Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis
« Michelle Alexander examine tous les éléments et en arrive à la conclusion que notre système carcéral est une forme unique de contrôle social, à l’instar de l’esclavage et de Jim Crow, les systèmes qu’il est venu remplacer. Elle n’est pas la première à faire ce constat amer mais ce livre est saisissant, par l’intelligence de ses idées, la puissance avec laquelle les faits sont résumés et la force de son écriture », New York Review of Books.
« La bible d’un mouvement social », San Francisco Chronicle.
« Inestimable, un guide éblouissant et providentiel pour s’y retrouver dans le labyrinthe de propagande, de discrimination et de politiques racistes qui se présentent sous de nombreux noms, y compris sous celui de ce qu’on appelle justice », Daily Kos.
« Sans aucun doute, le livre le plus important publié depuis le début de ce siècle sur les États-Unis », Birmingham News.
Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse
Introduction[[Chapitre traduit par le collectif Angles Morts.]]
Jarvious Cotton ne peut pas voter. Comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père et son arrière-arrière-grand-père, on lui a refusé le droit de participer à notre démocratie électorale. L’arbre généalogique de la famille Cotton résume l’histoire de plusieurs générations de Noirs nés aux États-Unis mais à qui on dénie une des libertés les plus élémentaires que promet la démocratie, celle de choisir par le vote ceux qui édicteront les règles et les lois qui gouvernent notre vie. L’arrière-arrière-grand-père ne pouvait pas voter car il était esclave. Son arrière-grand-père fut battu à mort par le Ku Klux Klan pour avoir tenté de voter. Son grand-père en fut empêché par les menaces du Ku Klux Klan. Son père ne put le faire à cause des taxes électorales et des tests d’alphabétisation. Aujourd’hui, Jarvious Cotton ne peut pas voter parce que, comme de nombreux hommes noirs aux États-Unis, il a l’étiquette de « criminel » et se trouve en liberté conditionnelle[[Jarvious Cotton était plaignant dans l’affaire Cotton vs Fordice (157 F 3d 388, 1998), dans laquelle il fut estimé que les dispositions de l’État du Mississippi quant à la privation des droits civiques pour les criminels avaient perdu leur caractère discriminatoire sur le plan racial. Les informations sur l’arbre généalogique de la famille Cotton ont été obtenues par Emily Bolton, le 29 mars 1999, lors d’un entretien réalisé avec Cotton à la prison d’État du Mississippi. Jarvious Cotton fut libéré en conditionnelle, dans un État, le Mississippi, qui refuse le droit de vote aux personnes en conditionnelle.]].
L’histoire des Cotton illustre bien le vieil adage selon lequel « il faut que tout change pour que rien ne change ». À chaque génération, de nouvelles tactiques ont été utilisées pour atteindre les mêmes objectifs, ceux que s’étaient déjà fixés les Pères fondateurs. Pour ces derniers, il était fondamental de refuser la citoyenneté aux Africains-Américains, alors que se constituait l’Union originelle. Deux siècles plus tard, l’Amérique n’est toujours pas une démocratie égalitaire. Les arguments et justifications maintes fois avancés pour défendre la discrimination et l’exclusion raciales sous ses diverses formes ont changé mais le résultat est en grande partie le même. Aujourd’hui, un pourcentage extraordinaire d’hommes noirs aux États-Unis sont légalement privés du droit de vote, comme leurs ancêtres l’ont été tout au long de l’histoire américaine. Il subissent également une discrimination légalisée à l’embauche, au logement, à l’éducation, aux prestations sociales, au droit à être juré, tout comme leurs parents, leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents à leur époque.
Les changements survenus depuis l’effondrement du système Jim Crow concernent moins les structures fondamentales de notre société que le langage employé pour les justifier. À l’ère de l’indifférence à la couleur de peau [color-blindness], il n’est désormais plus socialement acceptable de justifier la discrimination, l’exclusion et le mépris en invoquant explicitement la race. Nous ne le faisons donc pas. Plutôt que la race, c’est le système judiciaire qui est employé pour étiqueter des gens de couleur comme « criminels » et pour reproduire toutes ces pratiques supposées appartenir au passé. Aujourd’hui, il est parfaitement légal de discriminer les « criminels » tout comme il était auparavant légal de discriminer les Africains-Américains. Une fois que vous êtes étiqueté « criminel », les formes de discrimination traditionnelles – à l’embauche, au logement, au droit de vote, à l’éducation, aux aides alimentaires et autres prestations sociales, ainsi qu’au service comme juré – deviennent soudainement légales. En tant que « criminel », vous avez à peine plus de droits, et êtes sans doute moins respecté, qu’un homme noir vivant dans l’Alabama au plus fort du système Jim Crow. Nous n’avons pas mis fin aux castes raciales, nous les avons simplement remodelées.
C’est avec réticence que je suis parvenue aux conclusions que présente ce livre. Il y a dix ans, j’aurais protesté énergiquement contre son affirmation centrale : quelque chose ressemblant à un système de castes raciales existe actuellement aux États-Unis. Si Barack Obama avait été élu président à cette époque, j’aurais considéré que son élection marquait le triomphe de la nation sur les castes raciales, qu’elle constituait le dernier clou planté dans le cercueil de Jim Crow. Mon euphorie aurait été tempérée en constatant le chemin restant à parcourir pour atteindre la terre promise de la justice raciale en Amérique, mais ma conviction que rien ne ressemblant même de loin à Jim Crow n’existe dans ce pays serait demeurée.
Aujourd’hui, mon enthousiasme au sujet de l’élection d’Obama est pondéré par beaucoup plus de circonspection. En tant que femme africaine-américaine, mère de trois enfants supposés ne jamais voir un homme noir être élu président des États-Unis, j’étais aux anges le soir de l’élection. Cependant, alors que je quittai les festivités, encore pleine d’espoir et d’enthousiasme, je fus immédiatement rappelée aux brutales réalités du nouveau Jim Crow. Un homme noir était à genoux dans le caniveau, menotté dans le dos, entouré par plusieurs officiers de police qui discutaient, blaguaient, ignoraient son existence. Les gens continuaient à sortir de l’immeuble, beaucoup fixaient pendant un moment cet homme noir prostré dans la rue, puis détournaient leur regard. Pour cet homme, que signifiait l’élection de Barack Obama ?
