Quel est le traitement médiatique de la situation vénézuélienne opéré dans les médias européens ?
C’est par de nombreuses offensives, planifiées, précises et répétées que l’on gagne une guerre. C’est par la répétition continue d’un même type de messages que l’on gagne une guerre médiatique. En ce qui concerne le Venezuela, parler de « guerre de l’information » n’est pas un superlatif. Et comme dans les guerres militaires, ce sera le nombre d’offensives médiatiques qui permettra à un des belligérants de s’imposer.
Réussir à faire croire au spectateur ce qu’il est obligé de penser, tel est l’objectif du conditionnement sous-jacent. Comme l’écrivait Aldous Huxley en 1931 dans Le meilleur des mondes – roman dystopique dans lequel les fœtus sont programmés durant leur sommeil à coup de répétitions auditives, « trois nuits par semaine, pendant quatre ans » pour qu’ils intègrent la condition sociale qui leur a été choisie – « Soixante-deux mille-quatre-cent répétitions font une vérité ». En effet, il n’y aurait de vérité que celle qui fait taire toutes les autres. Autrement dit, n’importe quelle soumission répétée à une opinion, à l’usure, – et on nous a toujours à l’usure… – se fait oublier comme opinion ; la récurrence d’un même discours devient le seul discours possible, et toute information qui sortirait du cadre habituel se heurterait au scepticisme le plus farouche, voire à l’indifférence la plus totale… Concernant le Venezuela donc, c’est dans un même bain d’acétaminophène que, régulièrement, les « grands médias » nous plongent depuis (en gros) l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez en 1998.
Il faut dire que la question de la partialité des médias au Venezuela n’est pas une question subsidiaire. Et pour cause… Avril 2002, Chávez au pouvoir, l’opposition vénézuélienne appelle à la grève générale tandis que les chavistes se mobilisent massivement en soutien à leur président. Dans les deux camps la mobilisation est forte. Le 11 avril, une manifestation organisée par le syndicat patronal Fedecàmaras (de droite) est méthodiquement détournée de son parcours établi vers le palais présidentiel, en vue d’un bras de fer avec le gouvernement. L’armée bolivarienne, entre les deux camps, tente, tant bien que mal, de calmer le jeu. Sans que personne n’y comprenne rien, soudainement, des gens tombent (de chaque côté) sous les balles anonymes de francs-tireurs juchés dans les tours voisines. Sans attendre, quelques chavistes armés répliqueront en direction des tours meurtrières…
Ces images, qui feront le tour du monde, assorties d’un commentaire mensonger, seront détournées, manipulées, montrant les chavistes tirant sur les manifestants de l’opposition ; derrière l’écran, la population s’insurge : « Chávez, assassin ! ». 17 morts, plus de 200 blessés, l’armée s’empresse d’annoncer qu’elle n’obéira plus au président… Aussi, dans la foulée, les moyens de communications publics (VTV, la chaîne publique) ont été coupés ; le président se retrouve isolé, privé de parole. Impossible de démentir les images manipulées. C’est fait, Hugo Chávez est renversé. Le 12 avril, le commandant général de l’armée, se félicitant du bon déroulement du coup d’État, avouera l’avoir préparé pendant 6 mois… En ce mois d’avril 2002, le Venezuela inventera le premier coup d’État de l’histoire basé sur le recours aux médias (privés)… Premier coup d’État dans le genre, la « guerre de l’information » se découvre un nouveau chapitre d’étude.
Le coup d’État n’aura duré que 48 heures, le peuple chaviste s’étant très massivement mobilisé (pacifiquement) pour un retour au pouvoir du président – ce qui rappelle que les médias privés « tout-puissants », à l’initiative du coup d’État raté, ne sont pas toujours si « puissants ». Chávez, jusqu’à sa mort (en mars 2013), entreprendra un travail de fond sur la question du monopole médiatique. Comme pour le reste, ce sera à la population de créer ses propres médias, une information citoyenne. Une partie de la rente pétrolière servira au développement de médias publics solides (comme ViVe, fondée en 2003, chaîne de télévision publique à vocation culturelle, ou teleSUR, lancée en juillet 2005, qui couvre les cinq continents) et nombre de médias communautaires, de journaux, de radios, de webTVs – qui continuent à diffuser aujourd’hui –, seront ainsi aidés financièrement. Le développement des médias citoyens continuera avec Nicolas Maduro.
Cependant, en 2017, les médias vénézuéliens restent encore très majoritairement privés. Sur 111 chaînes de télévision, 61 sont privées, 37 communautaires et seulement 13 sont publiques. Même domination du privé dans les journaux et à la radio. Et cela va sans dire, une majorité écrasante des médias privés vénézuéliens (Venevisión, Televen, Globovisión…) sont acquis à l’opposition. Ce que les agences de presse francophones (AFP, Belga…) omettent de mentionner lorsqu’elles puisent leurs sources dans ces mêmes médias… Quand ce ne sont pas des informations récoltées dans les médias conservateurs étasuniens (CNN, CBS, NBC, FOX news…).
