De retour d’un voyage au cours duquel on a eu à transiter par la capitale de la Belgique, on est tenté de déconseiller aux Sénégalais, aux Africains, bref à tous les humains venus au monde avec une peau noire, d’aller, ou même, de faire une escale à Bruxelles. En effet, il s’avère, de toute évidence, que ces mots écrits sur l’emballage du billet d’avion de Brussels Air Line : « Le monde via Bruxelles, un transfert en toute sécurité » sont destinés à tout le monde, sauf aux Africains à la peau noire.
Que vous soyez parfaitement en règle, que les autorités du pays européen de votre destination vous aient accordé un visa de longue durée en cours de validité d’un an ou de deux, cela n’y fait rien. A ce propos, il convient de louer, en passant, le pragmatisme respectueux des autorités diplomatiques américaines et allemandes au Sénégal, qui n’hésitent pas à vous octroyer des visa de longue durée pour que votre passeport ne se remplisse pas trop rapidement, s’ils se rendent comptent que la profession que vous exercez vous amène à vous déplacer souvent dans leurs pays respectifs, soit pour des recherches scientifiques, soit pour participer à des colloques internationaux, soit sur invitations ponctuelles de vos collègues à donner des cours magistraux de votre spécialité dans une de leurs universités américaines ou allemandes, soit pour d’autres raisons valables.
Concernant la Belgique par contre, déjà à l’aéroport de Bruxelles, les policiers belges semblent trouver un mesquin plaisir à « cuisiner » de la manière la plus humiliante, tout Sénégalais, tout Africain originaire des pays au Sud du Sahara, de toute catégorie d’âge, et dont apparemment le tort aura été de se présenter calmement devant eux, même pour une escale que l’on souhaiterait la plus brève possible, mais qui, malheureusement, s’éternise souvent avec leur compagnie de voyage. En effet, avec la Brussels Air Line, compagnie certes souvent moins chère financièrement que d’autres, le préjudice subi par l’Africain ne se mesure pas seulement en terme d’humiliation que les policiers belges lui imposent comme pour se convaincre piètrement d’une supériorité inexistante ; ce préjudice se mesure aussi en terme de temps, avec des escales qui durent entre 4 et 5 heures dans un milieu aéroportuaire qui, malgré sa modernité, ne vous inspirera plus que du dégoût.
Votre passeport, votre billet d’avion et votre carte d’embarquement entre ses mains, le policier belge vous demandera quand même où vous allez. Quand vous lui répondez par exemple que vous êtes simplement de passage à Bruxelles et que vous citez la ville européenne où vous vous rendez, ville dont le nom figure évidemment sur le ticket d’embarquement, il vous demande ce que vous allez y faire et combien de temps vous y rester. Si vous lui précisez que c’est pour une conférence ou pour un cours magistral et que vous lui montrez votre carte professionnelle en lui précisant que vous avez un visa d’un an en cours de validité, il se fâche alors et commence à vitupérer des paroles d’indignation dans une langue flamande que vous ne comprenez pas. Ensuite, il se lève, sort de son box et se met à siffloter avec une gaîté visiblement feinte, comme ce fut le cas le vendredi 6 janvier 2012 à l’aéroport de Bruxelles.
A l’aéroport de Bruxelles, prétextant que vous avez été arrogant envers lui, le policier belge vous invite à le suivre dans un des bureaux de la police où ses supérieurs vous feront attendre une trentaine de minutes dans une salle contigüe où ils parquent habituellement les illégaux. En ce moment là, la longue durée de l’escale vous paraît moins contraignante, car vous êtes au moins sûr que vous n’allez pas trop vous ennuyer en attendant votre correspondance. Cependant, si vous espérez retrouver dans ces bureaux des autorités supérieures policières plus raisonnables que les agents des guichets, vous allez vite déchanter.
En effet, les trois ou quatre policiers que vous y retrouvez devant leurs ordinateurs, seront tout aussi ignorants que leurs collègues aux guichets, des sources éducatives plurielles auxquelles vous avez bu ; ils seront tout aussi ignorants des raisons qui font que l’Africain de l’Ouest en général et le Sénégalais en particulier est, précisément grâce à cette éducation, généralement calme et patient ; ils vous donneront la preuve manifeste qu’ils ignorent aussi totalement que vous en savez beaucoup plus sur eux qu’eux sur vous, dans la mesure où vous comprenez, parlez, lisez et écrivez dans l’une de leurs langues principales de communication qu’est le français, alors qu’eux-mêmes ne connaissent aucun mot de pulaar, de wolof, ou de mandingka par exemple. C’est ainsi que ces policiers de l’aéroport de Bruxelles auront alors vite fait d’interpréter votre sérénité non plus comme de l’arrogance, mais plutôt comme le signe d’une certaine idiotie ou d’un retard mental quelconque. Sur ce, ils vont entreprendre de refaire, à leur manière belge, votre éducation.
