Pour rompre également avec la culture d’exportation, qui voit les œuvres africaines déterminées par le lectorat occidental, ou les bourgeoisies locales.
C’est après trois courts-métrages, dont Borom Sarret, qu’ Ousmane Sembène réalise en 1966 son premier long métrage. Adapté d’une nouvelle de son recueil Voltaïque, et qui évoque l’expérience tragique d’une femme sénégalaise en France, cette histoire s’inspire d’un fait divers, qui s’est déroulé à Antibes en 1958. Mais le film a également une résonance autobiographique. Car Sembène résidera durant douze ans à Marseille. Il y sera docker jusqu’au jour où un grave accident de travail ne l’immobilise. C’est durant cette période d’inactivité qu’il écrit son premier roman, Le docker noir, qui est est entre autres un précieux témoignage, sur la présence, et les conditions de vie de l’immigration africaine à Marseille.
Suite aux vents des décolonisations, ce que l’on appelle alors le Tiers-Monde, voit l’émergence de cinéastes qui vont venir contester l’exclusivité du regard occidental, le plus souvent incarné par l’ethnographe. Ils ont pour nom Mohammed Lakhdar-Lamina, Satyajit Ray ou encore Ousmane Sembène. Ce nouveau regard, est évoqué en 1965, dans une discussion avec Jean Rouch, et lors de laquelle Sembène explique pourquoi il n’aime pas les films ethnographiques de ce dernier : « Parce qu’on y montre, on y campe une réalité mais sans en voir l’évolution. Ce que je leur reproche, comme je le reproche aux africanistes, c’est de nous regarder comme des insectes … ] Ce qui me déplaît dans l’ethnographie, excuse moi, c’est qu’il ne suffit pas de dire qu’un homme que l’on voit marche, il faut savoir d’où il vient, où il va »[[Cité par Henri-François Imbert, [Samba Félix Ndiaye : Cinéaste documentariste africain, Editions l’Harmattan, 2007, p 61].]]. C’est contre cette décontextualisation et la miniaturisation de cet Autre réifié, que Sembène va concentrer une partie de ses efforts.
La Noire de… narre l’histoire d’une désillusion. A qui connaissait l’œuvre littéraire de Sembène, la première image du film ne peut que lui évoquer que les premières lignes du roman Le docker noir. Celle d’un paquebot, emportant un émigré dans un voyage dont il ne reviendra pas. Le destin du docker-écrivain Diaw Fall, que sa mère voit disparaître en même temps que le paquebot qui se dirige vers la France, est celui qui attend le personnage principal du film. Diouana, interprété par Mbissine Thérèse Diop, est bonne à Dakar pour une famille de coopérants français et finit par s’envoler pleine d’illusions en compagnie de ses employés en direction de la France. La France que Diouana connaît est celle d’un espace ouvert aux promesses et aux rêves. Ceux qui s’étalent sur les pages glacées des magazines. Tout cela sera de courte durée. A peine arrivée en France, elle déchante. Devenue un simple objet de commandement, et un animal exotique pour les convives, elle dépérit peu à peu…
L’un des aspects qui caractérise le film, est l’économie de la parole. Elle permet de souligner le refus de dialoguer de Diouana, qui fait suite aux déconvenues, et sa terrible solitude. L’horizon de Diouana, est réduit à la froideur d’un appartement, qui devient progressivement son tombeau. Ainsi, nous ne verrons jamais l’extérieur de l’appartement à travers son regard. L’émigration n’est ici ni évasion ni errance. Elle est, comme pour le personnage de Diaw Fall, réclusion, immobilité et impossible retour. Le seul retour possible se fait sur soi. Il est souligné par la prépondérance de la voix intérieure, qui devient progressivement une carapace, contre le monde extérieur et ses bruits fussent-ils les paroles de ses employés. Cette voix qui redouble le sentiment d’enfermement, dit l’absence d’interlocuteur, la perte de l’innocence, et le poids du regret qui fait défiler les souvenirs d’une famille restée sans nouvelles et d’un amour laissé au pays. Cette voix étouffante renvoie également aux proches à qui on ne peut avouer, sous risque de perdre la face, une situation d’échec. Pour Sembène, ce voyage en Occident, celui qui captive les esprits mais également les corps, est celui des illusions qui échouent sur les récifs d’une réalité qui perpétue la logique coloniale.
