« A l’instar du tableau de Goya “Duel à coups de gourdin », nous nous écharpons dans de vains combats tandis qu’à chaque coup de gourdin, l’un et l’autre, nous enfonçons dans les sables mouvants. Ces sables mouvants, c’est notre Monde… » (Michel Serres)
Quand la dissonance disparaît, quand les titres et les contenus se ressemblent et se multiplient à toute vitesse de Médiapart au Monde ou de France-Inter à El Pais, on peut raisonnablement soupçonner que nous entrons dans l’ère des gourdins de la propagande. Le journaliste qui expliquerait que le Venezuela est une démocratie participative assiégée par une droite aussi violente que celle du coup d’Etat de Santiago en 1973 ou de Caracas en 2002 (dont de toutes manières personne ne se souvient) ou que cette droite agit aujourd’hui dans la rue pour fournir les images nécessaires aux grands groupes médiatiques, serait l’objet de sarcasmes, traité de fou, de pro-totalitaire, risquerait de perdre sa place, ses amis. Pour vivre heureux, vivons gris sur gris.
Tous les médias ne disent-ils pas la même chose ? Comme disait Charles Chaplin dans Monsieur Verdoux : « le nombre sanctifie ». Et le consommateur d’actu européen trouvera presque sympa l’amiral Kurt W. Tidd, chef du Southern Command des Etats-Unis qui vient de suggérer une « intervention régionale car l’instabilité du Venezuela affecte les pays voisins ».
Thierry Deronne, Venezuela, 9 avril 2017
Appuyer sur l’accélérateur, précipiter le coup de force.
Une nouvelle tentative de révolution de couleur
Au point où se trouve le conflit, il n’y a plus aucun doute sur comment s’organise, s’élabore et s’exécute le calendrier du coup de force contre le Venezuela. Il n’est plus temps, non plus, d’y mettre les formes. S’il est quelque chose que dévoilent les faits violents perpétrés ces jours-ci à Caracas, c’est que les auteurs du coup de force réalisé de l’intérieur attendaient impatients le coup de pouce de l’OEA. La résolution adoptée par 17 pays de l’OEA le 3 avril a été le coup de sifflet du départ de la tentative d’ouvrir un nouveau cycle de violence et d’affrontement dans la rue, dangereusement semblable à celui qui débuta en février 2014.
La boussole de cet épisode indique le Nord
Le point de départ de la série d’actions qui ont rendu possibles les évènements violents du 4 avril se situe, la veille, à Washington, siège de l’OEA.
La stratégie du choc institutionnel utilisée par les États-Unis et leurs pions sur l’échiquier de l’OEA a été rapidement reprise par les dirigeants anti-chavistes ; ceux-ci ont utilisé la menace de destituer illégalement les magistrats du Tribunal Suprême de Justice (TSJ) comme principale raison de l’appel à manifester, grâce au discours généralisé du coup d’État contre l’Assemblée Nationale (AN).
L’extorsion politique appliquée au Venezuela n’est pas derrière le rideau, mais devant
Le mécanisme du coup de force contre le Venezuela porte dans sa moelle la stratégie du choc contre tout soupçon de légalité nationale ou internationale qui ne lui serait pas favorable ; ceci, en plaçant ses opérateurs sur le terrain de sorte qu’ils suivent toujours la même trame dans leurs activités politiques ou institutionnelles, en partie pour éviter l’usure du discours « coup d’État » contre l’Assemblée Nationale (qui demanderait selon ce calcul une réponse du même genre), en partie pour produire un point d’inflexion qui viserait à écarter peu à peu et à court terme tout mécanisme de pourparlers entre différents pouvoirs de l’État et des forces politiques. Bloquer le jeu pour ne pas refuser de le résoudre politiquement au moyen du dialogue.
Car, mesurer le front intérieur à l’aune du discours de rupture et d’affrontement que l’on a alimenté depuis l’OEA contre l’État vénézuélien, revient à respecter l’objectif de positionner l’Assemblée Nationale comme le seul moyen d’évaluation (et d’extorsion politique) pour valider ou refuser la permanence du Venezuela dans le système interaméricain dominé par l’élite financière des États-Unis.