Comme beaucoup d’avocats des droits civiques, les victoires des années 1950 et 1960 m’ont poussée à suivre des études de droit. En dépit du développement d’une opposition politique et sociale aux politiques correctrices telles que la discrimination positive, je m’accrochais à l’idée que les maux de Jim Crow appartenaient au passé et que même si un long chemin restait à parcourir pour réaliser le rêve d’une démocratie égalitaire et multiraciale, nous avions fait de véritables progrès et devions lutter pour préserver nos acquis. Je pensais alors que mon rôle d’avocate des droits civiques était de me joindre aux alliés du progrès racial pour résister aux attaques contre la discrimination positive et éliminer les derniers vestiges du régime Jim Crow, notamment notre système éducatif toujours ségrégué et inégalitaire. Les problèmes qui frappaient les communautés de couleur pauvres, y compris ceux liés à la délinquance et à l’augmentation des taux d’incarcération, étaient pour moi une conséquence de la pauvreté et de l’absence d’une éducation de qualité, le legs vivace de l’esclavage et de Jim Crow. Je n’avais jamais envisagé sérieusement la possibilité qu’un nouveau système de castes raciales fonctionne dans ce pays. Ce nouveau système avait été mis en place rapidement et était largement invisible, même pour les gens comme moi.
Cette idée d’un nouveau système de castes raciales m’a effleuré pour la première fois l’esprit il y a plus de dix ans, quand mon regard fut attiré par une affiche orange. Je me pressais pour prendre mon bus, quand je remarquai sur une pancarte agrafée à un poteau téléphonique ces grosses lettres hurlant : LA GUERRE CONTRE LA DROGUE EST LE NOUVEAU JIM CROW. Je m’arrêtai un moment pour parcourir le texte du tract. Un groupe radical organisait dans la communauté un meeting sur les violences policières, la nouvelle loi californienne des trois fautes et l’expansion du système pénitentiaire américain. Le meeting était organisé à quelques blocs de là, dans une petite église pouvant accueillir tout au plus une cinquantaine de personnes. Je soupirai et marmonnai quelque chose du genre « oui, le système judiciaire est raciste à bien des égards, mais ça n’aide pas de faire ce type de comparaison absurde. Les gens vont simplement croire que vous êtes fou ». Puis je traversai la route et sautai dans le bus. J’allais prendre mes nouvelles fonctions de directrice du Racial Justice Project de l’American Civil Liberties Unions (ACLU) du nord de la Californie.
À l’époque où je commençai à travailler à l’ACLU, je pensais que le système judiciaire avait des problèmes liés à des a priori raciaux, tout comme l’ensemble des grandes institutions majeures de notre pays. En tant qu’avocate ayant mené de nombreuses actions collectives et plaidé dans des affaires de discrimination à l’embauche, j’étais très consciente des nombreuses façons dont les stéréotypes raciaux peuvent façonner les prises de décision, avec des conséquences dévastatrices. J’étais familière des défis posés par la réforme d’institutions dans lesquelles la stratification raciale est considérée comme la conséquence naturelle de différences d’éducation, de différences culturelles, de motivation et, comme certains le croient encore, d’aptitudes innées. Une fois à l’ACLU, je me concentrais sur la réforme du système judiciaire et tentais avec d’autres d’identifier et d’éliminer le biais racial dès qu’il montrait son visage hideux.
En quittant l’ACLU, j’en suis venue à penser que j’avais tort au sujet du système judiciaire. Il ne s’agissait pas simplement d’une autre institution infectée par le biais racial mais d’un monstre tout à fait différent. Les activistes qui avait agrafé la pancarte sur le poteau téléphonique n’étaient pas fous, pas plus que la poignée d’avocats et de militants à travers le pays qui commençaient à établir un lien entre notre actuel système d’incarcération de masse et des formes antérieures de contrôle social. Je me suis rendue compte assez tardivement que l’incarcération de masse était un système de contrôle social racialisé, à la fois total et dissimulé, qui fonctionnait d’une façon semblable à Jim Crow.
D’après mon expérience, les personnes incarcérées font facilement le parallèle entre les deux systèmes de contrôle. Une fois libérées, elles sont souvent privées du droit de vote, exclues des jurys et condamnées à une existence de ségrégation raciale et de subordination. Une toile d’araignée faite de lois, de règlements et de règles informelles, puissamment renforcés par la stigmatisation sociale, les confine dans les marges de la société dominante et leur refuse l’accès à l’économie légale. Elle leur refuse également la possibilité d’obtenir un emploi, un logement, des prestations sociales, tout comme les Africains-Américains assignés à une citoyenneté ségréguée et de seconde classe à l’époque de Jim Crow.
Ceux d’entre nous qui ont observé ce monde à une distance confortable – tout en affichant de la compassion pour la détresse du « sous-prolétariat » [underclass] – tendent à interpréter l’expérience de ceux qui sont pris dans les filets du système judiciaire à travers une version popularisée des sciences sociales, attribuant l’augmentation sidérante des taux d’incarcération dans les communautés de couleur aux conséquences de la pauvreté, de la ségrégation raciale, des inégalités scolaires et des réalités, supposées, du marché de la drogue, « réalités » qui incluent la croyance erronée selon laquelle la plupart des dealers sont noirs ou latinos.
Dans le cadre de mon travail, j’ai parfois vu des gens suggérer que la guerre contre la drogue pouvait être une conspiration raciste pour remettre les Noirs à leur place. Ce type de remarque était invariablement accompagné d’une rire nerveux laissant penser qu’une telle idée ne devait pas être prise au sérieux.
La plupart des gens sont persuadés que la guerre contre la drogue est une réponse à la crise provoquée par le crack dans les quartiers pauvres de centre-ville. Dans cette perspective, les disparités raciales affectant les condamnations et les peines de prison dans les affaires de drogue, tout comme l’explosion rapide de la population carcérale, ne refléteraient rien de plus que les efforts zélés, mais bien intentionnés, du gouvernement pour faire face à la criminalité endémique liée à la drogue dans les quartiers pauvres habités par des minorités. Cette idée, compréhensible au vu du traitement médiatique sensationnaliste du crack dans les années 1980 et 1990, est tout simplement fausse.
