Du journalisme en batterie

Joseph Kes­sel ? Rys­zard Kapus­cins­ki ? Albert Londres ? Loin des tri­bu­la­tions des grandes figures du jour­na­lisme, le quo­ti­dien d’un tra­vailleur de la presse res­semble davan­tage à celui d’un ouvrier à la chaîne. Exploi­ta­tion, déqua­li­fi­ca­tion, dépos­ses­sion : témoi­gnage d’une jour­na­liste précaire.

Jeune jour­na­liste et — presque tau­to­lo­gi­que­ment — pré­caire, je mul­ti­plie les CDD au sein d’un jour­nal qui aligne les édi­tos mora­li­sa­teurs sur la mul­ti­pli­ca­tion des CDD et les unes choc sur les inégalités.

Après tout, une entre­prise de presse est « une entre­prise comme les autres ». La for­mule a été lan­cée et répé­tée par la direc­tion de la rédac­tion de mon jour­nal lorsqu’il s’agissait d’annoncer une réduc­tion des coûts. On connaît le contexte éco­no­mique morose de la presse. On croi­se­ra donc dans les cou­loirs de ce jour­nal d’obédience sociale-démo­crate de plus en plus de variables humaines d’ajustement : pigistes per­ma­nents, CDD embau­chés illé­ga­le­ment sur des postes de CDI, sta­giaires payés 3,60 euros de l’heure, mais-il-y-a-quand-même-des-tickets-resto.

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Dire oui

C’est dans la rédac­tion web de cette « entre­prise comme les autres » que je tra­vaille. Ici se pra­tique le jour­na­lisme en bat­te­rie : dans cet open-space les sala­riés (les plus jeunes et les moins bien payés de la rédac­tion) ne mettent le nez dehors que pour prendre le métro le soir, ou à l’occasion d’une pause cigarette.

Et comme un site d’info en conti­nu doit être ali­men­té de 6 heures le matin à 23 heures le soir, c’est nous qui nous y col­lons. Com­bien de fois un rédac­teur en chef est-il venu me deman­der de sacri­fier une soi­rée ou un week-end pour rat­tra­per une erreur de plan­ning ? Et com­ment refu­ser lorsque ce rédac­teur en chef est celui qui peut déci­der d’une recon­duc­tion de contrat ?

La pré­ca­ri­té est une ser­vi­li­té, qu’on nous a bien ensei­gnée en école de jour­na­lisme. En plus d’avoir, comme c’est écrit sur les bro­chures des écoles, « conscience des réa­li­tés du métier » (com­pre­nez : rien ne va), il faut être prêt à dire « oui » à tout. « Arri­ver le cou­teau entre les dents », comme m’avait dit un jour un inter­ve­nant pen­dant un cours de radio. Ne pas comp­ter ses heures, car le jour­na­lisme est une « pas­sion », une « voca­tion », et que si vous flan­chez, l’armée des zom­bies pré­caires qui peine à bou­cler ses fins de mois se jet­te­ra sur votre job. En par­cou­rant un énorme Manuel de jour­na­lisme rédi­gé par Yves Agnès, ancien rédac­teur en chef du Monde et direc­teur du Centre de for­ma­tion des jour­na­listes (CFJ), une des écoles les plus cotées, j’avais ain­si appris qu’un des pré­re­quis à l’exercice de la pro­fes­sion de jour­na­liste était « la dis­po­ni­bi­li­té […] à l’inverse de tout esprit ‘fonc­tion­naire’». Mer­ci pour eux.

Recycler pour remplir

Quel déca­lage entre la belle vitrine du « métier-pas­sion », lus­trée par la confré­rie, et la réa­li­té ! Le jour­na­lisme tel qu’il est pra­ti­qué dans bien des rédac­tions, est une coquille vide. Sou­vent, nous nous conten­tons de rem­plir des pages.

