Le mardi 3 avril, Mohammed et Oumar m’ont confirmé que les 23 personnes en grève de la faim, qui avaient accepté dimanche ma proposition de me joindre à eux, ont changé d’avis.
Ils ne m’ont pas donné de longues explications.
Ils pensent que c’est peut-être dangereux, que cela pourrait bloquer encore plus la situation.
Ils pensent aussi que c’est un « sacrifice », que c’est trop dur et ça ils ne le veulent pas.
Jamal aussi, que vois régulièrement, et Abdelmalek, qui loge depuis dix jours avec lui dans une minuscule chambre au deuxième étage du bâtiment que la VUB a mis leur disposition, m’ont dit aussi qu’ils ne veulent pas que je me joigne à eux.
Jamal a 20 ans, il est le plus jeune des 23 grévistes. Il a eu 20 ans le premier jour de la grève de la faim, le 14 janvier 2012.
Hier, vendredi 6 avril 2012, après 84 jours de grève, il est très faible, il a mal à la tête, au ventre, au dos. Il est aussi stressé et anxieux. Il me dit « je deviens fou » et un peu plus tard « je meurs lentement ».
Tous les grévistes ont mal, certains sont malades, ils sont tous affaiblis et restent couchés la plupart du temps, sauf Oumar et Mohammed, qui continuent à manger un peu (toujours en dehors du bâtiment où ils logent) pour assurer le contact avec le comité de soutien, et pour représenter les grévistes dans les manifestations et les délégations.
J’ai pourtant lu hier, vendredi, dans la version néerlandophone de Metro, le journal gratuit, que l’état de santé des grévistes est stable, qu’ils ne sont pas en danger de mort, qu’il n’existe pas de risque aigu.
Deux médecins de l’Office des Étrangers sont venus mardi 3 avril, et jeudi 5 avril, pour contrôler la situation. J’étais présente. D’autres, envoyés par Monsieur Paul De Knop, le recteur de la VUB sont venus aussi. Je ne les ai pas rencontrés. C’est leur « diagnostic » que le journal Metro répercute.
Je ne suis pas médecin, je ne me prononcerai donc pas à ce sujet. Mais depuis un mois, je vais régulièrement leur rendre visite et je peux témoigner que je les vois dépérir, devenir physiquement de plus en plus faibles, malades, et fatigués. Psychologiquement aussi, ils souffrent. Ils deviennent de plus en plus stressés, anxieux, profondément malheureux.
Cela n’enlève rien à leur détermination, je peux en témoigner aussi.
Ils ne veulent plus vivre sans droits, exploités dans le travail, dormant à la rue ou dans des squats, ou encore sous la coupe des marchands de sommeil. Ils ne veulent pas dépendre d’aide sociale, de Fedasil ou d’autres structures. Ils ne veulent plus avoir peur d’être dans l’espace public.
Ils veulent une vie normale. Ils continuent à demander le droit de vivre normalement, de travailler (un permis de séjour d’un an et un permis de travail).
Mohammed me dit souvent « nous ne demandons pas le paradis ni le diamant de l’Afrique du Sud… »
Je ne les connais pas tous.
Je croise souvent Moncef, qui comme Mohammed est plus âgé que la majorité d’entre eux, je crois qu’il a un peu plus de 55 ans. Il loge dans le couloir du deuxième étage et il apprécie qu’on lui apporte des journaux.
Je croise aussi Sayidou, Iriyasa et Abou. Tous les trois sont d’origine africaine. Ils partagent une chambre au rez-de-chaussée, à côté de la petite pièce qui sert de pièce d’accueil.
Sur les murs de celle-ci s’accumulent des extraits d’articles de journaux. Ils parlent de leur situation, de la grève de la faim, et de la situation générale des sans papier et de la migration en Belgique.
Il y a aussi quelques photos de certains d’entre eux… mais ils ont changé aujourd’hui.
La plupart des articles proviennent de la presse néerlandophone. Je ne comprends pas le silence de la presse francophone.
Je me pose beaucoup de questions.
Dont celle-ci : Qu’est-ce-qui est le pire, le silence de la presse francophone ou ce que je lis dans la presse néerlandophone, dans la majorité des cas, des approximations, des mensonges, des manipulations aussi, ou encore les avis d’experts, de politiciens ou de moralistes qui disent s’en tenir à la loi, et pour certains qui accusent les personnes en grève de la faim de « chantage » ou les soupçonnent de « jouer la comédie » ?
