par Noémie Coppin
Alors que la France célèbre l’abolition de l’esclavage, la fondation Frantz Fanon et le Front uni de l’immigration et des Quartiers populaires organisent une tournée un peu particulière. Le jeudi 10 mai 2012, à Lille, après Lyon et Paris, et avant à Marseille, les enfants de ces trois grands hommes viennent à la rencontre des Français, non pas pour commémorer de façon nostalgique leur mémoire, mais plutôt pour transmettre leurs leçons de réflexion et d’actions, pour les luttes actuelles.
Fanon, symbole de l’internationalisme et de l’unité africaine, alors même qu’aujourd’hui les grandes puissances continuent d’opprimer et de piller ce continent qui a souffert de l’esclavage, de la colonisation. Fanon qui a pensé le racisme comme système, entretenu à cause des relations inégales entre pays dominants et dominés. Qui a également pensé le phénomène identitaire, en expliquant que lorsque le Noir est humilié, nié, opprimé, la première étape pour reconquérir ses droits, c’est de se réaffirmer en tant que Noir, être fier d’être noir. Il nous éclaire aujourd’hui pour lire la réalité française.
Malcolm, qui a progressé de la révolte à la compréhension du monde, qui s’est rendu compte que la domination de sa communauté était en lien avec la domination de l’ensemble des dominés de la planète, qui n’a eu de cesse de casser les logiques argumentaires qui justifient les dominations.
Biko, fondateur de la conscience noire en Afrique du Sud, qui a compris qu’après l’arrestation de Nelson Mandela, il fallait travailler à l’auto-organisation des communautés noires pour être forts face aux dominants.
C’est en ces mots que Saïd Bouamama, sociologue et membre du Front uni de l’immigration et des Quartiers populaires, retrace l’apport précieux de ces trois penseurs. Avant d’insister sur la raison d’être de cette tournée : “Cette société ne changera que si nous sommes capables de créer du rapport de force pour la faire changer. Ces trois penseurs représentent une période de l’histoire de l’humanité pendant laquelle l’espoir d’une émancipation mondiale était présent. On assiste aujourd’hui au retour des guerres impérialistes en Afghanistan, en Côte d’Ivoire, au Mali. Partout, on nous dit que c’est l’Occident impérialiste qui peut libérer nos peuples. Mais il ne peut y avoir d’émancipation octroyée”.
Ces trois penseurs sont donc aujourd’hui d’une actualité brûlante. Que retenir de leur pensée et de leur engagement aujourd’hui ? Comment nous aident-ils à lire le monde actuel ? Leurs enfants tentent de répondre à la question.
Quittons cette Europe qui n’en finit pas de parler de l’homme tout en le massacrant partout où elle le rencontre. À tous les coins de ses propres rues, à tous les coins du monde
Frantz Fanon
Mireille Mendès-France Fanon, fille de Frantz Fanon
La tournée est organisée par le Front uni des quartiers populaires. Actuellement, les quartiers populaires, en France comme ailleurs, sont marginalisés, exclus. Et Fanon, Biko ou Malcolm X n’ont jamais parlé d’autre chose que de l’exclusion des personnes. Les personnes privées d’État, de droits civils ou politiques, ou annihilées par une politique d’apartheid. Et quoi que fassent ou disent ces habitants des quartiers, issus de l’immigration, cela ne semble jamais suffisant. Toujours plus de preuves d’intégration sont à apporter. Est-ce qu’on va continuer, sans arrêt, à montrer que nous sommes assimilables, intégrables, digérables ? Il nous faut dire que nous sommes là, simplement, avec nos histoires, celles de nos parents, celles de nos grands-parents. Et réfléchir ensemble pour définir des notions telles que la République, ou la laïcité, qu’on nous oppose sans cesse.
Aujourd’hui, des jeunes comme Trevor Martin, aux États-Unis, sont tués et leurs assassins sont libérés car il a le droit de “nettoyer son territoire”. Aujourd’hui, les Palestiniens sont privés de leur État parce que les Occidentaux ont besoin d’un État qui les préserve du “péril” arabe et musulman. Au nom d’une crise financière mondiale, on continue à imposer aux peuples des mesures drastiques qui les mènent dans la misère. C’est bien contre tout cela que nos pères se sont battu.