Le président Ronald Reagan lança l’actuelle guerre contre la drogue en 1982, avant que le crack ne devienne un sujet médiatique ou qu’il serve d’explication à la crise des quartiers noirs pauvres. Quelques années après le déclenchement de cette guerre, le crack commença à se répandre rapidement dans les quartiers noirs pauvres de Los Angeles avant de faire son apparition dans d’autres villes[[C’est dans un article du New York Times publié fin 1985 que l’on trouve la première référence spécifique au crack dans un média d’envergure nationale. Le crack fit son apparition dans quelques quartiers pauvres de Los Angeles, New York et Miami début 1986. Voir Craig Reinarman, Harry Levine, « The crack attack : America’s latest drug scare, 1986 – 1992 », dans Images of Issues : Typifying Contemporary Social Problems, New York, Aldine De Gruyter, 1995, p. 152.]]. En 1985, l’administration Reagan mit sur pied une équipe afin d’obtenir un soutien public et législatif à la guerre[[La décision de l’administration Reagan de donner de la visibilité à des « histoires d’horreur » liées au crack est évoquée plus longuement dans le chapitre 1.]]. La campagne médiatique fut un succès colossal. Presque nuit et jour, les médias étaient saturés d’images de « putes à crack » [« crack whores »] noires, de « dealers de crack » noirs et de « bébés du crack » [« crack babies »] noirs, des images qui confirmaient les pires stéréotypes raciaux. L’effervescence médiatique autour de cette « nouvelle drogue diabolique » contribua à faire de la guerre contre la drogue une véritable guerre.
La crise du crack contribua à alimenter les théories du complot et les spéculations selon lesquelles la guerre contre la drogue faisait partie d’un programme génocidaire du gouvernement destiné à détruire le peuple noir aux États-Unis. Dans les rues, se mirent à circuler des histoires affirmant que le crack et d’autres drogues étaient introduites dans les quartiers noirs par la CIA. Finalement, même la Urban League en vint à prendre au sérieux les accusations de génocide. Dans son rapport de 1990 sur l’« état de l’Amérique noire », elle déclarait : « Une notion est indispensable pour comprendre la nature tentaculaire et insidieuse du problème de la drogue pour la communauté africaine-américaine. Et cette notion, bien que cela soit dur à accepter, est celle de génocide[[Clarence Page, « The Plan : a paranoid view of black problems », Dover Herald, 23 février 1990. Voir également Manning Marable, Race, Reform, and Rebellion : The Second Reconstruction in Black America, 1945 – 1990, Jackson, University Press of Mississippi, 1991, p. 212 – 213.]]. » Si les théories du complot ont d’abord été rejetées comme loufoques, la rue a finalement eu raison sur au moins un point. En 1998, la CIA reconnut que les guérillas qu’elle soutenait activement au Nicaragua faisaient entrer de la drogue aux États-Unis, drogue qui creusait son sillon dans les rues des ghettos noirs sous la forme du crack. En pleine guerre contre la drogue, la CIA reconnut également qu’elle bloquait les efforts des agences de police enquêtant sur les réseaux de trafic de drogue qui l’aidaient à financer sa guerre clandestine au Nicaragua[[Voir Alexander Cockburn, Jeffrey St. Clair, Whiteout : The CIA, Drugs, and The Press, New York, Verso, 1999. Voir également Nick Shou, « The truth in “Dark Alliance” », Los Angeles Times, 18 août 2006 ; Peter Kornbluh, « CIA’s challenge in South Central », Los Angeles Times, 15 novembre 1996 ; et Alexander Cockburn, « Why they hated Gary Webb », The Nation, 16 décembre 2004.]].
Il faut souligner que la CIA n’a jamais admis avoir voulu détruire la communauté noire en permettant l’importation de drogue et qu’aucune preuve ne permet d’appuyer cette accusation. Néanmoins, les tenants de la théorie du complot n’ont pas à être dénigrés pour avoir proféré ces accusations de génocide, au vu de la dévastation provoquée par le crack, par la guerre contre la drogue et au vu, surtout d’une curieuse coïncidence : lorsque cette guerre a commencé, l’usage de drogues était en déclin[[Katherine Beckett, Theodore Sasson, The Politics of Injustice : Crime and Punishment in America, Thousand Oaks, Sage Publications, 2004, p. 163.]]. Dans les communautés noires, la crise liée à la drogue n’a pas précédé la guerre, elle en a été la suite.
L’impact de cette guerre a été considérable. En moins de trente ans, la population carcérale s’est envolée, passant d’environ 300 000 personnes à plus de 2 millions, les condamnations pour drogue étant responsables de l’essentiel de cette augmentation[[Marc Mauer, Race to Incarcerate, New York, The New Press, 2006, p. 33.]]. Aujourd’hui, les États-Unis ont le taux d’incarcération le plus élevé du monde, surpassant de loin celui de presque tous les pays développés et surpassant même ceux de régimes répressifs comme la Russie, la Chine ou l’Iran. En Allemagne, on compte 93 détenus pour 100 000 habitants, adultes et mineurs confondus. Aux États-Unis, le taux est environ huit fois plus élevé, avec 750 détenus pour 100 000 habitants[[PEW Center on the States, One in 100 : Behind Bars in America 2008, Washington, PEW Charitable Trusts, 2008, p. 5.]].
Le trait le plus frappant de cette incarcération de masse est sa dimension raciale. Aucun autre pays dans le monde n’emprisonne autant ses minorités raciales ou ethniques. Les États-Unis incarcèrent un plus grand pourcentage de sa population noire que l’Afrique du Sud au plus fort de l’apartheid. À Washington, on estime que trois jeunes hommes noirs sur quatre (et presque tous dans les quartiers les plus pauvres) doivent s’attendre à faire de la prison[[Donald Braman, Doing Time on the Outside : Incarceration and Family Life in Urban America, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2004, p. 3, qui cite des données des services pénitentiaires de Washington pour l’année 2000.]]. Des taux d’incarcération similaires existent dans les communautés noires du pays.