Une autre question m’est venue à l’esprit.
Que signifie « s’en tenir à la loi » ? La loi est-elle absolue, inébranlable ?
Dans notre pays, comme dans d’autres pays, on a pourtant aboli la peine de mort.
La loi peut, et doit sans aucun doute, rester « vivante »… adaptable, modulable.
Des « exceptions à la loi » sont-elles permises ?
Certainement. On en a vu dans plusieurs domaines.
Mais dans ce cas précis, par l’intermédiaire de Monsieur Roosemont, Directeur de l’Office des Etrangers, la Secrétaire d’Etat dit qu’il est hors de question de l’envisager ou même d’en parler.
J’ai rencontré aussi beaucoup de personnes qui soutiennent les grévistes d’une manière ou d’une autre.
Entre autres, Rita Van Obberghen, le médecin qui les suit depuis le début, et aussi beaucoup de jeunes hommes et femmes, néerlandophones et francophones, étudiants à la VUB, à l’ULB, ou dans d’autres universités ou écoles, Amandine, Alexandra, Neal, Lucia, Karen, Sophie, Kevin… et j’en passe.
Je les admire vraiment de donner, autant qu’ils le peuvent, de leur temps, de leur énergie, de leur intelligence et de leur amitié.
Tous respectent la décision des 23 grévistes même s’ils souhaitent qu’ils arrêtent la grève de la faim et retrouvent la santé.
Et puis vient encore une autre question :
Où sont des organisations comme « La Ligue des Droits de l’Homme », « Amnesty Belgique » ou encore le « Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme » ?
Où sont les organisations syndicales ? Où sont les organisations religieuses, de toutes confessions ?
Si elles ont une opinion, pourquoi ne l’entend-on pas ?
Ne veulent-elles pas la faire entendre ?
Et si elles n’en ont pas, ne veulent pas en avoir, pourquoi ?
Comprenez-moi bien, je ne les accuse pas, et je trouve que leur travail ici en Belgique, comme à l’étranger, et bien sûr aussi hors des frontières de l’Europe forteresse qui a été construite et qui se consolide tous les jours, est très important.
Mais je trouve indigne que dans ce cas précis, en ce qui concerne la problématique de l’asile et de la migration, par leur absence, leur silence, elles prennent de fait le point de vue du pouvoir.
Et dans le cas des 23 personnes en grève de la faim, à mes yeux, leur absence et leur silence a permis que la situation dégénère et soit devenue un véritable scandale.
J’ai honte.
Je sais que je n’ « y suis pour rien », que je veux de toutes mes forces un monde meilleur, que j’agis… Mais, comme d’autres je crois, aujourd’hui j’en suis arrivée à ressentir de la honte.
Pourtant, par dessus tout, je suis indignée. C’est plus fort que la honte et que la tristesse.
J’interpelle tous les indignés.
J’interpelle chacun qui accepte de se laisser interpeller.
Je vous le demande, faîtes tout ce que vous pouvez faire.
Ne laissez pas vivre dans l’indignité ou mourir dans l’indifférence des êtres humains qui sont à vos portes, sous vos yeux. Ne détournez pas le regard. Arrêtez vous quelques instants dans vos activité quotidiennes.
Comme vous, comme moi, ces personnes méritent la compréhension, le respect, la douceur, la compassion et la justice.
Laurette Vankeerberghen (samedi 7 avril 2012)
55 rue Saint-Ghislain 1000 Bruxelles
Précédente prise de position publique :
Faire grève de la faim, ce n’est pas du chantage, par Collectif, édition Le Soir Rédaction en ligne du mercredi 04 avril 2012.
[Faire grève de la faim ce n’est pas du chantage.->
http://www.lesoir.be/debats/cartes_blanches/2012 – 04-04/faire-greve-de-la-faim-ce-n-est-pas-du-chantage-907102.php]
Signataires :
Bleri Lleshi, philophophe politique et documentariste
Eric Corijn, philosophe — VUB
Fatima Zibouh, doctorante — ULG
Dimitri Verhulst, auteur
Jaco Van Dormael, cinéaste
Olivier Masset-Depasse, cinéaste
Michael Privot, Directeur de l’ENAR — Réseau européen contre le racisme