Cette économie de la parole, dans la situation d’un impossible dialogue, est mise au service, et va de pair, avec de multiples contrastes architecturaux, musicaux, mais également par la circulation d’un masque africain. A travers cet objet, Sembène fait écho au film de Chris Marker et Alain Resnais Les statues meurent aussi, réalisé en 1953, et qui évoque la violence qui entoure l’art africain de la part de ses amateurs occidentaux[[Documentaire commandité par la revue Présence Africaine, dirigée par Alioune Diop, et qui part d’une question simple : « Pourquoi l’art nègre se trouve-t-il au musée de l’Homme alors que l’art grec ou égyptien se trouve au Louvre ? ». Le film sera censuré pendant huit ans… : http://www.youtube.com/watch?v=FLlVdKMSH2U]]. Contre la muséification et la mise à mort symbolique de l’objet, Sembène le dote d’une vie. Ainsi le masque circule de main en main. Il traverse le temps et l’espace. Il prend une nouvelle signification en vertu de l’événement par lequel il échappe à son possesseur. De simple jouet pour l’enfant, il devient un cadeau offert par Diouana à la patronne, s’en va en métropole, et finit par revenir tragiquement à son lieu d’origine. De jouet, il se transforme en objet de décoration, puis en objet de conflit et de rupture, avant de devenir animé par la promesse d’un avenir qu’incarne le petit Ibrahima qui le revêt pour poursuivre le coopérant apeuré. Par le masque, Sembène insiste peut-être sur la conquête du sens, et la revalorisation d’une culture déchiquetée par l’appétit colonial. Ce masque offert, déconsidéré puis récupéré n’est pas mort avec Diouana. Il vit désormais sur un visage qui a le regard rivé l’avenir.
Si le film devait initialement durer une heure trente, Sembène, qui ne possède alors pas sa carte professionnelle, sera contraint de présenter ce projet au CNC sous la forme d’un court-métrage. Mais cette contrainte vient peut-être servir le film. Elle permet d’accentuer la vitesse à laquelle les illusions s’effritent. Une heure suffit à rendre compte de l’évolution psychologique de Diouana, et de toutes les préoccupations qui innerveront l’œuvre à venir de Sembène : le néo-colonialisme, la condition de la femme, l’émigration, le sacrifice des tirailleurs, ou encore la corruption sous toutes ses formes. De fait, La Noire de…, pourrait être en partie l’illustration de ce que Fanon, avait appelé les mésaventures de la conscience nationale. Certes, la décolonisation à eu lieu. Mais les coopérants s’en accommodent. Pour ces néo-coloniaux, le Sénégal est un exemple. Comme l’affirme l’employeur, « avec Senghor ça va… Et le Sénégal n’est pas le Congo… et la vie est très agréable… et on ne risque rien, une bonne part de votre salaire, est viré en France… dans les accords tout est assurée, y a aucune crainte ». Ce néo-colonialisme n’est pas seulement le fait des coopérants. Il est illustré par des politiciens affairistes, le fantôme des tirailleurs, ou le marché aux bonnes à Dakar. Celui où viennent se servir les expatriés et dans lequel Diouana eut la chance d’être choisie. La francophilie pathologique de Senghor ne le supportera pas. Il s’en souviendra en censurant quelques années plus tard le film Ceddo (1976).
Même s’il avouera constamment préférer la littérature au cinéma, Sembène avait choisi de prendre la caméra par souci de toucher un public plus large et pour une bonne part analphabète. Pour rompre également avec la culture d’exportation, qui voit les œuvres africaines déterminées par le lectorat occidental, ou les bourgeoisies locales, il expliquait que l’Afrique constituait son public, cependant que l’Europe n’était à ses yeux un marché. C’est cette exigence qui est au cœur de ce qui est peut-être le premier film post-colonial africain. Car La Noire de… questionne les relations nord-sud et le récit magnifié des indépendances, en éclairant ses illusions et ses revers, mais également les espoirs portés par une nouvelle génération. A ce titre, les cinq dernières minutes constituent un plaidoyer pour les temps à venir. Mémorables et éblouissantes.