par Sami Naïr, Ancien député européen, professeur à l’université Pablo de Olavide, Séville
Le pouvoir mafieux de Ben Ali balayé, l’union des forces sociales intervenue au cours de la révolution tunisienne se fissure progressivement. C’est normal. Dans tout processus révolutionnaire, la période de transition est en réalité une bataille rangée entre ceux qui veulent aller au bout du changement et ceux qui, pour conserver les situations acquises, veulent s’arrêter. C’est ce qui se passe aujourd’hui à Tunis.
Le problème institutionnel principal concerne la nature du régime politique qui sera adopté. Il n’y a pas de consensus sur ce point. Les élections pour la Constituante, qui devaient avoir lieu le 24 juillet, ont été retardées pour cette raison. Dans l’épreuve qui s’est engagée entre, d’un côté, le pouvoir de la révolution — incarnée par la Haute instance présidée par Yadh ben Achour et les principaux partis d’opposition, y compris les islamistes – et, d’un autre côté, le gouvernement composé de membres de l’ancien régime et de vieux militants du parti du Néodestour de l’époque de Bourguiba, c’est la légitimité révolutionnaire qui l’a emporté : les élections ont été reportées au 23 octobre 2011.
L’argument des partisans d’élections rapides était qu’il fallait rapidement mettre un terme à l’absence de légitimité institutionnelle du pouvoir et au chaos économique ; l’argument des représentants de la société civile est qu’un pays qui n’a jamais connu de démocratie ne peut pas adopter un modèle institutionnel au pas de course : il faut, au contraire, engager un débat dans la société pour choisir des institutions solides qui soient réellement garantes de l’irréversibilité du processus démocratique. L’Etat de droit ne doit pas se construire dans le dos des citoyens. Cette solution a prévalu.
Au-delà de cette divergence, il y a deux points conflictuels qui taraudent le champ politique : la question sociale et celle de la sécularité de l’Etat. Ces deux questions sont liées. La première ne peut être résolue sans la mise en place d’une grande politique de développement dans laquelle l’Etat devrait jouer un rôle stratégique. Or les milieux d’affaires qui ont soutenu la dictature voudraient aujourd’hui un redémarrage rapide de l’activité économique sans donner des gages sur les droits sociaux des salariés. Ils plaident pour un libéralisme dur, alors que la révolution est le résultat des désastres économiques et sociaux provoquées par les privatisations sauvages de l’ère Ben Ali et la corruption qui en constituait le cœur. Ils ne veulent pas d’un Etat social, qui leur imposerait une part des sacrifices que tout le monde est disposé à faire. La question sociale divise donc de plus en plus. Et les partis issus de la révolution la chevauchent dans la compétition politique pour les élections.
Le syndicat UGTT joue le rôle d’un quasi-parti ; il est un élément clé de la lutte pour un Etat social. Il se rachète ainsi de ses accommodements passés avec la dictature. Mais rien ne dit qu’il parviendra à conserver son hégémonie sur les salariés. Car l’économie tunisienne est constituée à environ 50 % par le secteur informel ; les chômeurs non syndiqués sont des centaines de milliers.
La radicalité religieuse est ici à l’affût. Les islamistes, qui n’ont joué aucun rôle dans la révolution, font assaut de démagogie sociale pour se donner une légitimité. Ils peuvent, par leurs propositions extrêmes, séduire une partie de la population, désorientée par l’absence de changement de sa situation.
Deuxième question de fond : celle de la sécularité et des libertés individuelles. Une très dure bataille est en cours. Nadia El Fani, cinéaste courageuse, a fait un film intitulé significativement Ni Allah ni maître. Elle a proclamé à la télévision son athéisme en demandant le respect pour ceux qui pensent comme elle. Les fanatiques islamistes la vouent aux gémonies : attaques contre la salle de cinéma qui projette le film, menaces de mort contre la cinéaste, attitude plus que réservée du gouvernement dans le soutien à la liberté de conscience.
Par ailleurs, les islamistes « modérés » du parti Ennahdha viennent d’abandonner la Haute instance de la révolution, se préparant probablement à pactiser avec les partisans de l’ancien régime encore au pouvoir… à moins qu’ils ne se croient assez forts pour se séparer, déjà, d’une révolution séculière qui n’est pas la leur. Le message est en tous cas clair pour tous : le deuxième acte de la révolution est commencé. La bataille future tournera inévitablement à l’affrontement idéologique avec les islamistes qui prétendent respecter la liberté d’expression, mais refusent la sécularité de l’Etat. La révolution tunisienne est loin d’être terminée.
Source de l’article : mémoires des luttes