Ces fortes disparités ne peuvent être expliquées par le taux de criminalité liée à la drogue. Des études montrent que les gens de toutes les races consomment et vendent des drogues à des taux remarquablement semblables[[Voir par exemple US Department of Health and Human Services, Substance Abuse and Mental Health Services Administration, Summary of Findings from the 2000 National Household Survey on Drug Abuse, 2001, qui rapporte qu’en 2000, 6,4 % des Blancs, 6,4 % des Noirs et 5,3 % des Latinos étaient usagers de drogues. Voir également Results from the 2002 National Survey on Drug Use and Health : National Findings, 2003, qui révèle des chiffres quasiment identiques de consommation de drogues chez les Noirs et les Blancs, à 1 % près. Results from the 2007 National Survey on Drug Use and Health : National Findings, 2008, aboutit pour l’essentiel aux mêmes conclusions. Voir également Marc Mauer, Ryan S. King, A 25-Year Quagmire : The « War on Drugs » and Its Impact on American Society, Washington, Sentencing Project, 2007, p. 19, qui citent une étude suggérant que les Africains-Américains ont des taux de consommation de drogue légèrement plus hauts que ceux des Blancs.]]. Ces recherches indiquent même que les Blancs, en particulier les jeunes Blancs, sont plus susceptibles de commettre des délits liés à la drogue que les gens de couleur[[Voir Howard N. Snyder, Melissa Sickman, Juvenile Offenders and Victims : 2006 National Report, Washington, US Department of Justice, 2006, qui rapportent que les jeunes Blancs sont plus susceptibles de dealer de la drogue que les jeunes Noirs. Voir également Lloyd D. Johnson, Patrick O’Malley, Jerald G. Bachman, John E. Schulenberg, Monitoring the Future : National Survey Results on Drug Use, 1975 – 2006, vol. 1, Secondary School Students, 2007, p. 32, qui écrivent : « Les lycéens africains-américains de dernière année montrent invariablement les mêmes taux d’usage que leurs homologues blancs pour la plupart des drogues, à la fois licites et illicites. » Voir également Lloyd D. Johnson, Patrick O’Malley, Jerald G. Bachman, Monitoring the Future : National Results on Adolescent Drug Use : Overview of Key Findings 2002, 2003, qui livrent des données montrant que les adolescents africains-américains présentent des taux d’usage de drogues légèrement inférieurs à ceux de leurs homologues blancs.]]. Ce n’est pourtant pas ce qu’on déduirait en pénétrant dans les prisons de ce pays, pleines à craquer de Noirs et de Latinos condamnés pour drogue. Dans certains États, les hommes noirs sont incarcérés pour des délits liés à la drogue vingt à cinquante fois plus que les Blancs[[Human Rights Watch, Punishment and Prejudice : Racial Disparities in the War on Drugs, HRW Reports, vol. 12, n° 2, 2000.]]. Et désormais, dans les grandes villes ravagées par la guerre contre la drogue, jusqu’à 80 % des jeunes Africains-Américains ont un casier judiciaire qui les soumet à une discrimination légalisée pour le restant de leur vie[[Voir par exemple Paul Street, The Vicious Circle : Race, Prison, Jobs, and Community in Chicago, Illinois, and the Nation, Chicago, Chicago Urban League, Department of Research and Planning, 2002.]]. Ces jeunes hommes font partie d’une sous-caste en pleine expansion, qui fait en permanence l’aller-retour entre la prison et l’extérieur.
On pourrait s’étonner que la délinquance liée à la drogue fût en déclin quand la guerre fut déclarée. Mais une mise en perspective historique suffit à démontrer que l’absence de corrélation entre crime[[NdE : Le système judiciaire américain ne repose pas sur la distinction française entre délits et crimes. De ce fait, l’usage récurrent dans ce livre de « crime » et de « criminel » ne reflète pas la « gravité » ou la qualification pénale du fait en question mais constitue une option de traduction afin de ne pas calquer des catégories juridiques ou des distinctions qui ne sont pas celles du système judiciaire américain.]] et châtiment n’est pas une nouveauté. Les sociologues ont souvent fait observer que les gouvernements utilisent le châtiment avant tout comme un instrument de contrôle social, et de ce fait que la sévérité ou la longueur des peines est souvent sans lien avec les caractéristiques de la délinquance. Dans Thinking About Crime, Michael Tonry explique que « les gouvernements décident du degré de répression qu’ils veulent, et ces décisions ne sont aucunement liées de façon directe aux taux de criminalité[[Michael Tonry, Thinking About Crime : Sense and Sensibility in American Penal Culture, New York, Oxford University Press, 2004, p. 14.]] ». Bien que le taux de criminalité aux États-Unis n’ait jamais été plus significativement élevé que celui d’autres pays occidentaux, le taux d’incarcération s’y est envolé alors qu’il est demeuré stable ou a baissé dans d’autres pays. Entre 1960 et 1990 par exemple, les taux de criminalité officiels en Finlande, en Allemagne et aux États-Unis étaient presque identiques. Pourtant, alors que le taux d’incarcération de ces derniers quadrupla, celui de la Finlande chuta de 60 % et celui de l’Allemagne resta stable durant cette période[[Ibid.]].
Aujourd’hui, après une récente baisse, les taux de criminalité des États-Unis sont passés en dessous de la moyenne internationale. Pourtant, ce pays affiche fièrement un taux d’incarcération six à dix fois supérieur à celui des autres pays industrialisés[[Ibid., p. 20.]], et cette hausse est directement imputable à la guerre contre la drogue.
La dure réalité est que, pour des raisons presque sans rapport avec les véritables caractéristiques de la criminalité, le système judiciaire américain est devenu un système de contrôle social unique dans l’histoire mondiale. L’ampleur de ce système pourrait faire croire qu’il touche la plupart des Américains, mais ses cibles principales sont essentiellement définies sur une base raciale. Le phénomène est d’autant plus étonnant si l’on songe qu’au milieu des années 1970, les plus éminents criminologues prédisaient la fin du système carcéral. De nombreux experts concluaient alors que la prison n’avait aucun effet dissuasif sur la délinquance. Ils constataient que les personnes ayant des opportunités économiques et sociales étaient peu susceptibles de commettre des délits, tandis que celles qui étaient emprisonnées étaient plus susceptibles d’en commettre de nouveau. La meilleure illustration de ce consensus parmi les experts fut la recommandation que la National Advisory Commission on Criminal Justice Standards and Goals fit en 1973 : « Aucun nouvel établissement pour adultes ne doit être construit et les établissements pour mineurs existants devraient être fermés[[National Advisory Commission on Criminal Justice Standards and Goals, Task Force Report on Corrections, Washington, Government Printing Office, 1973, p. 358.]]. » Cette recommandation découlait de ce constat : « Tout ce à quoi la prison et les maisons de correction sont parvenues, c’est à un échec flagrant. Il existe des preuves accablantes que ces institutions créent de la criminalité plutôt qu’elles ne la préviennent[[Ibid., p. 597.]]. »
De nos jours, on trouve souvent loufoques les activistes qui en appellent à un « monde sans prisons ». Il y a quelques décennies, cependant, l’idée que notre société serait meilleure sans prisons, et que la fin des prisons était plus ou moins inévitable, était dominante dans le champ de la criminologie et inspira même une campagne nationale demandant un moratoire sur la construction de prisons. D’après Marc Mauer, le directeur du Sentencing Project, le plus remarquable, rétrospectivement, dans cette campagne pour le moratoire, est le panorama pénitentiaire de l’époque. En 1972, moins de 350 000 personnes étaient incarcérées contre plus de 2 millions aujourd’hui. Le taux d’incarcération était si bas qu’il semblait impossible, pour les partisans du moratoire, que le taux d’incarcération atteigne des niveaux très élevés. « Les partisans du moratoire, avance Mauer, peuvent être excusés d’avoir été si naïfs car l’expansion de la prison qui allait se produire était sans précédent dans l’histoire de l’humanité[[Race to incarcerate, op. cit., p. 17 – 18.]]. »
Les prisons ne sont pas prêtes de disparaître. Et malgré des taux d’incarcération sans précédent dans la communauté africaine-américaine, le monde des droits civiques demeure étrangement silencieux. Si les choses continuent ainsi, un jeune Africain-Américain sur trois fera de la prison, et dans certains villes plus de la moitié des jeunes adultes noirs se trouveront sous main de la justice – en prison, en conditionnelle ou en mise à l’épreuve[[Cette estimation indiquant qu’un homme noir sur trois ira en prison au cours de sa vie est tirée de Thomas P. Boncszar, « Prevalence of imprisonment in the US population, 1974 – 2001 », US Department of Justice, Bureau of Justice Statistics, août 2003. À Baltimore, comme dans de nombreuses grandes villes, la majorité des jeunes Africains-Américains se trouvent actuellement sous main de justice. Voir Eric Lotke, Jason Ziedenberg, « Tipping point : Maryland’s overuse of incarceration and the impact on community safety », Justice Policy Institute, mars 2005, p. 3.]]. Et pourtant, l’incarcération de masse tend à être vue comme une question judiciaire et non comme une question de justice raciale.
