Ils m’ont pris ma main !

Par Clair Rivière

/

CQFD

Cet article fait par­tie du dos­sier sur “Les corps dans la guerre sociale”, publié dans le numé­ro 197 de CQFD, en kiosque du 2 avril au 6 mai 2021.

Ce numé­ro est dis­po­nible chez près de 3 000 mar­chands de jour­naux par­tout en France. Pour retrou­ver les points de vente près de chez vous, cli­quez ici.

Pour rece­voir les pro­chains numé­ros dans votre boîte aux lettres, vous avez la pos­si­bi­li­té de vous abon­ner.

EN LIEN :

Dans Cinq mains cou­pées, Sophie Divry donne la parole à autant de mani­fes­tants fluo ayant per­du une main dans l’explosion d’une gre­nade Gli-F4. Quand l’Histoire fera le pro­cès de la Macro­nie, ce livre figu­re­ra en bonne place au rayon des pièces à conviction.

Un jour, pos­si­ble­ment, vous croi­se­rez dans la rue un homme à une seule main. Et si vous osez lui deman­der ce qui lui est arri­vé, il vous répon­dra peut– être : « C’est parce que je suis allé mani­fes­ter pour la hausse du Smic. »

La répres­sion du mou­ve­ment des Gilets jaunes a été un car­nage humain. Des cen­taines de bles­sures à la tête, des dizaines d’éborgnements, au moins un décès. Des corps de crève-la-dalle, ça n’a jamais valu grand-chose aux yeux d’un pou­voir aux abois.

Ancien­ne­ment jour­na­liste à La Décrois­sance, l’écrivaine Sophie Divry a ren­con­tré cinq Gilets jaunes dont la main a été arra­chée par la défla­gra­tion d’une gre­nade poli­cière. Entre sep­tembre 2019 et février 2020, elle a récol­té leurs témoi­gnages, avant de les mélan­ger dans un livre puis­sant, entiè­re­ment écrit à la pre­mière per­sonne : Cinq mains cou­pées (Seuil, octobre 2020). Sophie Divry insiste : dans le bou­quin, pas une seule phrase n’est d’elle, tout est cita­tions. L’autrice s’est conten­tée de réunir en une unique voix un quin­tet de souf­france et de révolte.

Un chœur for­mé de quatre ouvriers et un étu­diant, âgés de 22 à 53 ans. Ils s’appellent : Gabriel, Antoine, Sébas­tien, Fré­dé­ric et Ayhan. Écou­tons-les, sans savoir, donc, quels pro­pos sont à qui. Peu importe. Un chant de muti­lé, ça a quelque chose d’universel.

« Touche pas ! »

« C’était juste un objet par terre que je vou­lais écar­ter. Je ne savais pas ce que c’était. » Il faut ima­gi­ner la cohue, les gaz lacry­mo­gènes, les cris, les tirs de LBD. « La seule envie que j’avais, c’était de l’éloigner. Je n’ai pas réflé­chi, j’ai vou­lu la prendre dans ma main pour l’éloigner. C’était un réflexe, c’est ani­mal… Dan­ger : j’éloigne. Là mon col­lègue m’a crié : “Touche pas !”, mais je n’ai pas enten­du. » Et boum. « Non, en fait, je ne me rap­pelle même pas avoir enten­du de “boum”. Je ne me sou­viens pas. Je n’entends rien. Je sens un énorme choc. Par réflexe, je tourne la tête et je ferme les yeux. » Mais il faut bien les rou­vrir. Et consta­ter : « Plus de main. À la place, il y a une espèce d’amas de chair dégou­li­nant de sang. Je voyais l’os au milieu, et des lam­beaux de chair de chaque côté, comme une banane. » Un cri : « Ils ont pris ma main  ! »