Ainsi, il ne faudra pas s’étonner de voir une surreprésentativité de la droite vénézuélienne dans nos médias dominants – pour ne pas dire une absence quasi-totale de point de vue contrastant (impossible ici l’idée de Bourdieu selon laquelle il faut parfois être « inégal » pour être égal ; c’est-à-dire rétablir le temps de parole) – et ne pas être surpris de voir le remplacement de l’analyse de la situation par l’analyse des faits (sordides, s’il le faut) – pratique de fond (du panier) dans laquelle les grands médias nord-américains se montrent avant-gardistes. Ainsi, les analyses superficielles de la situation politique vénézuélienne, diffusées du côté nord-américain de l’Atlantique, voyageront sous l’océan à (quasi) la vitesse de la lumière, et pourront sans attendre être réchauffés ici. De la sorte, en Europe, courant les mois d’avril et mai 2017, on titrera en Une de certains journaux « sérieux » : « Plus de PQ au Venezuela ». Information, somme toute utile, qui incitera peut-être – puisqu’en temps de pénurie, on est jamais sûr de rien – au remplacement du papier toilette par le papier journal ? Nombre d’informations internationales étant calquées sur la vision étasunienne du monde, on préférera les lectures binaires et les explications rapides. En outre, l’unanimisme des médias occidentaux justifiera la pauvreté du contenu des informations, ce que l’obligation du format court (dans le style du journal Le Monde « La crise au Venezuela expliquée en 4 minutes ») viendra entériner, ne permettant en aucun cas de creuser le sujet ; ou comme le disait Noam Chomsky : « La concision limite le propos à des lieux communs ».
Les décennies passent, les pratiques médiatiques restent. En 1973, au Chili, les mêmes titres accrocheurs « Plus de papier toilette » ; « Plus de pain au Chili » feront la Une des journaux étrangers. D’ailleurs, les techniques de déstabilisation mises en place contre l’Unité Populaire d’Allende sont fort comparables aux techniques utilisées aujourd’hui contre le Venezuela de Maduro : même sabotage de l’économie par le secteur privé, même discrédit international du gouvernement en place dans les grands médias, même revente des produits manquants dans les supermarchés sur le marché noir… Seule différence, pas (encore) de coup d’État militaire au Venezuela.
Aujourd’hui, la voie de l’intervention « humanitaire » est privilégiée… Si les documents déclassifiés de la CIA attestant d’une aide financière directe au coup d’État de Pinochet sont bien connus, depuis, on favorise les intermédiaires… Quoi qu’il en soit, ce qui ne change pas, lorsqu’on souhaite déstabiliser un pays, c’est la volonté de Nixon : « Make the economy scream ! ». Il faudra tourmenter quotidiennement la population, casser la base populaire, en vue d’un changement de régime, bien sûr « voulu par le peuple ». Ici aussi, la répétition fait recette, c’est toujours à l’usure qu’on nous a… Et puisqu’au Venezuela, 80 % des biens de consommation (alimentation, médicaments, produits hygiéniques…) sont importés de l’étranger – Colombie, Mexique, États-Unis… –, il y a de quoi faire. Question : supporteriez-vous devoir faire la file pendant trois ou quatre heures pour un paquet de farine, du lait, du riz, de l’huile, alors que des tonnes de ces mêmes aliments pourrissent dans les hangars (cachés) des grandes entreprises de l’alimentation ? Sans parler de la revente de ces produits par ces mêmes entreprises sur les réseaux informels, à dix, vingt, trente, cent fois le prix.
Pourtant, nos grands médias ne voient pas le problème des pénuries du même œil. Pour certains, d’ailleurs, le secteur privé n’y est pour rien. On voit la société libérale avec les yeux compétitifs qu’elle nous a fait. Pas de guerre économique organisée donc… N’existe que la loi de l’offre et de la demande… et la gestion catastrophique de l’économie par les gouvernements (de gauche de préférence). Ces médias préféreront donc personnifier la « tragédie vénézuélienne » en la personne de Nicolas Maduro, responsable devant l’éternel de la colère du peuple affamé. Loin de vouloir défendre corps et âme les décisions politiques prises par l’ancien syndicaliste devenu président (et son gouvernement), c’est une nouvelle fois l’absence de contexte – voir la décontextualisation – qui s’impose.