L’attention des militants des droits civiques s’est largement focalisée sur d’autres questions, comme la discrimination positive. Le combat pour maintenir ce type de dispositifs dans l’éducation supérieure, et ainsi préserver la diversité dans les universités les plus élitistes du pays, a épuisé l’essentiel des ressources et a dominé le discours sur la justice raciale dans les médias.
Mon expérience personnelle illustre cette évolution. Quand j’ai rejoint l’ACLU, personne n’imaginait que le Racial Justice Project allait se focaliser sur la réforme du système judiciaire. Tout le monde pensait que ce projet consacrerait ses efforts à la défense de la discrimination positive. Peu après avoir quitté l’ACLU, j’ai rejoint le comité directeur du Lawyer’s Committee for Civil Rights de la Bay Area de San Francisco. Cette organisation avait parmi ses priorités essentielles la défense de la justice raciale mais accordait peu d’intérêt à la réforme du système judiciaire.
En janvier 2008, la Leadership Conference on Civil Rights, une organisation composée des dirigeants de plus de 180 organisations des droits civiques, envoya une lettre à ses alliés et à ses soutiens pour les informer d’une vaste initiative visant à établir un historique des votes des membres du Congrès. Il s’agissait de montrer « ce que chaque représentant et sénateur avait voté à propos des questions majeures liées aux droits civiques en 2007, notamment le droit de vote, la discrimination positive, l’immigration, les investitures, l’éducation, les crimes racistes, l’emploi, la santé, le logement et la pauvreté ». La réforme du système judiciaire ne faisait pas partie de cette liste. En octobre 2007, cette même coalition organisa une grande conférence intitulée « Pourquoi nous ne pouvons pas attendre : s’opposer aux reculs dans le domaine des droits civiques ». Cette conférence incluait des groupes de discussion sur la déségrégation des écoles, la discrimination à l’embauche et à l’attribution de logements sociaux, la justice économique, la justice environnementale, les droits des personnes handicapées, l’âgisme et les droits des immigrés. Une fois encore, pas un seul de ces groupes n’était consacré à la réforme du système judiciaire.
Le pouvoir des élus de la communauté africaine-américaine est bien plus décisif que celui des groupes des droits civiques mais eux aussi ignorent le système judiciaire. En janvier 2009 par exemple, le Congressional Black Caucus demanda à des centaines de dirigeants de communautés et d’organisations de leur fournir des informations générales sur leur activité et sur leurs priorités. Il en résulta une liste de plus de 35 sujets dans laquelle la refonte du système judiciaire était absente.
Malgré tout, un travail considérable de réforme du système judiciaire a été entamé. Les militants des droits civiques ont vigoureusement remis en cause certains aspects spécifiques du nouveau système de castes. Un exemple notable est la contestation menée par le Legal Defense Fund de la NAACP contre une opération antidrogue menée à Tulia dans le Texas. En 1999, cette descente de police aboutit à l’incarcération de près de 15 % de la population noire de la ville. Il s’avéra que l’opération était un coup monté, reposant sur le faux témoignage d’un informateur recruté par le shérif de Tulia. Plus récemment, des groupes des droits civiques ont lancé des actions en justice et des campagnes de terrain contre les lois de privation des droits pour les personnes condamnées et se sont vivement opposés aux politiques de « tolérance zéro » liées au crack. De son côté, l’ACLU a développé un programme de justice raciale axé sur le système judiciaire et a lancé un prometteur Drug Law Reform Project. Grâce au militantisme agressif de l’ACLU, de la NAACP et d’autres organisations, le profilage racial est désormais largement condamné, même par des membres de la police qui auparavant le pratiquaient ouvertement.
Malgré ces changements notables, l’ampleur démesurée de la crise ne semble pas être appréciée à sa juste mesure. Aucun mouvement doté d’une base large ne tente de mettre un terme à l’incarcération de masse et aucun effort comparable à ceux employés en faveur de la discrimination positive n’est déployé contre cette incarcération. Au sein de la communauté des droits civiques subsiste encore une tendance à considérer que le système judiciaire n’est qu’une institution de plus infectée par les survivances des préjugés raciaux. En mai 2008 par exemple, sur le site Internet de la NAACP, on pouvait lire que « malgré les victoires passées dans le domaine des droits civiques, les préjugés raciaux imprègnent encore le système judiciaire ». Les visiteurs du site étaient incités à rejoindre la NAACP afin de « protéger les droits civiques durement acquis au cours des trente dernières années ». En visitant ce site, personne ne pouvait apprendre que l’incarcération de masse des Africains-Américains avait déjà mis en pièces la plupart de ces acquis durement gagnés.