Ensuite, ce sont les pom­piers qui te demandent de mar­cher parce qu’ils ne peuvent pas déplier la civière, vu que les flics conti­nuent de tirer dans tous les sens. C’est l’arrivée à l’hôpital, un gaz anes­thé­siant : « Quand je reprends conscience, je suis nu sous une robe de tis­su en salle pré­opé­ra­toire. Je regarde ma main et je com­prends que c’est réel. Le méde­cin m’annonce qu’on va m’amputer. » C’est l’opération – ou les opé­ra­tions. Par­fois la cica­tri­sa­tion se passe bien, d’autres fois ça nécrose. Heu­reu­se­ment, il y a la soli­da­ri­té, les visites des amis, les petits mots des col­lègues de bou­lot, les cama­rades du rond-point qui dédi­cacent un gilet jaune, la com­pagne aimante qui ne t’abandonne pas. « La seule méchan­ce­té, elle est venue des médias, direct, le soir du 9 février, un mec, un syn­di­ca­liste de la police je crois, a dit sur un pla­teau : “C’est bien fait pour sa gueule.” Parce que j’étais habillé en noir. »

Par la suite, il y a des ques­tions : « Je ne savais pas com­ment expli­quer à mes enfants que c’était la police qui m’avait fait ça, parce que pour eux la police, c’est les gen­tils, c’est pas les méchants, et là, c’était pas le cas du tout. » Il y a aus­si la recherche de ce qui s’est pas­sé : « Mon frère m’apporte mon ordi­na­teur et avec la main gauche je tape sur Inter­net. J’apprends l’existence des gre­nades Gli-F4, j’apprends qu’elles sont char­gées de TNT, que la Gli-F4 elle est grise avec un capu­chon rouge, et la lacry­mo est grise avec un ban­deau rouge… Autant dire que pour les dis­tin­guer, c’est pas évident. 1 »

Puis c’est le début de l’enquête : « Deux ou trois jours après l’amputation, des mecs de l’IGPN rentrent dans ma chambre. Ils m’apprennent que la police a dépo­sé plainte contre moi ! Pour agres­sion envers les forces de l’ordre, “dans l’hypothèse où vous auriez vou­lu relan­cer la gre­nade”. »

« L’impression d’être un homard »

À l’hôpital, il se peut que le séjour se déroule à mer­veille, que le per­son­nel soit exquis. Il se peut aus­si que non : « Il a fal­lu que [ma mère] se batte pour que j’aie un mate­las à escarres, car j’avais des escarres. Il a fal­lu qu’elle se batte pour qu’ils me remettent les gaz anes­thé­siants pen­dant les chan­ge­ments de pan­se­ments, parce qu’une infir­mière avait déci­dé que je n’en avais pas besoin. C’était l’enfer à Pom­pi­dou. Il y a des mil­liers de chambres. C’est comme dans n’importe quel métier où on te presse, on te presse, les nanas courent sans arrêt. Ce qu’on a vécu à Pom­pi­dou, c’est révé­la­teur jus­te­ment de ce pour quoi on s’était mobi­li­sés : la carence du ser­vice public. »

Une fois sor­ti de l’hosto, tu dois t’habituer à ton nou­veau corps. « Quand les points de suture sont tom­bés, l’infirmière m’a dit de me mas­ser le moi­gnon. Je lui ai dit : “Com­ment vou­lez-vous que je me masse alors que je n’arrive pas à poser les yeux des­sus  ?” Je ne l’acceptais pas. »

Vient l’heure de la pro­thèse, qui coûte des dizaines de mil­liers d’euros. Par chance, « tout a été pris en charge par la Sécu. J’ai eu droit d’avoir aus­si une espèce de grosse pince avec laquelle je peux bri­co­ler ou jar­di­ner, c’est pra­tique, même si avec ça j’ai un peu l’impression d’être un homard. »

