par Pierre Tevanian
Source de l’article : les mots sont importants
Un rassemblement aura lieu, le samedi 1er décembre 2012 à 14H00 devant le 555 de la rue Gabriel Péri à Colombes, pour rendre hommage à Mahamadou Marega, tué par la police, et réclamer vérité et justice. En guise d’appel à ce rassemblement, le texte qui suit revient sur les conditions de la mort de Mahamadou Marega, et sur la chape de silence politique et d’invisibilité médiatique qui a suivi. Il a été écrit le 4 décembre 2010, à un moment où, dans les entrefilets qu’ils y consacraient, les grands médias privaient le défunt de visage et d’identité, et le rebaptisaient « Malien » ou « Sans-papiers » – ce que firent encore Le Monde et Libération quatre semaines plus tard, dans leurs brefs articles annonçant l’ouverture d’une information judiciaire[[« Le parquet de Nanterre a annoncé à l’AFP l’ouverture lundi d’une information judiciaire contre X pour “homicide involontaire” suite au décès à Colombes (Hauts-de-Seine), fin novembre, d’un Malien qui avait reçu deux décharges du pistolet à impulsions électriques Taser.
“Cette ouverture d’information judiciaire vise à déterminer avec certitude les circonstances du décès”, a appris l’AFP de source judiciaire.
Ce Malien sans papiers était décédé peu de temps après avoir été aspergé de gaz lacrymogène et avoir reçu deux décharges du pistolet Taser lors de son interpellation à Colombes (Hauts-de-Seine).
Le parquet de Nanterre s’était montré très prudent en annonçant début décembre les conclusions provisoires de l’autopsie, affirmant que pour l’heure “aucune cause certaine, unique et absolue du décès” n’avait été identifiée.
Selon les premiers examens, l’homme était mort “d’une asphyxie aiguë et massive par inhalation de gaz puisque du sang a été retrouvé dans ses poumons” et l’état de son coeur « dur et contracté » pouvait être en lien avec l’utilisation du Taser.
Interrogé par l’AFP, Antoine di Zazzo, importateur du Taser en France, a dit qu’il “avait écrit au procureur il y a une semaine pour lui demander d’avoir accès au dossier et qu’il s’était étonné que la porte-parole du parquet ait pu dire que le ’cœur dur’ de la victime puisse avoir pour origine le Taser” ».
(Source AFP)]], alors que son nom et son visage étaient désormais connus.
Il n’a eu pour nous ni nom, ni visage, ni femme ni enfants, ni frères ni sœurs, ni père ni mère, ni ami-e‑s en deuil. Les premières dépêches l’ont appelé « un Malien », les suivantes l’ont appelé « le Malien ». Certains journalistes l’ont ensuite appelé, encore plus salement, « le forcené », parce que sa « corpulence » – seule information à laquelle nous avons eu droit – était « impressionnante », dixit la sacro-sainte « source policière », et parce qu’avec un marteau il avait « blessé légèrement » quatre policiers qui tentaient, à coups de gaz et de décharges électriques, de le « neutraliser » – c’est comme ça qu’on parle dans la France de 2010.
Le Malien, comme nous devons l’appeler, comme il a été décidé que nous devions l’appeler, est mort le mardi 30 novembre 2010 à l’âge de 38 ans, « à la suite d’une interpellation policière ». Plus précisément, on nous dit que la police cherchait à l’interpeller, au départ, pour une altercation avec un voisin, puis qu’il s’est avéré, circonstance aggravante, être un sans-papiers sous le coup d’un « arrêté de reconduite à la frontière ».
Le « forcené » risquait donc, tout bonnement, l’expulsion forcée – et par conséquent, en voulant à tout prix échapper à la police, et en n’hésitant pas pour cela à blesser légèrement quatre policiers, il n’a eu qu’une réaction parfaitement humaine et compréhensible, que chacun‑e d’entre nous aurions pu avoir à sa place.
Cela, personne ne l’a souligné, ni dans les brèves dépêches qui ont « couvert l’événement », ni dans les quelques « réactions politiques » que ledit événement a suscitées. Trois jours ont passé et le débat est clos. Le Malien est aux oubliettes. Tout au plus une partie de la gauche – grosso modo celle qui est à la gauche du Parti socialiste – demande une enquête, voire un moratoire, sur les effets du « taser », dont les décharges de 50000 volts sont peut-être bien pour quelque chose dans la mort brutale d’un homme qu’on nous décrit par ailleurs comme robuste. Fidèles à une longue tradition, les syndicats policiers plaident sans le moindre fondement la « légitime défense » tandis que les plus hautes autorités de l’État – en la personne du ministre Brice Hortefeux – couvrent l’homicide en nous expliquant qu’il n’y avait pas d’alternative, sinon « les armes à feu ».
Quant à la Justice, par la voix du procureur chargé de l’enquête, elle nous dit prudemment qu’aucune « conclusion définitive » ne peut être tirée quant à l’origine du décès, même si l’autopsie tend à privilégier l’hypothèse d’une mort par « asphyxie », liée à l’absorption massive de gaz lacrymogènes et attestée par des traces de sang dans les poumons du défunt.
L’événement ne pose en somme pas d’autre question que celle, purement technique, des modalités les plus adéquates d’une mise à mort : vaut-il mieux gazer, électrocuter ou simplement abattre, à l’ancienne, ces « Maliens forcenés » qui vont jusqu’à « blesser légèrement » des policiers pour échapper à une expulsion ?
