Par Rémy Besson — 25/02/2013
Source de l’article : culture visuelle
Le jour de l’annonce des nominations pour la 85ème cérémonie des Oscars, CNN a proposé un sujet cherchant à expliquer pourquoi trois films avec des sujets historiques – Argo, Lincoln, Zero Dark Thirty – avaient été choisis. Partant du constat que depuis 1929 près de la moitié des films nominés portaient sur des faits passés, ils ont dégagé trois critères.
1/ Le passé constitue un réservoir de sujets considérés comme importants. “Presidents, Patriots, politics” résume la voix off.
2/ Les films historiques sont souvent l’objet de polémiques. Prenant l’exemple de Lincoln, la journaliste explique que les historiens s’opposent régulièrement à la vision proposée dans les films hollywoodiens. Présentant Zero Dark Thirty, elle développe l’idée qu’ils sont de manière récurrente l’occasion de manifestations ou de prise de position de la part de personnalités politiques. Un historien dans le premier cas et un élu républicain dans le second viennent confirmer les propos tenus.
3/ Au-delà du sujet, il est nécessaire de raconter les événements à travers un personnage. Il est possible d’identifier dans le reportage un quatrième critère : le rapport à l’actualité. De manière à première vue contradictoire, la journaliste explique que les films historiques sont retenus car ils permettent d’échapper à l’actualité et dans un second temps elle insiste sur le fait qu’un film comme Argo a été retenu, car il a été contemporain d’un autre fait historique (l’attaque contre l’ambassade américaine à Benghazi).
Ce qui retient ici notre attention c’est le rôle tenu par l’historien. Dans ce reportage, il est placé dans la position classique de l’expert : il est là pour rectifier la vision transmise par le film. Il explique que c’est un très bon film, mais que, pour un historien, il y a des choses qui manquent. Le scénariste réplique en faisant mention de plusieurs conseillers historiques, arguant de l’exactitude (accuracy) des faits présentés. Les quelques mots qu’il prononce sont là pour illustrer une idée simple : le fait d’avoir donné lieu à une polémique est un critère qui mène un film historique à la nomination.
Cette polémique, elle a été présentée dans un autre sujet de la chaîne en novembre 2012. L’accent est mis sur l’opposition entre Eric Forner, qui a reçu le prix Pulitzer en histoire pour son ouvrage sur Lincoln, et Doris Kearn Goodwin, qui est l’historienne ayant conseillé Steven Spielberg. L’objet de la polémique est une opposition entre deux historiens sur la meilleure manière de représenter le passé. Visuellement, le montage caricature (et personnalise) ce face à face (cf. le montage de captures d’écran ci-dessous).
Si on prête un peu plus attention aux propos d’Éric Forner, il n’adopte pas la position classique de l’historien critiquant l’exactitude des faits représentés ; ce qu’il critique c’est une manière de faire “inadéquate”. Comme l’a noté Timothy Burke, la discussion ne porte pas sur le rapport au référent, “est-ce que cet événement s’est vraiment déroulé comme cela est représenté?”, mais sur la décision de faire de Lincoln l’acteur principal de la fin de l’esclavage. Il y a là une opposition écrit le blogueur (professeur d’histoire à Philadephie), entre histoire narrative et histoire sociale. La question est “qu’est-ce qui compte vraiment en histoire?” (On Lincoln and Accuracy). L’argument de Forner, présenté de manière plus développée dans une lettre (novembre 2012) et un article (décembre 2012) publiés dans le New York Times, consiste à poser qu’il est essentiel de replacer l’action de Lincoln dans un ensemble plus larges d’actions ; d’autres acteurs sociaux ont pris part à un processus qui le dépasse et dont il n’a pas été l’instigateur. “Like all great historical transformations, emancipation was a process, not a single event. It arose from many causes and was the work of many individuals.” (op. cit., déc. 2012). L’historien insiste sur le rôle du mouvement abolitionniste en général et sur la place des féministes en particulier. Il critique également l’idée selon laquelle que la période courte (4 mois) choisie pour le film ait vraiment été décisive.
Ces arguments sont également soutenus par l’historienne Kate Masur, dans un article publié dans les colonnes du même journal (15 jours avant la lettre de Forner). Celle-ci insiste surtout sur le fait que le film ne représente pas les esclaves comme des acteurs de l’histoire. Le film ne porte pas du tout sur le fait qu’ils agissaient pour leur propre émancipation. La chercheur indique que la plupart des travaux menés depuis une trentaine d’années mettent l’accent sur cette dimension. Il s’agit à ce titre d’une régression (notamment car Ken Burn, dans son film, The Civil War, avait pris en compte cet aspect).
Enfin, une seconde polémique, cette fois sur une question factuelle, a débuté plus récemment. Dans le film, les représentants du Connecticut sont montrés votant contre l’abolition, alors qu’ils avaient voté pour. Cela a conduit à de nouveaux débats autour du film, dont une lettre d’un représentant du Connecticut au Congrès, “In many movies, including your own E.T. and Gremlins, for example, suspending disbelief is part of the cinematic experience and is critical to enjoying the film. But in a movie based on significant real-life events (…) accuracy is paramount.” (cf. ill. ci-dessous).
Les propos tenus par les différents intervenants prennent alors la forme plus classique d’une opposition “vrai”/”faux” qui conduit à insister sur l’erreur historique commise par l’équipe du film. Si la première polémique attirait l’attention sur le sujet du film, celle-ci a été plus gênante et le scénariste a eu plus de difficultés à répondre aux critiques. Il s’est contenté de rappeler qu’un film de fiction n’équivaut ni à une recherche historienne, ni à un cours d’histoire (“Rep. Courtney is correct that the four members of the Connecticut delegation voted for the amendment. (…) In making changes to the voting sequence, we adhered to time-honored and completely legitimate standards for the creation of historical drama, which is what Lincoln is.” ).
Si on en revient aux trois éléments qui font d’un film historique un potentiel nominé aux Oscar, deux des critères se rejoignent ici. La principale polémique (critère 2) est liée au fait que le passé soit représenté à travers une personnalisation de l’histoire (critère 3). Au final, Lincoln n’aura pas obtenu l’Oscar tant espéré, mais Daniel Day-Lewis aura lui remporté un troisième prix. Le personnage-Lincoln aura donc convaincu les membres de l’Académie ; le film beaucoup moins (12 nominations, 2 Oscars). Une polémique entre historiens constitue, dans tous les cas, un élément important afin de s’assurer qu’un film occupe une place dans l’actualité (avant les Oscars). Si celle-ci peut parfois porter sur des questions relatives à l’interprétation du passé, la notion de “vérité factuelle” revient bien souvent sur le devant de la scène.
Critique du film Lincoln :
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