Fanon s’est engagé dans l’armée de libération de la France libre. Né en Martinique, il pensait que son devoir de citoyen français était de s’engager pour combattre l’ennemi nazi. Rapidement, il a déchanté. Quand ils sont arrivés, ils ont été envoyés en Algérie où Fanon s’est retrouvé avec les tirailleurs sénégalais. Il a ensuite été envoyé en Alsace, et s’est aperçu que sur place, les paysans alsaciens n’en avaient rien à faire. Son second engagement était sur le plan professionnel. En tant qu’étudiant en médecine à Lyon, il s’est engagé dans l’étude de la psychiatrie. Il s’est retrouvé interne dans un grand hôpital en Lozère. Pendant la guerre, l’hôpital était tenu par un ancien républicain espagnol qui avait introduit des méthodes de travail avec les malades mentaux basées sur la psychothérapie institutionnelle. L’idée était de faire tomber toutes les portes qui enfermaient les personnes dans leur maladie, de façon à les mettre en relation avec le reste du monde. C’est là que Fanon a été confronté à la folie, posée différemment. Il s’agissait de voir ce que disait la folie d’un homme sur un système, sur les dysfonctionnements de la société. Et non l’inverse. Cela l’a amené à réfléchir aux différentes formes de l’aliénation. Non seulement personnelle, mais aussi sociale, politique, dans les rapports de hiérarchie, etc.
Un de ses premiers postes a été au sein de l’hôpital de Blida, en Algérie. Cela ne l’a pas trop dépaysé, puisqu’il connaissait déjà la domination des Blancs en Martinique. Il avait affaire à des gens colonisés et torturés, et à des colonisateurs tortionnaires. Quand le FLN est venu lui demander de venir soigner ses blessés dans les montagnes, il a accepté, en continuant à travailler sur la désaliénation de l’homme malade. Et ce que Fanon disait du racisme, de la colonisation, de la domination, de l’aliénation, c’est malheureusement toujours actuel. En France, il y a une recrudescence et une dé-complexification du racisme qui s’est maintenant instituée en racisme d’État avec toutes les lois xénophobes que nous avons. Son analyse du voile est aussi actuelle. Quand il nous parle de ce qu’est l’ONU lors de l’assassinat de Lumumba, c’est aussi très éclairant. L’ONU ne servant que les dominants, pour permettre aux plus riches de s’enrichir. Il nous pousse, encore aujourd’hui, à réfléchir au type de monde que nous voulons.
Fanon est arrivé au début de la décolonisation, lorsqu’en 1955, à Bandung, les peuples se sont réunis et ont dit qu’ils ne voulaient plus de cet ordre de misère, cet ordre raciste, ils revendiquaient l’autodétermination. Cinquante ans plus tard, il y a une re-colonisation du monde, un racisme effronté, aux États-Unis et même en Afrique où des élites qui ont l’esprit formaté comme les Blancs produisent du racisme entre les Africains. Cinquante ans après Bandung donc, l’émancipation des peuples n’est toujours pas acquise.
Doit-on continuer de se justifier sur l’abattage de la viande hallal ou penser vraiment les problèmes du monde autrement que par la division ? On nous parle de dignité humaine, mais nous sommes l’humanité. Nul besoin de nous diviser. Nous revendiquons le droit à la dignité humaine, le droit à la non-discrimination, et pour l’ensemble des peuples, le droit à l’égalité. On ne peut plus accepter d’être maintenus sous domination. Nous sommes assez forts, car nous ne sommes pas juste ici : nous sommes en Afrique, nous sommes au Mali où ils veulent faire une partition du pays, nous sommes en Libye où ils ont permis une intervention illégale au regard du droit international, nous sommes au Soudan où la partition a été effectuée en toute violation du droit international, nous sommes à Mayotte qui devrait être restituée à la grande Comores depuis 1974 alors que la France refuse de le faire, nous sommes avec tous les migrants qui sont presque la nouvelle forme d’esclavage aujourd’hui. Nous sommes tous des migrants. Même si l’on peut un peu respirer avec le nouveau président, nous devons être là et montrer que les combats de nos pères ne sont toujours pas achevés.
L’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé
Steve Biko
Nkosinathi Biko, fils de Steve Biko
J’ai eu deux expériences malheureuses en France, et je m’étais promis de ne plus y revenir. La première, c’était lors d’une conférence à Nantes. Les procédures mises en place par la Droite nous ont causés du tort et l’ambassade d’Afrique du Sud nous a conseillé de quitter la ville. Par la suite, j’ai eu des expériences négatives, à connotation raciste, à l’aéroport. C’est Mireille France Fanon qui m’a convaincu de revenir pour cette tournée. Nous sommes les enfants de cet héritage, de cette histoire, mais nous sommes aussi des activistes, des militants.
