On peut citer vite fait les personnes qui ne respectent pas les mesures, celles qui les balancent, les entreprises des secteurs non-essentiels qui font pression pour reprendre leur activité fissa, les gens qui applaudissent au balcon alors qu’ils voteront à nouveau pour les mêmes qui coupent dans le budget des soins de santé ou encore les journalistes qui se croient au-dessus en pointant du doigt ce beau monde.
Au-delà de cette concentration de bad vibes, la police s’est distinguée en tutoyant les cimes de l’affreux ce 10 avril dernier en tuant un jeune Bruxellois de 19 ans. Au volant de son scoot, Adil a été percuté par un combi de police arrivant en sens inverse. Alors qu’on savait encore peu de choses si ce n’est qu’il fuyait un contrôle, s’est déversée une vague boueuse de paroles sous la forme d’une pseudo-théorie notoire soulignant la bêtise d’Adil à ne pas s’y être soumis : « On ne fuit pas quand on n’a rien à se reprocher ». Fuir n’a effectivement sans doute jamais été une option envisageable pour celleux n’ayant croisé la police qu’à la brocante du quartier ou au comico pour contester une contravention qui passe mal. Mais ce type d’interprétation semble ignorer bien naïvement que face à la police (et au confinement aussi d’ailleurs), l’égalité n’existe pas ; et que quand la police discrimine les minorités, intimide, menace, frappe ou tue, fuir devient un droit légitime.
Dès lors, la question n’est pas de savoir si un jeune issu des minorités qui fuit a des choses à se reprocher ou non, mais plutôt pourquoi il a peur.
L’historique obscur des contrôles de police
Dimanche dernier, un contrôle musclé dans les Marolles a ravivé les tensions et les interrogations, non sans rappeler ceux plus violents arrivés en France depuis le début du confinement : on a pu voir des scènes d’angoisse un peu partout en banlieue parisienne ou encore à Béziers où un homme est mort au commissariat après son interpellation pour non respect du confinement. Nul ne pourrait jurer que ces événements n’ont pas résonné dans la tête d’Adil à un moment ou un autre ; de même que la mort de Bouna et Zied, ou celle de Malik Oussekine, ou celle de Semira Adamu.
Adil est le dernier cas sévère d’une série de fuites au dénouement dramatique. Selon un journaliste du Morgen, le véhicule de police l’ayant percuté serait sorti de sa bande en dépassant la ligne centrale d’environ 70 cm afin de pouvoir le toucher, fait qui n’apparaît pas dans le rapport d’accident de la police. Il n’y aurait eu aucune trace de freinage non plus.
Les faits étaient semblablement troubles quand, en août 2019, Mehdi (17 ans) trouvait la mort dans des circonstances similaires. Lui aussi jeune Bruxellois d’origine maghrébine, il est percuté par une voiture de la brigade anti-agression alors qu’il fuyait un contrôle près de la Gare Centrale. Le véhicule roulait sirènes éteintes, vers un lieu d’interpellation, sans lien avec Mehdi. L’enquête est toujours en cours alors qu’on craint déjà tout autant de ne jamais connaître la vérité que d’assister à un non-lieu.
C’était notamment le cas en février 2014 quand la police bruxelloise a annoncé la mort de Soulaïmane (15 ans) à la station de métro Osseghem. L’adolescent se serait suicidé à la suite d’un contrôle de police brutal, ce que contestent dans la foulée des témoins. Pourtant, en novembre 2015, la chambre du conseil prononce un non-lieu et laisse le flou à jamais sur cette affaire.
Dans un autre contexte, quand Mawda (2 ans) meurt d’un tir policier lors d’une course-poursuite avec des migrant·es en mai 2018, des doutes sont vite soulevés quant à la version donnée par les policiers impliqués. On leur reproche alors d’avoir dissimulé la vérité en tentant de faire croire que la fillette avait été tuée par les migrant·es elleux-mêmes. Une vive polémique s’en suit et une large contre-enquête de Paris Match révèle de nombreuses zones d’ombres qui remettent en question les efforts fournis pour justifier cette intervention plutôt que pour faire lumière sur l’affaire.
