L’intervention étrangère se transforme en aventure impériale d’un autre temps
Les flammes s’élèvent en tourbillons des épaves de huit navires de guerre libyens, détruits par des frappes aériennes de l’Otan, alors qu’elles reposent sur le flanc dans des ports le long de la côte libyenne. Leur destruction montre non seulement comment le Colonel Mouammar Kadhafi est pris dans un étau militaire, mais aussi le degré auquel les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne – et non pas les rebelles libyens – sont désormais les principaux acteurs dans la lutte pour le pouvoir en Libye.
Il est probable que Kadhafi finira par tomber parce qu’il est trop faible pour résister aux forces déployées contre lui. L’échec à mettre fin à son régime serait trop humiliant et politiquement désastreux pour l’Otan après 2.700 frappes aériennes. Mais, à l’instar de la prise de Bagdad en 2003, la chute de ce régime pourrait ouvrir la voie à une nouvelle série de longues crises libyennes dans les années à venir.
Tout s’est développé plutôt différemment de ce que les Français et les Britanniques semblent avoir imaginé lorsqu’ils ont commencé à intervenir en mars pour sauver les citoyens de Benghazi des chars de Kadhafi. Si c’était leur seul objectif, alors les frappes aériennes ont été couronnées de succès. Le bord de la route, de Benghazi à Ajdabiya, est toujours jonché de carcasses de véhicules blindés calcinés. Mais, plusieurs mois après que William Hague eut suggéré que Kadhafi fût déjà en route pour le Venezuela, ce dernier est toujours à Tripoli.
Trois mois après le début du soulèvement libyen, les troupes de Kadhafi n’ont pas réussi à prendre Misurata, et les rebelles ne semblent pas non plus capables d’avancer vers Tripoli. Ils ont brisé le siège de Misurata, notamment parce que leurs miliciens ont mis la main sur les radios et peuvent désormais faire appel aux frappes des forces de l’Otan. Ce soutien aérien de proximité est efficace et ressemble au soutien tactique aérien apporté en 2001 par les Etats-Unis aux soldats de l’Alliance du nord en Afghanistan et, deux ans plus tard, aux combattants kurdes des peshmergas dans le nord de l’Irak.
Tant le gouvernement libyen que les forces d’opposition sont faibles. Les forces qui se sont affrontées sur les routes du désert entre Brega et Ajdabiya, au sud de Benghazi, ne dépassent souvent pas quelques centaines de combattants à moitié entraînés. Les troupes de Kadhafi, avec lesquelles celui-ci essaye de contrôler son vaste pays, ne dépassent pas les 10.000 à 15.000 soldats. Ce n’est pas toujours évident pour ceux qui ne sont pas des témoins oculaires, parce que la presse étrangère qui est sur place hésite à mentionner qu’il y a parfois plus de journalistes que de combattants sur le front.
Un résultat décourageant du soulèvement libyen est que l’avenir de la Libye a de moins en moins de chance d’être déterminé par les Libyens eux-mêmes. L’intervention étrangère se transforme en aventure impériale d’un autre temps. Presque la même chose s’est produite en 2003 en Irak et, ces dernières années, en Afghanistan. En Irak, l’invasion américaine pour renverser Saddam Hussein, un dirigeant détesté par la plupart des Irakiens, s’est rapidement transformée en ce que beaucoup d’Irakiens ont considéré être une occupation étrangère.
Comme en Irak et en Afghanistan, la faiblesse de la France et de la Grande-Bretagne est qu’elles n’ont pas un partenaire local puissant et représentatif, comme elles le prétendent. A Benghazi, la capitale des rebelles, on ne voit pas beaucoup les dirigeants du conseil national de transition, ce qui n’est guère surprenant, puisqu’ils passent le plus clair de leur temps à Paris et à Londres. A Washington, la Maison Blanche a été un peu plus prudente la semaine dernière, lorsque Mahmoud Jibril, le Premier ministre libyen par intérim, et d’autres membres du conseil [national de transition] sont venus pour renforcer leur crédibilité et tenter d’obtenir quelque soutien financier. Plus discrètement, les dirigeants rebelles libyens étaient là pour dissiper les soupçons des Américains que l’opposition libyenne ne serait pas tout à fait aussi amène qu’elle le prétend et qu’elle inclurait des sympathisants d’al-Qaïda qui n’attendent qu’une occasion pour prendre le pouvoir.