Fondamentalement, la raison de l’étau et de l’isolement diplomatique contre le pays (pour le moment) est la décision du Venezuela d’empêcher que soient violées ses institutions. Il faut dynamiter l’État vénézuélien, devant l’exigence de l’OEA et logiquement de ses alliés intérieurs pour que soit reconnue une situation de pouvoir vacant (causée par leurs propres actions) comme l’on a plusieurs fois tenté de renverser Nicolas Maduro. On propose comme seule option valable que les institutions vénézuéliennes se tirent une balle dans la tête pour entrer efficacement tel un cadavre de plus dans le cimetière de l’OEA, soit : une espèce de troc pour être reconnu et être à nouveau le bienvenu dans les schémas des institutions nord-américaines. Et derrière toute stratégie, de même que dans les budgets de financement qui, par le biais des ONG, aboutissent dans le camp anti-chaviste, se trouve le département d’État des États-Unis, qui une fois encore, met tous ses moyens politiques et financiers pour faire un autre essai de révolution de couleur au Venezuela.
En remplissant son rôle d’opérateur dans l’organigramme de l’intervention, l’AN a annoncé qu’elle mettra en marche un processus de destitution des magistrats du TSJ mercredi 5 avril, montrant à son tour son désir de mettre toutes ses actions institutionnelles au service du coup de force. De cette façon, elle cherchera à renforcer la situation d’état de siège et de tension au niveau intérieur, pour suivre la mesure donnée par l’OEA.
Depuis l’appel à la manifestation, celle-ci a commencé à ne pas être pacifique
La stratégie de « vente » de l’appel réalisé principalement par les partis d’extrême-droite Voluntad Popular et Primero Justicia proposait différentes images mais sous un seul angle : celui de « manifestants pacifiques » tentant de rompre les cordons de police dont ils savaient qu’ils seraient postés sur le parcours de leur mobilisation.
Leur promesse, ils l’ont bien tenue : des dizaines d’agitateurs violents ont commencé à harceler les forces de police dans l’Avenue du Libertador (puis ensuite sur l’autoroute Francisco Fajardo), cherchant l’affrontement. La vidéo et la série de photographies (prises par le photoreporter de l’AFP et AP) que nous présenterons ci-dessous mettent en évidence l’inexistence de « manifestants pacifiques ».
Au moment précis où les forces de police ont initié les mesures normales pour contenir la situation, des individus préparés avec des masques à gaz, des objets contondants et des gants pour repousser les bombes lacrymogènes, entrainés à la mise en place de barricades et à l’improvisation d’armement artisanal, ont répondu automatiquement, de façon très coordonnée et organisée.
Les « manifestants pacifiques » évoqués dans la presse internationale et locale, qui ont agi de manière spontanée contre la « répression », n’ont jamais existé. En revanche, une manifestation articulée et préparée d’agitateurs violents qui savaient bien ce qu’ils allaient faire ce jour-là a bel et bien existé, avec le soutien qui leur était dû de la part des dirigeants anti-chavistes qui n’ont jamais condamné leurs actions.
Il faut souligner, entre autres détails, à propos de cette journée : qu’un membre de la Garde Nationale a été dépouillé de son arme par les « manifestants pacifiques » , qu’il y a eu 7 membres de la Police Nationale Bolivarienne blessés par ces acteurs violents , que des boucliers de policiers ont été arrachés, que la principale voie de circulation de Caracas a été bloquée , que trois paramilitaires ont été capturés à Aragua en possession d’un lance-grenades.
La Direction de la Magistrature du Tribunal Suprême de Justice après le passage des commandos « pacifiques » de l’opposition, le 8 avril 2017, à Caracas.
« Les collectifs chavistes » nous agressent : alors qu’il s’agit seulement d’un élément de leur stratégie de « vente » de la répression
De Lilian Tintori en passant par Gaby Arellano et jusqu’à la dizaine de médias et journalistes qui couvraient les échauffourées, tous se sont associés pour mettre en place le schéma selon lequel les « collectifs chavistes » ont également participé à la répression « en tirant des coups de feu contre les manifestants ». C’est alors que surgit le doute : comment se fait-il que d’une manifestation qui a bénéficié d’une immense couverture médiatique, on ne nous ait pas montré une seule photo qui mette en évidence cette accusation ? La journaliste Madelein Garcia a démontré que ces accusations étaient fausses dans une vidéo publiée sur Instagram. Même la dénonciation du fait qu’une personne avait été blessée par l’impact d’une balle tirée par un « collectif » n’a pas été corroborée jusqu’à présent.
Ces accusations sans rapport avec la réalité nous renvoient à une opération « sous fausse bannière » dirigée par Primero Justicia et Lilian Tintori en novembre 2015, décrite par Mision Verdad. Á ce moment-là et par la suite, différents acteurs politiques (Henrique Capriles, Miguel Pizarro, entre autres) ont établi un lien entre « les collectifs » et les supposées agressions perpétrées, jamais prouvées, accusant directement de hauts dirigeants du chavisme de les avoir préparées.