Je représente la fondation Steve Biko, qui porte trois objectifs. Atteindre le leadership au niveau local, faire la promotion du dialogue public, particulièrement autour des sujets les plus brûlants de l’actualité démocratique, et enfin disséminer l’information pour la jeunesse sud-africaine. L’héritage de Steve Biko est celui de la longue lutte du peuple sud-africain. Notre expérience du racisme et de la discrimination a commencé à partir de 1652. Puis, elle s’est accélérée dans les années 1880 par la découverte de l’or et du diamant à Johannesbourg. Dans les années 1910, la majorité de la population noire sud-africaine a été dépossédée de ses terres. Steve Biko est né en 1946, juste après le début de l’apartheid. Dans les années cinquante, le parti national a gagné les élections en Afrique du Sud et a mis en place un certain nombre de lois qui ont dépossédé les populations sud-africaines de leurs droits les plus élémentaires. Ils ont fait voter la loi sur la terre, la loi sur les communautés qui déterminait où les gens devaient habiter, la loi sur l’éducation bantoue, la loi sur le travail réservé et beaucoup d’autres. L’histoire de la résistance à ces lois a pris trois formes. La première a été engagée par l’ANC, associé à la figure de Nelson Mandela. La deuxième figure est le Congrès panafricain, et la troisième, le Mouvement de la conscience noire créé par Steve Biko. Ce mouvement a été formé à partir de luttes qui ont eu lieu sur le continent africain. Steve Biko connaissait alors les luttes menées par Frantz Fanon et Malcolm X. Ce mouvement a émergé à partir de la situation d’oppression que vivaient les Sud-Africains. Quand Mandela a été emprisonné, en 1962, la communauté noire est restée sans leader. Cette période a été dominée par la politique libérale du gouvernement sud-africain, orientée vers les intérêts de la population blanche. La communauté noire a cédé son pouvoir politique. Le premier combat du Mouvement de la conscience noire a été de reconstruire une identité propre à la communauté noire. Ces personnes étaient exposées à la répression de l’apartheid et ce sont eux qui étaient donc à même d’apporter la réponse appropriée. Dans les années 1977 il y a eu un mouvement très fort qui a affecté non seulement le domaine politique mais aussi l’espace culturel, social et beaucoup d’autres. Cela a posé un gros problème au gouvernement sud-africain. Il y eut alors beaucoup de tueries, dont celle de Steve Biko en septembre 1977. Mais l’élan créé par le Mouvement de la conscience noire a redynamisé la lutte contre l’apartheid, dans les années quatre-vingt et jusqu’à la fin dans les années quatre-vingt-dix. En 1990, Nelson Mandela a été libéré, comme beaucoup d’autres leaders, dont des disciples de Steve Biko. Présentés jusque-là comme des terroristes, ils sont devenus les meilleurs espoirs pour le pays. En 1994, une nouvelle démocratie commençait. On a fait l’erreur de penser que c’était la fin de l’apartheid, mais ce n’était que le début de cette fin. Nous avons été célébrés partout comme un pays arc-en-ciel, et on n’a pas pris le temps de s’attaquer au problème de la cohésion sociale. Aujourd’hui encore, on discute autour de ce que ça signifie d’être sud-africain. On est arrivé à la conclusion qu’il fallait célébrer la nation sud-africaine dans toute sa diversité. En quelques jours passés en France, je me rends compte que l’un des défis majeurs posé à cette société, est de savoir ce qu’ ”être Français” signifie. Et on ne peut pas légiférer sur la diversité en dehors de la société, en dehors d’un débat public et franc. Cette discussion doit concerner toutes les identités françaises. Je suis donc heureux d’être ici au moment où un nouveau président est élu, en espérant que ce moment sera mis à profit pour redynamiser ce débat.