Ils vous demandent d’abord si vous comprenez bien le français, et que si oui, vous devez savoir que vous vous trouvez sur le territoire belge, un pays où il y a des règles, et où n’importe qui, venu de n’importe où, ne peut pas faire n’importe quoi. Si vous vous avisez de leur répondre en leur demandant de bien regarder votre carte professionnelle ou de jeter un coup d’œil dans le Net pour retrouver votre nom dans le programme de l’université allemande où vous êtes invité à participer à un cours magistral circulaire (Ringvorlesung) trois jours plus tard, ces autorités policières de l’aéroport de Bruxelles, après avoir subrepticement vérifié dans le Net la véracité de vos propos, s’énervent à nouveau. Quand, gardant toujours votre calme vous leur demandez si vous pouvez enfin partir, ils vous rendent enfin vos documents, apparemment malgré eux, puisqu’ils vont, à nouveau, vous crier dessus les paroles suivantes, comme s’ils s’adressaient à quelque vagabond : « Partez d’ici ! Quittez tout de suite le bureau !»
Avec ce comportement de la police belge, on peut craindre qu’après l’Italie et l’Espagne, la Belgique ne soit pas le troisième pays de l’Union Européenne dans duquel, pour des bagatelles, un Sénégalais risque d’être froidement abattu d’un coup de feu.
A ce propos, il y a lieu, à la veille des élections présidentielles prévues le mois prochain au Sénégal, de poser aux candidats déclarés, un certain nombre de questions relatives à ce qu’ils comptent faire, notamment dans la réforme du système éducatif, pour que les Sénégalais puissent enfin, à l’instar des ressortissants des pays du Sud Est asiatique qui jouissent forcément du respect des Belges et des autres, être éduqués dans leurs langues locales de communication, plus à même de les sauver d’une domination économique basée sur une domination linguistique, et scientifiquement justifiée par la prééminence d’une langue étrangère qui exclut du développement économique plus des deux tiers de nos populations sénégalaises.
Que comptent-ils faire ces candidats, si comme ils le savent très bien, la plupart de leurs compatriotes sont ignorants de la langue étrangère d’enseignement, et sont, en même temps empêchés de conceptualiser dans leurs langues de communication locale leurs outils de développement. Qu’ont-ils l’intention de faire, ces candidats bien au fait du traumatisme vécu par l’enfant africain en général, et sénégalais en particulier qui, contrairement à tous les enfants des pays du monde développés économiquement ou en train d’émerger véritablement, n’a pas, à ce jour, le droit d’être initié, à l’école formelle, dans sa propre langue africaine de communication ?
Quel est, dans ce domaine, le programme de ces candidats aux élections présidentielles qui, malgré leur conviction qu’il est possible, pour l’enfant sénégalais, comme pour tous les enfants du monde, d’être d’abord initié à l’école primaire dans sa langue maternelle, et d’ensuite apprendre intensément les langues internationales à partir du secondaire, comme c’est le cas au Maroc par exemple ? Comment pensent-ils résoudre ce problème, ces candidats, si par ailleurs ils savent qu’il est possible d’introduire carrément, dès l’école primaire, un enseignement bilingue dans la langue maternelle de l’enfant et dans une des langues internationales ?
Bien conscients que si les autorités politiques japonaises, chinoises, vietnamiennes ou coréennes par exemple, avaient initié les élèves de leurs pays respectifs en anglais ou en français, ni le Japon, ni la Chine, ni le Vietnam, ni la Corée et les autres pays autrefois dominés n’auraient jamais connu l’émergence qu’ils vivent aujourd’hui, que comptent faire les candidats sénégalais aux prochaines élections présidentielles dans ce sens, s’ils sont élus ? Sachant le rôle primordial joué par les langues dans la prise de conscience des populations et dans le développement économique endogène, que nous proposent ces candidats ?
Comment appréhendent-ils, par ailleurs, ces candidats, le fait qu’on peut, dans certaines universités américaines comme Boston, Los Angeles, Florida, et allemandes comme Hambourg, Frankfort, Cologne et bientôt Berlin, s’inscrire à des départements d’études africaines pour y être diplômé en langues et civilisations mandigue, pulaar, wolof etc., alors qu’il n’existe ni à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, ni dans aucune université du pays, sur la pluralité des départements de langues et d’études étrangères, aucun département d’études africaines qui eût permis au jeune étudiant belge, peut-être fils d’un policier belge de l’aéroport de Bruxelles, de savoir qui est Lat Joor Joob, Kocc Barma Faal, Aliin Sitoé Jaata ou Cheikh Anta Diop ?
Madame Khadi FALL (Diallo), Professeur titulaire de classe exceptionnelle. Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Inspecteur Général de l’Education Nationale (IGEN), Ancienne Lauréate de la Bourse d’Excellence de la Fondation Alexander von Humboldt, Ancienne Ministre de l’Aménagement du Territoire et de la Décentralisation dans le 1er gouvernement de l’alternance
Source de l’article : paru dans Sud Online (Dakar), puis relayé dans des blogs