Les actes impétueux de la police n’ont désormais d’égal que la réputation qu’on leur colle. Elle est devenue, pour les minorités en tout cas, synonyme d’abus de pouvoir, d’intimidation, de rapports de force décomplexés, de racisme, et l’impunité des auteur·es renforce un sentiment antagoniste déjà fort présent. La perception de la police-menace et de ses comportements déviants a dangereusement glissé vers un sentiment d’insécurité et s’est naturellement installée l’idée que puisqu’une bavure, un doigt tordu ou un coup de matraque peut si vite arriver, la fuite devient la réponse la plus spontanée au potentiel danger.
Profilage ethnique, inégalités et privilèges de classe
Le dénominateur commun de ces récentes bavures reste la violence envers les minorités ; auxquelles les personnes les moins compréhensives quant aux gestes de fuite n’appartient d’ailleurs majoritairement pas. En 2005, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance dépose un rapport repris par Amnesty International dans laquelle elle constate en France « la persistance de plaintes relatives aux mauvais traitements de la part de représentants de la loi à l’encontre de membres de groupes minoritaires ».
C’est encore Amnesty International qui, en 2018, publie un rapport sur le profilage ethnique et la police belge qui s’ouvre par une fort éloquente citation d’un inspecteur de police : « Je fais du profilage ethnique, c’est vrai, mais je ne vois pas comment je pourrais faire mon travail autrement. Sans discriminer, nous ne pourrions jamais arrêter personne. » Dans la chapitre « Les raisons d’un contrôle », un autre inspecteur est cité : « À la fin, ils courent, ils ont l’habitude d’être contrôlés pour rien, ils en ont marre… Imaginez-vous que vous ne pouvez pas bouger sans qu’on vous demande votre carte d’identité. » La répétition des contrôles dans certains quartiers les vide de leur sens, et en fait des armes sournoises de harcèlement envers les minorités. À l’époque des attentats à Zaventem, le Plan Canal « contre la radicalisation » avait renforcé, à travers des soupçons envers les jeunes d’origine maghrébine, un sentiment d’exclusion déjà fort présent.
Concernant les migrant·es, qui occupent visiblement les derniers maillons de notre société, Médecins du Monde a publié un rapport pointant le fait qu’un·e migrant·e sur quatre était confronté·e à des violences policières en Belgique ; ce qui n’est pas sans rappeler les fameuses rafles du parc Maximilien.
Ces inégalités, le confinement les révèlent encore un peu plus. On ne s’enferme pas pareil à Anderlecht qu’à Auderghem, tout comme le montant de l’amende n’est pas pareil pour tou·tes. Sans oublier que là où cette situation soulève le plus les inégalités, c’est qu’une partie importante de la classe populaire qui est contrainte de continuer à aller travailler malgré l’état d’urgence fait partie des mêmes minorités ethniques que cible la police, comme l’a notamment illustré la violente arrestation à Paris de Sofiane, agent logistique chez Amazon.
Sans considérer ces pratiques préjudiciables de la police, les différences de classes et de privilège — en plus des récentes bavures ou accidents jamais résolus — on ne pourra pas comprendre toutes les raisons qui poussent à fuir, innocent·e ou pas.
Qui nous protège de la police ?
Quand elle tue un adolescent pendant qu’une autre unité danse sur « Summer Jam », la police donne vraiment l’impression de ne pas savoir comment agir. Sans devoir prendre beaucoup de recul, on se demande quand même quel intérêt il y a à lancer deux combis aux trousses d’un mec qui bafoue des règles de confinement. Pourquoi persévérer dans une course-poursuite dès lors que le risque qu’elle représente surpasse l’intérêt qu’elle est censée protéger ? La police est-elle vraiment assez organisée et formée pour faire sa loi ?
À Bruxelles, c’est la figure controversée du commissaire bruxellois Vandersmissen qui donne une certaine impression de n’importe quoi et de perte de contrôle, notamment quand on le voit galoper dans tous les sens lors des manifs syndicales, essayant de choper l’un·e ou l’autre proie avant de se faire assommer KO. Plus récemment, lors de la manif pour le climat menée par Extinction Rebellion, Olivier Slosse, le porte-parole de la police de Bruxelles-Capitale/Ixelles, avait reconnu que « l’usage de spray lacrymogène qui n’était clairement pas conforme aux directives ».
