre choix est somme toute dans l’air du temps : populiste et sans envergure, sinon réactionnaire. J’apprends par ailleurs dans les lignes du Soir que pour couronner le tout votre volonté est de doter la production d’émissions télévisées du type de The Voice et je n’ai pas d’autres commentaires à émettre à ce sujet que celui de vous renvoyer à l’abîme galactique qui nous sépare et dont je fais état au début de ma lettre. Je vous conseille toutefois d’inscrire d’ores et déjà votre candidature de participation à cette émission, vous avez déjà le nounours, il ne vous reste plus qu’à trouver l’air.
Martine Wijckaert, artiste associée à la Balsamine.