Imaginez un instant que dans les années 1940, les organisations des droits civiques et les leaders africains-américains n’aient pas placé le régime ségrégationniste Jim Crow au premier rang de leur programme pour la justice raciale. Cela aurait semblé absurde tant la ségrégation raciale était le moteur du contrôle social racialisé à cette époque. Ce livre avance que l’incarcération de masse est le nouveau Jim Crow et que tous ceux qui se soucient de justice sociale devraient s’engager pleinement dans le démantèlement de ce nouveau système de castes raciales. L’incarcération de masse – et non les attaques contre la discrimination positive ou les problèmes d’application des lois sur les droits civiques – est la manifestation la plus néfaste de la réaction contre le mouvement des droits civiques. Le récit très répandu qui insiste sur la fin de l’esclavage ou de Jim Crow et célèbre le « triomphe sur la race » de la nation avec l’élection de Barack Obama est dangereusement trompeur. Le consensus autour de l’indifférence à la couleur de peau, c’est-à-dire la croyance selon laquelle la race n’a désormais plus d’importance, nous a aveuglés face aux réalités raciales de notre société et a facilité l’émergence d’un nouveau système de castes.
Ma façon de voir le système judiciaire a sans aucun doute beaucoup changé depuis le jour où je suis passé devant cette affiche orange vif agrafée à un poteau téléphonique. Pour moi, le nouveau système de castes est désormais aussi évident que le reflet de mon visage dans un miroir. À l’instar d’une illusion d’optique, dans laquelle l’image incrustée est impossible à voir tant que ses contours n’ont pas été repérés, le nouveau système de castes se tapit, invisible, dans le labyrinthe des rationalisations que nous avons développé pour expliquer la persistance des inégalités raciales. Il est possible, et même plutôt facile, de ne jamais voir cette réalité incrustée. Ce n’est qu’après des années passées à travailler sur la réforme du système judiciaire que ma perspective a finalement changé, et que l’inflexible système de castes m’est lentement apparu. Jusqu’à devenir évident. Il me semble curieux, désormais, de n’avoir pas réussi à le voir avant.
Connaissant la difficulté à voir ce que la plupart des gens s’acharnent à nier, je m’attends à ce que ce livre soit accueilli avec scepticisme, dans le meilleur des cas. Certains trouveront que la caractérisation de l’incarcération de masse comme un « système de castes raciales » est exagérée, voire hyperbolique. Oui, nous avons sans doute des « classes » aux États-Unis, vaguement divisées en classes supérieures, moyennes, inférieures, et nous avons peut-être même une « sous-classe » (« underclass ») (un groupe tellement exclu de la société dominante qu’il est hors de portée du mythique ascenseur social), mais, diront-ils, nous n’avons rien dans ce pays qui ressemble à une « caste ».
L’objectif de ce livre n’est pas de s’aventurer dans les vifs débats qui agitent depuis longtemps la littérature universitaire à propos de ce mot. Dans ce livre, j’utilise le terme de caste raciale de la façon dont il est communément utilisé pour désigner un groupe racial stigmatisé confiné dans une position inférieure par les lois et les coutumes. Jim Crow et l’esclavage étaient des systèmes de castes. Tout comme l’actuel système d’incarcération de masse.
Afin de comprendre la nature fondamentale de ce nouveau système de castes, il peut être utile de considérer le système judiciaire non pas comme un système indépendant mais plutôt comme une passerelle dans un système plus large de stigmatisation raciale et de marginalisation permanente. Ce système, que l’on appellera ici l’incarcération de masse, n’enferme pas uniquement des personnes derrière les barreaux de véritables prisons, mais également derrière des barreaux et des murs virtuels. Le terme d’incarcération de masse ne renvoie pas uniquement au système judiciaire mais également au réseau plus large de lois, de règlements, de politiques et de coutumes qui contrôle ceux qui sont étiquetés criminels, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des prisons. Une fois libérés, les ex-détenus pénètrent dans un monde occulte de discrimination légale et d’exclusion sociale permanente. Ils sont membres de la nouvelle sous-caste de l’Amérique.
Le mot de caste pourra sembler étrange ou inhabituel à certains. Les discussions publiques sur les castes raciales en Amérique sont relativement rares. Nous évitons de parler de castes dans notre société car nous avons honte de notre histoire raciale. Nous évitons également de parler de race. Nous évitons même de parler de classe. La réticence à discuter de la classe tient en partie à la tendance à imaginer que l’appartenance de classe reflète le caractère d’une personne. Un des éléments centraux de la façon dont l’Amérique appréhende la classe est la croyance, constamment infirmée, que n’importe qui, avec suffisamment de discipline et de volonté, peut s’élever des classes inférieures à une classe supérieure. Nous reconnaissons que la mobilité sociale peut être difficile, mais l’élément central de notre propre représentation collective est l’idée que l’ascension sociale est toujours possible, et ainsi que l’échec de quelqu’un à s’élever reflète son caractère. Par extension, l’échec d’un groupe racial à s’élever façonne très négativement l’image du groupe tout entier.
Ce qui est oublié dans les rares débats publics consacrés aujourd’hui à la détresse des Africains-Américains est le fait qu’un grand pourcentage d’entre eux ne sont pas libres de s’« élever ». Non seulement ils manquent d’opportunités, fréquentent des écoles misérables et sont frappés par la pauvreté. Mais les lois, et les institutions auxquelles ils ont affaire, leur interdisent encore cette ascension. Pour dire les choses clairement : le système de contrôle actuel confine un large pourcentage de la communauté africaine-américaine en dehors de la société et de l’économie dominantes. Le système opère à travers les institutions judiciaires mais il fonctionne plus comme un système de castes que comme un système de contrôle de la criminalité. Dans cette perspective, ladite « sous-classe » doit plutôt être définie comme une sous-caste : une caste inférieure d’individus que la loi et les coutumes excluent de façon permanente de la société dominante. Bien que ce nouveau système de contrôle social racialisé prétende être indifférent à la couleur de peau, il crée et maintient la hiérarchie raciale comme le faisaient les systèmes de contrôle antérieurs.
Cette idée peut étonner au vu de l’élection de Barack Obama. Et beaucoup se demanderont comment une nation qui vient d’élire son premier président noir pourrait avoir un système de castes raciales. C’est une question légitime. Mais comme nous l’expliquons dans le chapitre 6, à l’ère de l’indifférence à la couleur de peau, il n’y a pas la moindre contradiction entre l’élection de Barack Obama et l’existence d’un système de castes raciales. Le système de contrôle actuel dépend des exceptions noires ; ces dernières ne le disqualifient ou ne le sapent pas. D’autres se demanderont comment un système de castes raciales peut exister alors que la plupart des Américains, de toutes les couleurs, s’opposent à la discrimination raciale et font leur l’indifférence à la couleur de peau. Comme nous le verrons dans les pages qui suivent, les systèmes de castes raciales ne requièrent pas d’hostilité raciale ou de haine explicite pour prospérer. Ils ont seulement besoin d’indifférence raciale, comme Martin Luther King Jr. le signalait il y a plus de quarante-cinq ans.