Une tasse de café intégrée n’est pas suffisante pour payer 400 ans de travaux forcés
Malcolm X
Malaak Shabazz, fille de Malcolm
Malcolm X est né en 1925 et a été assassiné en 1965. Il n’était pas raciste, mais réaliste. Il avait une position sans compromis contre toutes formes de discrimination et de ségrégation basées sur la race. Il ne jugeait pas les gens sur la couleur de leur peau, mais sur leurs actes et comportements envers les autres. Il croyait que la révolution dont nous avons besoin est la révolution des esprits. Si vous êtes debout pour rien, vous tomberez à la première occasion. Quand mon père a été assassiné, ma mère était enceinte de moi et de ma sœur jumelle. Mais l’héritage de sa philosophie et de ses écrits a laissé une trame à suivre pour tous les militants. J’ai été influencée par ma mère, qui disait toujours qu’il était son professeur. L’auditorium où il a été assassiné s’appelle maintenant le Centre MalcolmX et Betty Shabazz. C’est un mémorial et un centre d’éducation, dont la mission concerne les droits de l’homme et la justice sociale. Pas juste pour les gens d’origine africaine, mais pour tous les gens de couleur qui recherchent la justice. C’est important, car globalement, on a arrêté de parler du racisme et de l’injustice. J’ai visité quelques villages en France, et j’ai vu le racisme qui s’exprime à l’égard des Noirs et des musulmans. On m’a demandé comment je pouvais aider la France, venant d’un pays comme les États-Unis. Je me suis rendu compte que même si les gens nous voient comme le pays de la liberté depuis qu’un président noir a été élu, le racisme n’a pas disparu. Sous la présidence de George Bush, son frère était gouverneur de la Floride. Il a fait voter la loi “stand your ground”, une loi qui a été votée dans neuf États. “Stand your ground” permet aux Blancs qui se sentent menacés par un Noir ou une personne de couleur de le tuer sans être poursuivis. Trevor Martin, un jeune noir américain de 17 ans, qui se baladait avec un soda et des bonbons, s’est fait tirer dessus par un homme blanc en Floride. Et pendant une semaine, personne ne l’a su. Ses parents le cherchaient, ils ont signalé sa disparition à la police. Il était à la morgue, sous identité inconnue, alors même qu’il avait son téléphone portable sur lui. Quand l’affaire a été médiatisée, la communauté noire a été scandalisée, réclamant l’arrestation de l’assassin. Le crime a été décriminalisé car il avait été perpétré par un Blanc sur un Noir. Dans le cas inverse, l’homme noir aurait été mis en prison immédiatement. Une recherche a montré que cinquante autres Noirs désarmés ont été assassinés de la même manière par des hommes blancs. C’est inacceptable qu’un homme noir se fasse tirer dessus juste parce qu’un Blanc ne veut plus le voir dans son quartier. Aujourd’hui, aux États-Unis, les attaques sur les hommes noirs de plus en plus nombreuses. Grâce au mouvement des droits civiques des années soixante et 70, nous avons des organisations qui nous protègent et nous renforcent en tant que minorités. Nous ne nous laissons pas faire. Aux États-Unis, nous avons un formulaire de nationalité, qui distingue : Noir, Blanc, Asiatique, Indien-Américain, et “Autre”. Beaucoup de gens, dans cette case “autre” écrivent juste “Être humain”. Nous avons ce droit d’écrire “Être humain” grâce au mouvement des droits civiques. Un Italien peut dire “je suis un Italien-Américain”, un Chinois peut dire “je suis un Chinois-américain”, un Noir peut dire “je suis un Africain-Américain”. Personne ne va vous dépouiller de votre héritage si vous vivez dans ce pays. Ce pays devient secondaire et votre héritage devient premier. Mes ancêtres étaient en partie des esclaves. Donc je suis américaine, mais je suis aussi africaine. Je ne partirai pas des États-Unis car nous avons construit ce pays, mais je reste africaine. Personne ne peut me retirer cela. Nous avons combattu pour nos droits et pour le droit américain. Nous avons combattu pour avoir le droit de revendiquer notre héritage et de vivre dans un pays en paix. Je pense que toute personne dans le monde devrait avoir le droit de faire la même chose. Ce qui s’est passé dans le passé est un crime contre l’humanité, mais on ne peut aller de l’avant qu’en reconnaissant ce qui s’est passé. Je suis bénie d’avoir une mère comme Betty Shabazz, qui a transformé l’endroit où son mari a été assassiné en un lieu de justice globale et sociale. À travers cette association, nous menons des débats internationaux, nous faisons partie de l’université de Columbia à New York, nous projetons des films indépendants que personne d’autre ne montre et permettons des discussions permises nulle part ailleurs. C’est aussi l’héritage de la pensée de mon père.
Noémie Coppin
Source : africultures