Dans cette logique de « flux conti­nu », les rédac­teurs en chef nous ont par exemple deman­dé durant plu­sieurs mois de main­te­nir en vie un « direct » en publiant toutes les dix minutes un petit article. Pas une infor­ma­tion nou­velle (que nous n’aurions de toute façon pas eu le temps de cher­cher), mais des dépêches prêtes à reco­pier, pro­duites par l’Agence France Presse, ou pêchées sur d’autres sites d’info et non véri­fiées par nos soins. L’absurdité du modèle a fini par appa­raître aux yeux de la direc­tion en chef, qui l’a assou­pli, en
conser­vant tou­te­fois l’objectif prin­ci­pal : pro­duire du conte­nu en quan­ti­té, non en qualité.

Autre obses­sion des rédac­tions en chef : ne pas pas­ser à côté d’une infor­ma­tion qui aurait été don­née chez « la concur­rence ». Regar­der ce qui se fait chez le voi­sin est une démarche saine. Elle l’est moins lorsqu’elle nous contraint à pas­ser la jour­née à scru­ter les chaînes et sites d’info, et à faire ce qu’on appelle des « reprises », c’est-à-dire une pure et simple refor­mu­la­tion des articles des autres.

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Journalistes d’en bas, journalistes d’en haut

Ce sys­tème de pro­duc­tion de l’information monte les sala­riés les uns contre les autres, rédui­sant de fait leur capa­ci­té de mobi­li­sa­tion. N’y voyez pas un com­plot de la direc­tion ou des action­naires — plu­tôt un effet secon­daire bien utile pour eux.

Voi­ci le méca­nisme : en période de disette, les rédac­tions web sont mises sous pres­sion, tenues d’augmenter la cadence pour s’assurer des audiences qui doivent per­mettre d’attirer les annon­ceurs et leur argent. La direc­tion du jour­nal fera pas­ser les ordres : « de l’audience ! » Les jeunes sou­tiers dont je fais par­tie s’exécuteront en met­tant en ligne des vidéos de pan­das mignons. Puis les repor­ters des­cen­dront d’un étage pour venir s’indigner bruyam­ment de ces pra­tiques désho­no­rantes : « Qui a osé publier ça ? »

Le fos­sé se creuse entre la rédac­tion web du jour­nal et la rédac­tion papier, qui devient une sorte d’aristocratie édi­to­riale. Tan­dis que nous ali­men­tons le flux, eux peuvent encore — dans des condi­tions qui se dégradent de plus en plus — aller sur le ter­rain, prendre le temps de construire des récits. Ce qui devait être un abou­tis­se­ment de car­rière s’éloigne de plus en plus. Cela pose la ques­tion de l’avenir de la pro­fes­sion. Com­ment le pré­pare-t-on ? En can­ton­nant les nou­veaux entrants à du jour­na­lisme de bureau où le déve­lop­pe­ment de leurs qua­li­tés et de leurs com­pé­tences est lar­ge­ment entravé.

Le désenchantement

Nous connais­sons les effets de la course à l’audience sur la qua­li­té de l’information, mais aus­si sur le contrat social qui unit les jour­na­listes aux quelques lec­teurs qui leur res­tent : « On fait plus du diver­tis­se­ment que de l’info, regret­tait un soir un confrère. Si au moins c’était assu­mé auprès des lecteurs… »

Dans les rangs des jeunes jour­na­listes enfer­més dans le pré­ca­riat et som­més de tout sacri­fier pour un emploi qui n’a plus de jour­na­lisme que le nom, le déca­lage crée un malaise pro­fond. Si tous les confrères qui ont un soir, autour d’un verre, évo­qué l’écriture d’un livre sur « la perte de sens » du métier de jour­na­liste allaient au bout de leur pro­jet, la lit­té­ra­ture sur le sujet serait remar­qua­ble­ment riche.

Marine Albert
Article publié dans L’Intérêt géné­ral #1 — Les médias (décembre 2016)