Les décisions prises récemment par certains États, notamment celui de New York, d’abroger ou d’amoindrir les lois sur les peines plancher pour les délits liés à la drogue ont conduit certains à croire que le système de contrôle racial décrit dans ce livre est en voie de disparition. À mon sens, une telle conclusion est une sérieuse erreur. La plupart des États qui sont revenus sur leurs sévères politiques pénales ne l’ont pas fait par souci des vies et des familles détruites par ces lois ou de la dimension raciale de la guerre contre la drogue, mais dans le but de réduire leur budget. En d’autres termes, l’idéologie raciale qui a donné naissance à ces lois demeure largement intacte. Un changement de conjoncture économique ou une hausse des taux de criminalité pourraient facilement se traduire par un revers de fortune pour ceux qui commettent des délits liés à la drogue, en particulier s’ils sont perçus comme étant noirs ou latinos. Ce qu’il est également important de comprendre est qu’une simple réduction de la longueur des peines ne perturbe pas l’architecture fondamentale du nouveau Jim Crow. Aussi longtemps qu’un grand nombre d’Africains-Américains continueront à être arrêtés et étiquetés comme drug criminals, ils continueront à être relégués à un statut de seconde classe permanent après leur libération, indépendamment du temps passé derrière les barreaux. Le système d’incarcération de masse est fondé sur la marque de la prison, pas sur le temps passé en prison.
Le scepticisme face à ces affirmations est justifié. Il existe sans aucun doute d’importantes différences entre l’incarcération de masse, Jim Crow et l’esclavage. L’incapacité à reconnaître des différences significatives, ainsi que leurs implications, desservirait le discours de justice raciale. Cependant, beaucoup de ces différences ne sont pas aussi prononcées qu’elles peuvent le paraître à première vue ; d’autres permettent d’illustrer les modalités à travers lesquelles les systèmes de contrôle racialisé sont parvenus à se transformer, à évoluer et à s’adapter aux changements de contexte politique, social, législatif à travers le temps. En fin de compte, je pense que les similarités entre ces systèmes de contrôle surpassent leurs différences et que l’incarcération de masse, comme ses prédécesseurs, a été largement immunisée contre sa contestation juridique. Si l’on admet la validité de cet argument, les implications sont profondes pour le militantisme et la justice raciale.
Avec le recul nous pouvons affirmer qu’une politique fondée uniquement sur des réformes parcellaires et des actions en justice aurait été une méthode futile pour démanteler le régime de ségrégation Jim Crow. Ces stratégies avaient certainement leur place, mais le Civil Rights Act de 1964 et le tournant culturel concomitant n’auraient jamais pu se produire sans la maturation d’une conscience politique critique au sein de la communauté africaine-américaine et sans l’activisme stratégique et étendu qui en découla. De même, l’idée que le nouveau Jim Crow pourrait être démanteler en ayant recours aux traditionnelles stratégies juridiques et réformistes déconnectées d’un mouvement social majeur est profondément erronée.
Cependant, un tel mouvement est impossible si les plus engagés dans l’abolition de la hiérarchie raciale continuent à parler et agir comme si un système de castes raciales appuyé par l’État n’existait plus. Si nous continuons à nous bercer avec les mythes répandus sur le progrès racial, ou pire encore, si nous nous disons que le problème de l’incarcération de masse est trop grand, trop intimidant pour que nous puissions y faire quelque chose et que nous devrions plutôt consacrer notre énergie à des batailles plus faciles à gagner, l’histoire nous jugera sévèrement. Un cauchemar pour les droits humains est en train de se produire sous nos yeux.
Si nous espérons un jour abolir le nouveau Jim Crow, un nouveau consensus social doit être forgé au sujet de la race et de son rôle dans la définition des structures fondamentales de notre société. Ce nouveau consensus doit commencer par un dialogue, une discussion qui nourrisse une conscience critique, un préalable crucial à toute véritable transformation sociale. Ce livre tente de s’assurer que cette discussion ne se finira pas sur un rire nerveux.
Il est impossible d’écrire un livre relativement court qui explorerait tous les aspects du phénomène de l’incarcération de masse et ses implications pour la justice raciale. Ce livre ne s’y est pas essayé. Il dresse un tableau à grands traits, et de ce fait beaucoup de questions importantes n’ont pas reçu l’attention qu’elles méritent. Par exemple, on trouvera peu de choses sur l’expérience particulière des femmes, des Latinos et des immigrés dans le système judiciaire, et ce bien que ces groupes soient particulièrement exposés aux pires abus et à des souffrances qui sont importantes et spécifiques. Ce livre se focalise sur l’expérience des hommes africains-américains dans le nouveau système de castes. J’espère que d’autres universitaires et militants reprendront le livre là où il s’arrête et développeront une critique plus approfondie ou appliqueront les thématiques esquissées ici à d’autres groupes et d’autres contextes.
L’objectif de ce livre, son seul objectif, est d’ouvrir une discussion indispensable sur le rôle du système judiciaire dans la création et la perpétuation d’une hiérarchie raciale aux États-Unis. Le destin de millions de personnes, en réalité le destin de la communauté noire elle-même, dépendra de la disposition de ceux qui se soucient de justice raciale à réexaminer leurs présupposés sur le rôle du système judiciaire. Le fait que dans de nombreuses grandes villes américaines, plus de la moitié des jeunes hommes noirs soient actuellement sous le contrôle du système judiciaire ou traînent un casier judiciaire, n’est pas, comme beaucoup l’avancent, un simple symptôme de la pauvreté ou de mauvais choix, mais plutôt la preuve qu’un nouveau système de castes raciales est à l’œuvre.
Le chapitre 1 revient brièvement sur l’histoire du contrôle social racialisé aux États-Unis, en répondant à cette question essentielle : comment en sommes-nous arrivés là ? Ce chapitre décrit le contrôle des Africains-Américains à travers des systèmes de castes raciales, comme l’esclavage et Jim Crow, qui à chaque fois semblent s’éteindre mais renaissent aussitôt sous une nouvelle forme, adaptée aux besoins et aux contraintes de l’époque. Comme nous le verrons, une certaine structure caractérise la naissance et la mort des castes raciales en Amérique. À chaque fois, les plus fervents partisans de la hiérarchie raciale ont réussi à créer de nouveaux systèmes de castes en déclenchant l’effondrement des résistances dans l’ensemble de l’éventail politique. Ce tour de force est accompli en grande partie en en appelant au racisme et la vulnérabilité des Blancs des classes inférieures, un groupe désireux de s’assurer qu’il ne se trouvera jamais piégé en bas du totem américain. Ce modèle qui remonte à l’époque de l’esclavage, a encore donné naissance à un nouveau système de castes raciales aux États-Unis : l’incarcération de masse.