Alfred-Maurice de Zayas, expert indépendant de l’ONU, écrit dans un rapport du 30 août 2018 sur la situation vénézuélienne : « La situation est due à la guerre économique et au blocus financier des [États-Unis et de l’Europe] contre le gouvernement ». En effet, pas de guerre économique sans blocus financier. Les avoirs du gouvernement vénézuélien sont gelés dans les banques nord-américaines et les entreprises européennes ne commercent plus avec le Venezuela… Peut-être avez-vous entendu parlé de l’extraterritorialité des lois étasuniennes ? Pourtant, dans les « grands médias », essayer de comprendre les causes de la crise (le sabotage de l’économie par le secteur privé) sort du cadre interprétatif autorisé… Seuls les communicants officiels, appelés « experts », peuvent s’y risquer. Et ces soi-disant « experts » étant souvent les moins critiques des fondements du système, en matière de crise économique, c’est à nouveau la répétition qui gagne, ce qui se dit le plus revient à être ce qui est vrai, ou : La Libre Belgique (via l’AFP), le 21 août 2018, « les analystes et économistes jugent “surréaliste” le programme du gouvernement vénézuélien » ; ou comme l’écrira le vice-président américain Mike Pence (en faveur d’un « isolement économique » du Venezuela) « les nouvelles mesures économiques ne vont faire que rendre plus difficile la vie de tous les Vénézuéliens », demandant de surcroît à Maduro de laisser entrer l’aide multinationale…
Après la mort de Chávez, la droite vénézuélienne tentera par vagues périodiques d’en finir de manière violente avec le chavisme. Réélu le 20 mai 2018, le président Maduro fait face, depuis ses premiers jours à la tête du pays, à une opposition et à une « communauté internationale » unies, et qui lui sont foncièrement hostiles. Bien que la Fondation Carter (fondée en 1982, par l’ancien président nord-américain Jimmy Carter), dont la mission déclarée est « l’observation des élections partout dans le monde », juge le système électoral vénézuélien comme « l’un des plus sûr au monde », ou que la CEELA (Conseil d’Experts Électoraux Latino-Américains), composé de cinquante observateurs (20 ex-présidents, vice-présidents et magistrats de divers pays) ait déclaré le processus électoral du 20 mai dernier « harmonieux » et « reflétant la volonté du peuple », les médias européens dénonceront une victoire « illégitime et entachée de fraudes »… La Libre Belgique, encore, dans un article du 22 mai : « International : Le Venezuela reprend six ans de chavisme. Après avoir muselé la plupart de ses opposants, le président socialiste Nicolás Maduro est réélu avec 67% des suffrages. Ses deux principaux concurrents crient à la fraude. […] Le successeur de Hugo Chávez a été réélu jusqu’en 2025, lors d’un scrutin critiqué par la communauté internationale (États-Unis, Union européenne, Organisation des États américains) pour son absence de garanties démocratiques ».
Ou comme en atteste le bouillonnant éditorial du « Monde », du 22 mai : « Depuis la chute des grands totalitarismes du XXe siècle, les dictatures du XXIe siècle aiment se parer des atours du passage par les urnes. Qu’ils soient fascisants, populistes, islamistes, postcommunistes, néo-révolutionnaires ou simplement autocratiques, rares sont désormais les régimes politiques – monarchies absolues mises à part – qui ne tentent de s’offrir une façade démocratique. Réélu dimanche 20 mai à la présidence du Venezuela à la faveur d’une « élection » qui n’en a que l’apparence, Nicolas Maduro a ainsi beau jeu de se féliciter que son mouvement politique, le chavisme, ait remporté 22 des 24 scrutins organisés depuis la prise de pouvoir du fondateur de la « révolution bolivarienne », Hugo Chavez, en 1999 »…
Au Venezuela, il y aura eu, durant ces vingt dernières années, 25 scrutins… C’est un record mondial. Certes, mal réélu (30 % de la population totale), mais réélu tout de même, le résultat de l’élection de Maduro appelle à comparaison. En France, un an plus tôt, lors des dernières élections présidentielles, 83% des français inscrits n’auraient pas voté pour Emmanuel Macron au premier tour. Ce qui relativise le score de 65,1 % du deuxième tour, si l’on prend en compte l’abstention record et le pourcentage des votes blancs, et chiffrerait la victoire de Macron aux alentours d’une trentaine de pourcent de la population totale… Reconnaissons ici que nombre de contre-études nébuleuses existent sur le sujet, certaines bien sûr plus sérieuses que d’autres, et que des chiffres officiels – et sûrs – manquent… Néanmoins, libre à chacun d’en conclure sur la légitimité du système électoral français… Pourtant, Macron le désinvolte, au lendemain des élections présidentielles vénézuéliennes, contestera la réélection, comme par automatisme, estimant qu’il n’y a pas de « scrutin juste et libre ». Plus tôt, en 2017, le président français avait dit du gouvernement vénézuélien : « Une dictature tente de se survivre au prix d’une détresse humanitaire sans précédent, de radicalisations idéologiques inquiétantes, alors même que les ressources de ce pays restent considérables ». Ici, la question de l’opposition entre démocratie représentative et démocratie participative est posée : démocratie formelle ou démocratie réelle ? La question pourrait-elle devenir gênante aux oreilles de nos dirigeants si elle en venait à trouver un large écho ?