La criminalisation et la diabolisation à laquelle sont soumis les collectifs, dans ce contexte spécifique, peut plutôt rendre compte de comment ces opérations « sous fausse bannière » (perpétrer une agression physique contre des dirigeants de l’opposition, réalisée par eux-mêmes, pour ensuite incriminer le chavisme) peuvent être avancées dans l’éventail d’options et de possibilités ; fabriquer un ou plusieurs faits saisissants contre des dirigeants de l’opposition ou des « manifestants » apparentés à la MUD afin de provoquer l’escalade dans les manifestations et augmenter la pression internationale à un moment où le Venezuela se trouve à l’affiche, représente une voie pas du tout méprisable pour atteindre leurs objectifs immédiats.
La surexploitation médiatique des principales figures d’opposition « agressées » par des gaz et des bombes lacrymogènes, conséquence de la violence générée par leurs partisans, pourrait bien montrer leurs préparatifs, au-delà du fait que sur le moment, les images ont été utilisées pour dévier l’attention et faire porter la responsabilité des faits de violence sur les forces de sécurité.
La question économique
L’élargissement des Comités Locaux d’Approvisionnement et Production à plus de 6 millions de familles et l’inclusion sociale de plus de 8 millions de personnes dans le Plan du Carnet de la Patrie (conçu pour la distribution directe des services aux personnes), rendent compte de la contention des effets de la guerre économique sur les couches sociales les plus vulnérables, une mesure qui, tout comme le dialogue politique, selon la firme de sondage privée Hinterlaces, est approuvée à plus de 50%. De la même façon, la réorganisation d’une partie importante de la carte économique vénézuélienne met en évidence qu’un important secteur entrepreneurial (national et étranger) prend une grande distance par rapport aux cartels économiques responsables des agressions économiques, Fedecamaras et Consecomercio.
Ceci se produit dans le cadre d’une stratégie de réorganisation économique intérieure, dans laquelle entrent également le nouveau Dicom et les alliances public-privé dans les domaines stratégiques de l’économie nationale au moment où s’achève l’Expo Venezuela Potencia 2017, visant le marché financier international dans le but d’attirer les investissements au sein d’un nouveau cadre règlementaire.
L’entrée du Venezuela dans la Banque Asiatique d’investissement et d’Infrastructure (important projet géoéconomique du bloc de pouvoir anti-Washington au niveau mondial) et le dernier rapport de la banque Barclays sur la forte probabilité que le Venezuela ne se trouve pas en situation de défaut de paiement en avril, représentent des éléments importants qui montrent comment ces mesures répercutent positivement sur le marché financier international et comment le pays élargit ses alliances pour surmonter le blocus imposé depuis les États-Unis.
Ce scénario de récupération économique et politique, qui a des incidences positives sur la progression de l’approbation du président Nicolas Maduro selon des enquêtes privées, impose une pression pour accélérer le coup de force, avant que ne se consolide cette récupération. En utilisant l’Assemblée Nationale comme ressource intérieure pour illégaliser des investissements et le Département du Trésor pour appuyer la persécution, dans le cadre d’un affrontement géopolitique entre de grands blocs de pouvoir parmi lesquels se trouve le Venezuela ; cela revient à contenir géopolitiquement les adversaires directs de l’élite financière occidentale.
Essayer d’accélérer le coup de force par la voie de la confrontation violente et de la pression étrangère est une réaction qui vise à enrayer ces mesures, en attendant le moment pour intensifier le blocus financier et empêcher ainsi la consolidation de la récupération économique. Avec cela, ils cherchent à renforcer les difficultés de la population et par là-même la pression politique et sociale leur calcul étant que, de cette manière, le chavisme souffrira une défaite cuisante ou qu’au moins ils prendront un avantage impossible à retourner. La cible de cette guerre continue et continuera d’être la population.
Révolution de couleur et nécessité que le front intérieur ne reste pas à la traîne
Révolution de couleur, c’est le nom de la méthode selon laquelle les États-Unis et l’OTAN (au moyen de leurs médias, hommes politiques et ONG) ont lancé les coups d’État et les préparatifs d’intervention étrangère dans des pays comme La Serbie, la Géorgie, la Syrie, l’Egypte, la Tunisie et l’Ukraine. La doctrine et le cadre opérationnel d’une révolution de couleur vise à ce que le gouvernement qui doit être renversé soit affaibli et isolé au niveau international, ébranlé au niveau de l’ordre intérieur par des manifestations violentes (qui seront ensuite présentées dans les médias comme pacifiques) ; il doit être diabolisé et criminalisé par les médias internationaux, attaqué sur ses points faibles économiques, politiques et financiers, ravagé à tel point qu’il ne lui reste qu’une solution : abandonner le pouvoir.