Tu ne passes plus inaper­çu. « C’est assez ambi­va­lent comme situa­tion. Quand je suis dehors avec la pro­thèse, ça attire le regard, la curio­si­té et le dia­logue. Les gens viennent vers moi, ils me demandent com­ment ça marche… “Ah c’est incroyable…” Tout le monde trouve ça incroyable. J’ai l’impression qu’ils en veulent tous une  ! Ils voient que ça bouge, ils s’imaginent que je peux faire tout ce qu’on fait avec une main. Mais non. On dis­cute et je leur fais com­prendre qu’on ne fait pas grand-chose avec ça. J’ouvre et je ferme, c’est tout. Et si je me balade sans la pro­thèse, ce qui est rare, alors là c’est l’inverse : les gens sont effrayés. Ils ne regardent pas. Ils n’ont pas envie de voir ça. Je com­prends, ce n’est pas évident de voir une main cou­pée. »

« Une arme de guerre »

Et puis c’est la galère du quo­ti­dien : « Avec une main, tout prend plus de temps. S’habiller c’est fai­sable, mais c’est beau­coup plus long. Tout ce qui est vais­selle, ce n’est plus pos­sible. Le linge, on ne peut pas l’étendre d’une main. Tout est beau­coup plus long. Du coup, j’ai dû m’acheter un lave-vais­selle, un sèche-linge, ça fait encore des frais. » Ou alors c’est la débrouille : « Je m’invente mes petites méthodes. Éplu­cher des patates, j’ai trou­vé le truc, c’est tout bête : je plante un cou­teau dans la patate, je la bloque avec mon avant-bras droit, et puis, après la main gauche, j’épluche une face de la patate, hop  !, je la retourne et je fais l’autre face. Ça prend plus de temps, mais voi­là, je le fais tout seul, sans rien deman­der. »

Finan­ciè­re­ment aus­si, c’est com­pli­qué : « Je ne peux plus exer­cer mon métier, bien sûr : un plom­bier à une main, ça n’existe pas. » Que reste-t-il ? Le RSA ou l’allocation aux adultes han­di­ca­pés. « C’est triste, parce que la chau­dron­ne­rie, c’était vrai­ment ma pas­sion. » L’ennui s’instille : « Je me fais chier. Il ne se passe rien. J’ai rien à racon­ter. C’est la merde, clai­re­ment. La gui­tare, c’est mort, la moto, c’est mort. » Et la dou­leur phy­sique : « Un phé­no­mène de ser­rage, comme s’il y avait un étau qui englo­bait mon moi­gnon et me ser­rait en per­ma­nence, c’est la dou­leur la plus insup­por­table, et celle qui est tout le temps là. » Par­fois, c’est le membre absent qui fait encore mal : « Les dou­leurs fan­tômes, il faut ne plus y pen­ser pour pas que ça gratte, mais c’est com­pli­qué parce que plus t’essayes de ne pas pen­ser, plus tu y penses. »

Quid de la jus­tice ? « Le pro­cu­reur a déci­dé de clas­ser l’affaire… comme ça, sans jamais m’avoir enten­du. J’ai rigo­lé, j’étais cho­qué. Ce n’est pas pos­sible. Je m’attendais au mini­mum à être reçu  ! » Reste la pos­si­bi­li­té de dépo­ser une nou­velle plainte, avec consti­tu­tion de par­tie civile, ce qui coûte de l’argent. Est-ce que ça vaut le coup ? « Est-ce qu’il y aura vraiment un pro­cès  ? Fran­che­ment, j’en met­trais pas ma main au feu – celle qui me reste. »

Par­mi les muti­lés, cer­tains ont recom­men­cé à mani­fes­ter, d’autres ont trop la trouille pour ça. Tous, pro­ba­ble­ment, se posent la même ques­tion sur la gre­nade qui a empor­té leur main et leur vie pas­sée : « C’est une arme, ce truc, c’est une arme de guerre. Pour­quoi ils jettent ça sur les gens  ? »

  1. En 2020, la Gli-F4 a été rem­pla­cée par la GM2L, à la dan­ge­ro­si­té équivalente.