On pense aussi à ce policier Bruxellois qui s’est vu recevoir l’ordre d’enlever de son gilet par-balles le badge à l’effigie du Punisher, le héros Marvel qui incarne l’esprit de vengeance et de justice personnelle — soit un tueur symbole d’un certain échec du système judiciaire. Cet emblème, déjà aperçu sur la matraque d’un CRS français, n’est pas sans rappeler « Kevin le croisé » et nous fait aussi remarquer que toutes sortes de motivations peuvent pousser à rejoindre les rangs des forces de l’ordre. Ces faits, sans victime directe, mènent aussi à placer, identitairement, la police comme notre opposée.
En parallèle aux pratiques contestables de la police, alors que les révoltes se multiplient, nos droits commencent aussi à poser question. Par exemple, le droit à la liberté de manifester n’est pas totalement libre. Une autorisation doit être déposée 10 jours à l’avance ; ce qui empêche notamment toute manif pacifique spontanée, mais qui donne aussi à la police davantage de marge pour verbaliser plus facilement des manifestant·es non-violent·es. Ce n’est pas le seul fondamental négligé : selon la loi, pour prévenir tout abus, les policier·es en service doivent pouvoir être identifié·es avec, au moins, un numéro de matricule ; détail souvent négligé en manif ou en dehors.
En mars, la Ligue des droits humains a lancé Police Watch, un site qui a pour but d’informer les citoyen·nes sur leurs droits face aux violences policières. Des témoignages peuvent y être déposés. On y apprend aussi que filmer la police est légal ; ce qui peut sauver alors que beaucoup de plaintes n’aboutissent pas, faute de preuves car les policier·es témoignent rarement contre leurs collègues. Le site renseigne aussi sur les réflexes à adopter en cas de blessures ou si l’on veut porter plainte contre un·e policier·e en cas d’abus.
Enfin, en ces temps de confinement, des drones de la police survolent les lieux publics et il devient légitime de se poser des questions quant au respect de la vie privée. Tous nos droits relatifs au confinement sont disponibles sur le portail du droit belge.
Violence pour tou·tes
Les dernières manifs ont montré que les esprits hostiles à la figure policière ne sont plus seulement les têtes rebelles ayant grandi sur la B.O. de « La Haine » ou avec les Béruriers noirs en préservant leurs relents d’opposition. Les mentalités changent et la lutte contre les violences policières se fait plus large ; toujours plus de gens s’unissent au sein de combats divers et des minorités historiquement moins oppressées que celles ethniques se font toujours plus visibles. Les activismes de tous bords se déploient à mesure qu’un pan plus large de la population s’organise contre les violences policières.
En France, l’arrivée des baqueux lors des manifs des gilets jaunes et le retour des voltigeurs sous l’appellation des Brigades de répression de l’action violente motorisées (BRAV‑M) ont entraîné des comportements excessifs autrefois réservés aux habitant·es des quartiers populaires et a révélé pas mal de choses sur la question de la violence policière à un public qui en était encore relativement protégé.
Rien que ces derniers mois en Belgique, les militant·es pour les droits des femmes, les gilets jaunes, les militant·es LGBTQ+, les antifascistes, les hébergeur·ses de migrant·es, les anticapitalistes, les militant·es pour le climat de tous âges, entre autres, ont également pu goûter les joies des violences policières. Dès lors, l’opinion publique, jusque dans les classes moyennes, prend de plus en plus conscience des violences systémiques de cette police que les quartiers populaires connaissent depuis longtemps, à Anderlecht, Molenbeek ou ailleurs.
L’objet ici n’est pas de savoir qui sont les « bon·nes flics » ou pourquoi iels agissent comme tel mais, bien entendu, on ne peut pointer du doigt la police sans remettre en question l’instance qui lui donne des ordres. En réalité, le terme « maintien de l’ordre » n’évoque-t-il pas plutôt un ordre social et politique à préserver, une forme de domination sur les minorités que l’institution policière protège, à défaut de protéger le peuple ? Et en tant que servile chienne de garde de cet ordre, la police ne pourra jamais être du côté des minorités, ainsi que des mentalités antiracistes, antipatriarcales, anticapitalistes, entre autres. Elle restera la représentante de la violence d’Etat. Dès lors, il serait peut-être légitime de se demander si les violences policières ne devraient pas plutôt être considérées comme des crimes systémiques.