A cet égard, en ce qui concerne le Venezuela, ils ont déjà fait quelques pas sur le premier point (tenter d’affaiblir internationalement le gouvernement qui doit être renversé). Par le biais des médias, on prépare une nouvelle vague de manipulations dans le dossier de criminalisation du Venezuela (un autre point clé). Ces deux éléments sont tous les deux nécessaires, et ils arrivent en même temps, pour déclencher directement des manifestations violentes qui augmenteraient l’intensité du conflit jusqu’à son point de rupture. Et ce n’est pas un fruit du hasard si des grandes entités médiatiques comme El Pais, ABC, The Washington post, Reuters, AFP, AP, entre autres médias de grande audience en anglais et en espagnol, ont évoqué les manifestations au Venezuela comme s’ils étaient en train de parler d’un État voyou. En agissant comme s’ils étaient le bureau de propagande du Département d’État des États-Unis, cette agence qui met ses ressources douces (les ONG) et diplomatiques (extorsion financière des pays des Caraïbes à l’OEA) à disposition de cette nouvelle étape de coup de force contre le Venezuela. En appliquant une tactique de contrôle de ce qui se passe dans la rue et dans l’arène internationale, ils sont les véritables opérateurs politiques de première ligne du fond d’investissement d’entreprises et de grandes sociétés au Venezuela.
Le Venezuela a déjà vécu sa propre et tragique expérience de ce mode opérationnel en 2014, avec les conséquences et les dispositifs mis en œuvre que nous connaissons tous. Sauf que, maintenant ils ont, pour les encourager, le pouvoir législatif et un meilleur cadre de coordination avec le front que constituent l’étranger et ses grandes entreprises. Le besoin de renouveler cette expérience, à toute vitesse, maintenant, avec ces nouveaux outils, est marqué par la pression qu’impose le moment et leur propre calendrier. L’OEA a déjà avancé tant qu’elle a pu et pour faire le prochain pas, elle a besoin que le front intérieur fasse valoir l’invitation formulée dans la résolution du 3 avril et qui stipule que le Venezuela revienne à l’ordre démocratique. Cette stratégie doit avancer rapidement et elle doit progresser immédiatement pour s’approcher de l’objectif final qui est d’accélérer un coup d’État contre le Venezuela, profitant du temps limité durant lequel le Venezuela sera en vitrine. Son extension repose sur une entorse réelle dans le conflit interne. Le cadre d’immunité qu’établissent 17 pays au nom de l’OEA non seulement impose un rythme mais fixe également les limites de l’appui diplomatique à des actions violentes semblables et plus importantes que celles qui ont eu lieu le 4 avril.
Peu avant que ne commencent les fêtes de Pâques et que cette période ne fasse le pont avec la fête du mercredi suivant 19 avril, on accélère contre le Venezuela. C’est une semaine qui contribue habituellement à décongestionner fortement la conjoncture et à faire baisser la tension politique. Que le conflit vénézuélien s’envenime avant que n’arrive cette semaine c’est le rythme qu’elle impose, car, il y en a autant qui sont disposés à risquer le tout pour le tout qu’à attendre, mais eux, ils ne veulent (ni ne peuvent) attendre. Les auteurs de ce plan leur disent d’avancer et eux ils sont de trop bons employés pour leur manquer de respect.
Jusqu’à présent, les dirigeants politiques les plus en vue de l’anti-chavisme et de Voluntad Popular (qui souhaite rentabiliser au maximum le coup de pouce de l’OEA) maintiennent l’appel à manifester pour perpétrer de nouveau les mêmes faits, jeudi prochain, 6 avril, car ils prévoient que l’agitation se renforcera et que s’aggraveront les dégâts et dommages humains. Pendant ce temps, ils cherchent à provoquer des débuts d’échauffourées à Merida et dans d’autres états du pays, dans leur tentative désespérée de donner une image fausse, celle d’un pays entièrement en proie à la violence. Luis Almagro, de son côté, en omettant superbement les évènements violents générés par la mobilisation, redonne une impulsion pour que l’on continue de respecter le calendrier qu’il tient de concert avec Voluntad popular ; ils risquent trop et trop rapidement.
Dans le centre de Caracas, alors que se déroulaient des épisodes violents, une manifestation chaviste inondait les rues. Dans la joie, sans semer le désordre ou la peur autour d’eux. Elle ne représentait qu’un quart du mouvement qui est en marche et qu’elle peut parvenir à mobiliser, aussi bien à Caracas qu’à l’intérieur du Venezuela. Élément important à prendre en compte si le rythme qu’ils veulent nous imposer se joue dans la rue.
Source : blog de Thierry Deronne
Traduction : Sylvie Carrasco