La question qui n’est pas posée, même par celles et ceux qui ont raison d’appeler à l’arrêt de l’usage des « tasers », est celle beaucoup plus vaste, profonde et ancienne, de la violence policière, plus précisément du permis de tuer hors légitime défense dont bénéficient de facto les policiers, du permis de tuer une certaine population en tout cas , et des politiques étatiques qui rendent ces homicides non seulement possibles, mais plus que cela : nécessaires[Une exception : le [Communiqué du NPA, qui aborde, au-delà du débat sur « la dangerosité d’une arme », celui de la « politique raciste et xénophobe » qui mobilise ces armes. Des orateurs du Front de Gauche ont aussi mis en cause la politique d’immigration lors du rassemblement qui s’est tenu le mercredi 1er décembre à Colombes, et un communiqué du Parti de Gauche, de la Gauche Unitaire et du Parti Communiste a dénoncé le lendemain « la politique sécuritaire menée par Sarkozy et son gouvernement, politique que nous combattons fermement ».]]. Il est évident en effet que le taser est une invention abjecte, et il est peu douteux, même s’il s’avérait que c’est l’asphyxie qui au final « a entraîné la mort », que l’usage dudit taser n’a rien arrangé, mais ce n’est pas la première fois que la police, avec ou sans armes, tue un sans-papiers, un immigré ou un « jeune de cité », en essayant de le « neutraliser ». Et si ces mises à mort engagent la responsabilité individuelle de chaque agent qui accepte d’honorer à ce prix les missions qu’on lui confie, elles engagent aussi, et il serait bon d’en parler, les ministres qui conçoivent lesdites missions et font, du « chiffre » en général et en particulier de l’« objectif chiffré » de « 25000 reconduites à la frontières par an », un impératif catégorique au regard duquel la vie humaine – ou en tout cas malienne – ne vaut pas grand chose.
Si tel n’était pas le cas, si une vie malienne valait une vie bien française et bien blanche, il serait évident pour tout le monde que, face à un sans-papiers fuyant une expulsion – autrement dit : un homme désarmé ne mettant en danger la vie de personne – l’alternative aux décharges électriques de 50000 volts n’est ni l’arme à feu, ni l’asphyxie par le gaz, ni (comme ce fut le cas pour d’autres « bavures ») l’étranglement. Il serait évident qu’en ces circonstances, des « gardiens de la paix » dignes de ce nom, dans une « démocratie » digne de ce nom, n’ont rien de mieux à faire que de le laisser s’enfuir. Si cet « abandon », cette « abdication », ce « laxisme » vous choque, s’il vous indispose plus que la possibilité – maintes fois actualisée – d’une mort d’homme, c’est bel et bien que la chasse aux sans-papiers est devenue un impératif catégorique, une fin qui justifie tous les moyens, et que cette mort d’homme ne vaut pas d’autres morts d’homme – ou, pour le dire autrement, que cet homme ne vaut pas d’autres hommes, ne vaut pas non plus le chien ou le chat dont la mort nous désole, ne vaut en fait à peu près rien.
Ces mots offensent, je le sais d’expérience. Comme je sais d’expérience, même si j’ai beaucoup de mal à le comprendre, que même à gauche j’offense beaucoup de monde si je conclus qu’il y a un racisme d’État et que ce racisme est meurtrier, et si je précise que la police exécute, que l’État commandite et que le 30 novembre 2010 un homme a été tué soit par gazage soit par électrocution, soit les deux. Ces mots tellement « excessifs » et « inacceptables » vont indigner, scandaliser, révolter des gens que n’a pas vraiment indignés, scandalisés, révoltés la mort « du Malien », et qui n’ont pas jugé « inacceptables » les mots « neutraliser », « forcené » ou « légitime défense », et cette hiérarchie des indignations résume à elle seule la barbarie dans laquelle s’enfoncent nos pays « civilisés ».
De cette mise à mort barbare tout juste déplorée le mardi 30 novembre à 20H20 et oubliée dès le lendemain, il importe donc de se souvenir. Il importe de rappeler que ce n’est pas d’un « forcené malien » qu’il s’agit mais d’un homme, qui n’était pas que malien et qui n’était pas du tout « un forcené ». Qu’il n’a pas été « neutralisé » mais tué. Qu’il n’est pas « mort d’asphyxie » mais a été gazé et électrocuté. Que les coupables ne se nomment ni « Pas de chance » ni « Taser » mais Police nationale, Hortefeux, Sarkozy, et surtout « Maîtrise des flux migratoires ». Que sont en cause non seulement « 50000 volts » mais aussi « 25000 reconduites à la frontière ». Que ce n’est donc pas un « fait divers » mais une affaire d’État.
Il faudra du temps et des luttes pour imposer ces mots, rétablir cette vérité, rendre justice. Dans l’immédiat, que repose en paix le Malien sans nom et sans visage, et à ses parents et ami-e‑s sans existence médiatique, toutes nos condoléances.
P.-S.
Dédiée à Mahamadou Marega : La chasse est ouverte, par le MAP.
Rassemblement pour Mahamadou Marega : samedi 1er décembre 2012, 14H00, au 555 rue Gabriel Péri à Colombes, en France. Accès : RER jusqu’à Nanterre Université puis bus 304 jusqu’à l’arrêt Quatre Chemins Aragon, ou RER A jusqu’à La Défense puis bus 272 jusqu’à Place de Belgique.
Notes