D’autant que la figure de Nicolas Maduro est un formidable élément de politique intérieure (ou épouvantail) en Europe, et plus particulièrement en France, pour empêcher l’accès au pouvoir d’une éventuelle gauche « castro-communiste ». « Le régime de Maduro est une dictature » Emmanuel Macron, lors d’un discours sur la politique étrangère de la France, le 29 août 2017.
), c’est dit, répété, avéré et incontestable. La diabolisation des leaders de gauche latino-américains (Chávez et Castro en tête) est utilisée depuis longtemps pour affaiblir et décrédibiliser les partis politiques aux volontés socialistes, voir – excusez-moi du terme – communistes. Et en matière de conservation du statu-quo, nos grands médias savent y faire. Pas de place pour les contestations étudiante et ouvrière, les actionnaires n’aiment pas ça. D’ailleurs, pas de place pour les révoltes populaires en général, la « lutte des classes », c’est du passé, le monde a changé et le concept est périmé. On parlera plutôt de la pluie et du beau temps, de l’innovation innovante, des amours du président. D’une certaine manière, cela fait penser à la diffusion de « telenovelas » sur les principales chaînes de télévision (privées) au Venezuela, le matin du 11 avril 2002, durant le coup d’État. Une chance pour les fans de ces feuilletons qui ne manqueraient un épisode pour rien au monde…
En Belgique : quel(s) intérêt(s) la famille Le Hodey (La Libre Belgique), la famille Hurbain (Le Soir), la famille De Nolf (Le Vif/L’Express), la famille Baert (Metro)… auraient, en tant que grands propriétaires et grands gagnants du système néolibéral capitaliste dans lequel nous vivons à médiatiser ce qui conteste, s’oppose à leur existence ? En France : pourquoi médiatiser l’idée (pourtant équivoque) d’un « socialisme du 21ème siècle » (comme l’appelait Chávez) alors que les fortunes respectives de Xavier Niel (Le Monde), de Patrick Drahi (Libération), de la famille Dassault (Le Figaro), de la famille Bouygues (TF1), pour ne citer que les plus gros, reposent sur un modèle aux antipodes du partage ? D’apparence neutre, l’information « pragmatique » des grands médias cache des intérêts bien réels. Se targuant d’objectivité, présentée comme la plus grande des vertus journalistique, le point de vue soi-disant dépolitisé est en réalité le point de vue des chefs d’entreprises (et des actionnaires) qui possèdent ces médias. Le bilan médiatique de Serge Halimi (l’actuel directeur du Monde Diplomatique) dans son livre datant de 2005 Les nouveaux chiens de garde, est on ne peut plus clair : « Des médias de plus en plus concentrés, des journalistes de plus en plus dociles, une information de plus en plus médiocre. Longtemps, le désir de transformation sociale continuera de buter sur cet obstacle ».
Quoi que l’on pense du gouvernement vénézuélien, ou de Nicolas Maduro, les informations (ou désinformations) déversées ici sur la situation politique au Venezuela – accentuant la souffrance de la population – sont bien trop souvent partisanes et superficielles. Pour ceux, ne doutant pas déjà, qui commencerait à hésiter, le travail de « re-contextualisation » sera long et parfois hasardeux, la doxa étant robuste. En 2017, l’Union européenne a remis le Prix Sakharov (ou 50.000 euros) à l’« opposition démocratique vénézuélienne », c’est-à-dire à « l’Assemblée nationale destituée et aux prisonniers politiques » – autrement dit, la droite vénézuélienne –, pour son combat pour la « démocratie contre la dictature ». Les violences commises par l’opposition (dans ce cas précis) auront été jugées démocratiques… Aussi, le photographe de l’AFP, Ronaldo Schemidt, remporte le prestigieux prix de la photo de l’année 2018 lors des « World press photo » à Amsterdam. Il a pris son cliché lors des guarimbas (violences de rue) d’avril-mai 2017 à Caracas. La photo du manifestant anti-Maduro de 28 ans, Victor Salazar, en feu à cause d’un retour de flamme, après avoir fait exploser le réservoir d’essence d’une des motos de la Garde Nationale Bolivarienne, a provoqué selon les membres du jury « une émotion instantanée ». Pas de commentaire, par contre, sur l’acte insurrectionnel en lui-même…
Le 28 septembre 2018
Par Thomas Michel
Co-réalisateur du film Venezuela, en temps de guerre et membre de ZIN TV