L’opposition libyenne est peut-être faible, mais elle n’est pas tout à fait aussi naïve ou inexpérimentée qu’elle peut parfois paraître. Ses dirigeants sont prompts à minimiser la l’Islam militant traditionnel dans l’Est de la Libye. Dans la ville d’Al Bayda, sur la longue route qui relie l’Egypte à Benghazi, j’ai vu un grand panneau en français s’adressant à tous les étrangers qui passent par-là, réfutant tout lien avec al-Qaïda. C’est en grande partie la vérité, mais pas entièrement. Un observateur libyen à Benghazi a expliqué : « Les seules personnes dans cette partie du pays qui ont une expérience militaire récente sont ceux qui combattaient les Américains en Afghanistan et nous les avons donc bien sûr envoyés au front ».
Les guerres élargissent et creusent souvent les fissures qui existent dans une société. Le conseil national de transition des rebelles se plaît à minimiser les suggestions qu’il serait avant tout un mouvement de la Cyrénaïque, la grande partie de la Libye orientale où Kadhafi a toujours été impopulaire. De son côté, Kadhafi s’est agrippé à la majeure partie de la Libye occidentale. Aujourd’hui, ces deux moitiés de la Libye, séparée par des centaines de kilomètres de désert, se sentent de plus en plus comme des pays distincts.
Les Libyens sur le terrain ont encore moins d’inhibitions pour discuter de ces différences. A l’extérieur de quelques huttes de plage à Benghazi, abritant habituellement des réfugiés, j’ai parlé à des ouvriers pétroliers du port de Brega, une ville d’environ 4.000 habitants, qui ont fui lorsque les forces de Kadhafi l’on prise. Un exploitant de ce champ gazier a dit : « Les gens de Kadhafi ont tenu un livre avec tous nos noms, parce qu’ils voulaient voir ceux qui venait de la Libye orientale, lesquels, à leurs yeux, seraient naturellement des rebelles ».
Evidemment, les opposants à Kadhafi ne viennent pas tous de l’Est. Il est raisonnable de supposer que la plupart des Libyens de toutes les parties du pays veulent qu’il parte. Il s’accroche au pouvoir parce qu’il règne à travers sa famille, son clan, sa tribu et des tribus alliées, en combinaison avec son contrôle déclinant sur le gouvernement libyen et la machine militaire délabrés. Dans la partie de la Libye qu’il contrôle, tout dépend encore personnellement de Kadhafi. Une fois qu’il sera parti, il y aura un vide politique que l’opposition aura beaucoup de mal à combler.
La guerre pourrait-elle se terminer plus tôt par la négociation ? Là encore, le problème est la faiblesse de l’opposition organisée. Si celle-ci est soutenue par une implication militaire accrue de l’Otan, alors elle pourra prendre le pouvoir. Sans cette implication militaire, ce sera impossible. Par conséquent, l’opposition a toutes les raisons d’exiger le départ de Kadhafi comme condition préalable à un cessez-le-feu et à des négociations. Mais, étant donné que seul Kadhafi peut prononcer le cessez-le-feu et entamer des pourparlers sérieux, cela signifie que la guerre ira jusqu’au bout. Le départ de Kadhafi devrait être l’objectif des négociations, pas leur point de départ.
Un aspect surprenant de ce conflit, jusqu’à présent, est qu’il n’y a pas eu de gros efforts pour impliquer l’Algérie et l’Egypte, les deux plus grosses puissances en Afrique du Nord. Leur implication rendrait le départ de Kadhafi plus facile à négocier et toute cette aventure libyenne ressemblerait moins à une renaissance de l’impérialisme ouest-européen. L’objectif de l’intervention de l’Otan était de limiter les victimes civiles, mais ses dirigeants ont foncé aveuglément dans une stratégie qui rend inévitables un conflit prolongé et de lourdes pertes civiles.