Le chapitre 2 décrit de façon relativement détaillée la structure de l’incarcération de masse, en évoquant plus particulièrement la guerre contre la drogue. Dans cette guerre, peu de règles juridiques restreignent l’activité de la police, et d’énormes incitations financières ont été accordées aux forces de l’ordre pour procéder à des arrestations massives en adoptant des tactiques militarisées. Une fois aspiré par le système, les chances d’être véritablement libre un jour sont minces, presque inexistantes la plupart du temps. Les accusés sont habituellement privés d’une véritable représentation juridique, poussés à opter pour le plaider-coupable face à la menace de longues peines de prison puis placés sous contrôle, en prison, en mise à l’épreuve ou en conditionnelle. Après leur libération, les ex-détenus sont discriminés, en toute légalité, pour le restant de leur vie et la plupart finissent par retourner en prison. Ce sont les membres de la nouvelle sous-caste américaine.
Le chapitre 3 s’intéresse au rôle de la race dans le système judiciaire américain. Il décrit une folie méthodique permettant qu’un système judiciaire en théorie racialement neutre parvienne à arrêter et incarcérer un nombre extraordinaire d’hommes noirs et latinos, alors qu’ils ne sont pas plus susceptibles de se rendre coupables de délits liés à la drogue, et de nombreux autres types délits, que les Blancs. Ce chapitre tord le cou à l’idée que le taux d’incarcération des hommes noirs peut être expliqué par les taux de criminalité et pointe du doigt les profondes disparités raciales existant à chaque étape du processus judiciaire, de l’interpellation initiale, la fouille et l’arrestation au plaider-coupable et la condamnation. En résumé, ce chapitre explique comment les règles juridiques qui structurent le système garantissent des résultats discriminatoires.
Le chapitre 4 se penche sur la façon dont le système de castes opère une fois que les gens sortent de prison. À bien des égards, la libération ne constitue pas le début de la liberté mais plutôt une nouvelle phase cruelle de stigmatisation et de contrôle. Une multitude de lois, de dispositions et de règlements discriminent les personnes condamnées et empêchent efficacement une véritable réinsertion dans l’économie et la société dominantes. Je soutiens que la honte et la stigmatisation attachées à la « marque de la prison » sont, à bien des égards, plus néfastes pour la communauté africaine-américaine que la honte et la stigmatisation que produisait Jim Crow. La criminalisation et la diabolisation des hommes noirs a tourné la communauté noire contre elle-même, détruisant les liens communautaires et familiaux, décimant les réseaux d’entraide et intensifiant la honte et la haine de soi dont fait l’expérience l’actuelle caste de parias.
Les nombreux parallèles entre l’incarcération de masse et Jim Crow sont explorés dans le chapitre 5. Le plus évident d’entre eux est la discrimination légalisée. Tout comme Jim Crow, l’incarcération de masse marginalise de larges segments de la communauté africaine-américaine, les ségréguant physiquement (dans les prisons et les ghettos) avant d’autoriser la discrimination à leur encontre, dans les domaines du droit de vote, de l’emploi, du logement, de l’éducation, des prestations sociales et des jurys. L’appareil judiciaire fédéral a efficacement immunisé le système actuel contre sa contestation sur la base de l’invocation de biais raciaux, tout comme les systèmes de contrôle précédents étaient protégés et soutenus par la Cour suprême. Pourtant, les parallèles ne s’arrêtent pas là. Comme Jim Crow, l’incarcération de masse contribue à définir le sens et l’importance de la race en Amérique. En effet, le stigmate de la criminalité fonctionne en grande partie comme le stigmate racial. Il trace une frontière légale, sociale et économique entre « eux » et « nous ». Le chapitre 5 explore également certaines différences entre l’esclavage, Jim Crow et l’incarcération de masse : tandis que cette dernière est conçue pour entasser une population considérée comme superflue, non nécessaire au fonctionnement de la nouvelle économie globale, les systèmes de contrôle antérieurs étaient destinés à exploiter et contrôler la force de travail noire. En outre, ce chapitre évoque l’expérience des Blancs dans ce nouveau système de castes ; bien qu’ils ne soient pas les cibles principales de la guerre contre la drogue, ils en ont également été victimes. Enfin, ce chapitre répond aux sceptiques pour qui l’incarcération de masse ne peut être considérée comme un système de castes raciales car beaucoup de politiques de « tolérance zéro » sont soutenues par des Africains-Américains. Ces affirmations, comme je le souligne, ne sont pas plus convaincantes que les arguments avancés, par des Blancs et des Noirs, il y a une centaine d’années, selon lesquels la ségrégation raciale reflétait simplement la « réalité » et non une quelconque animosité raciale ; arguments selon lesquels, pour leur bien les Africains-Américains ne devaient pas contester le système Jim Crow mais chercher à s’améliorer en son sein. Tout au long de notre histoire, il y a eu des Africains-Américains qui, pour des raisons diverses, ont défendu ou se sont rendus complices du système de contrôle en vigueur.
Le chapitre 6 réfléchit sur ce que la reconnaissance de l’existence du nouveau Jim Crow implique pour le militantisme pour les droits civiques. Je soutiens qu’à l’exception d’un large mouvement social, rien ne parviendra à démanteler le nouveau système de castes. Des réformes significatives pourraient être obtenues sans un tel mouvement, mais tant que le consensus public soutenant le système actuel n’aura pas été bouleversé, sa structure fondamentale demeurera intacte. Pourtant, construire un large mouvement social ne suffit pas. Il ne suffit pas de persuader l’électorat que nous avons eu excessivement recours à l’incarcération ou que la consommation de drogue est un problème de santé publique et pas un délit. Si le mouvement de contestation échoue à affronter ouvertement le rôle crucial de la race dans la structure fondamentale de notre société, et s’il échoue à forger une éthique du souci de l’autre, de compassion et d’attention à tout être humain, quelle que soit sa classe, sa race, sa nationalité, donc en incluant les Blancs pauvres souvent dressés contre les pauvres de couleur, alors la fin de l’incarcération de masse ne signifiera pas la mort des castes raciales en Amérique. Inévitablement, un nouveau système de contrôle social racialisé émergera. Aucune tâche n’est plus urgente pour les militants de la justice raciale que de s’assurer que l’actuel système de castes raciales soit le dernier.